La Mort de notre chère France en Orient/25


XXV

UNE LETTRE DE M. PIERRE LOTI
AU DIRECTEUR DU « FIGARO »


Monsieur le Directeur,

Il m’a été pénible de me voir personnellement pris à partie dans votre journal par M. Hanotaux au sujet des Turcs ; donc, en souvenir de mes bonnes relations d’autrefois avec le Figaro, je viens très confiant faire appel à votre loyauté et vous prier d’insérer cette courte réponse.

« Quelques âmes romantiques, — écrit M. Hanotaux, — ont répandu et entretenu la légende du bon Turc. » (Je ne vois pas bien ce que le mot romantique vient faire là ; l’auteur sans doute a voulu dire romanesque ; d’ailleurs peu importe.) Mais ce qui est clair, c’est que ces quelques âmes ainsi désignées sont, en même temps que moi et ardemment avec moi, nos centaines et nos milliers de combattants de la dernière guerre, qui ont eu pour adversaires les pauvres Turcs et qui tous ne demandent qu’à attester avec admiration leur générosité chevaleresque, leur douceur, leur sollicitude pour les blessés et les prisonniers. Ce sont eux surtout, nos combattants, qui l’ont répandue, cette légende du bon Turc ; qu’on les interroge, qu’on les consulte en plébiscite, ainsi que tous ceux d’entre nous qui ont longuement vécu en Orient, et je suis sûr du résultat de l’enquête comme je suis sûr de la lumière du jour ; en revanche, au sujet des Grecs, ils seront unanimes à crier leur déception, leur dégoût et leur écœurement. Il n’y a pas à traiter de rêveries ces jugements-là ; de bonne foi, on ne peut y voir que des assertions positives de Français qui étaient sur les lieux et qui savent. Le romantique — ou mieux le romanesque — ne semble-t-il pas être plutôt du côté de ces esprits distingués, mais qui s’obstinent, en rêveurs un peu trop nuageux, à voir dans les tout petits Grecs de nos jours les continuateurs des héros de l’antiquité ?

M. Hanotaux ajoute cette phrase peut-être trop dangereuse pour la cause qu’il défend : « La Grèce des Grecs vient de prouver ce qu’elle pouvait faire ! »… Et je m’étonne qu’un politicien aussi avisé, désirant attaquer les Turcs qui ont, hélas ! leurs points faibles, ait précisément choisi le point qui est inattaquable : leur bon cœur. — Oui, leur bon cœur, et en général l’exquise délicatesse de leur cœur ; ces choses-là, surtout depuis la guerre, ont été mises à l’épreuve et constatées par trop de milliers d’entre nous pour qu’elles puissent être atteintes, même par les pires calomnies levantines.

Veuillez agréer. Monsieur le Directeur, etc., etc.

PIERRE LOTI.