La Mort de notre chère France en Orient/19

Calmann-Lévy (p. 145-147).


XIX

LETTRE À MOI ADRESSÉE
PAR UN FRANÇAIS DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, 9 mars 1920.

Je profite du départ d’un camarade pour vous envoyer une lettre qui, je l’espère, ne sera pas arrêtée en route.

Je vous ai dit mon avis au sujet de la politique anglaise et comment les Anglais, n’ayant pu mettre la main sur la Turquie par l’intermédiaire des Turcs, avaient décidé de supprimer ceux-ci, le jour où ils se sont aperçus que les Turcs pourraient être une force au service de la France. Bien entendu, la plus belle manifestation de cette force serait une armée turque aux mains d’instructeurs français. Vous pensez bien que l’Angleterre ne veut pas de cela en Orient, et le maréchal Foch a été invité à élaborer des mesures propres à étouffer cette armée.

La question se pose de savoir jusques à quand nous continuerons à nous laisser rouler par les Anglais. Ces derniers se sont, avec les Américains, opposés à ce que nous ayons le Rhin comme barrière militaire en créant un État Rhénan, soumis à notre influence ; ils empêchent en ce moment le relèvement de la France en nous vendant à des prix fantastiques les matières premières : charbon, laine, colon, etc… (dont ils ont fait l’accaparement) et en nous faisant payer leur fret à des prix insensés ; ils se sont opposés à l’émission de notre emprunt à lots ; bref, leur morgue vis-à-vis de nous est celle que l’on aurait vis-à-vis de vaincus. Je passe sur les affaires douteuses ou ridicules dans lesquelles ils nous ont entraînés : telles que la livraison de Guillaume et de ses acolytes qui tournent à notre confusion.

Ici, nous faisons leur jeu, dans toutes les questions. Moustapha Kemal les avait expulsés d’Anatolie. C’était un bel échec. Ils se sont hâtés de nous en préparer un semblable. Nous les avons relevés en Syrie-Cilicie. Bien entendu ils ont excité les Musulmans contre nous et vous connaissez le résultat. Nous avons reculé, comme ils avaient reculé. Et Lloyd George proclame que « la Turquie a été dépossédée de son armée ». Voilà comment on écrit l’histoire pour les gogos. Cette armée vient de chasser les Anglais du nord de l’Anatolie, de faire reculer les Français en Cilicie, en attendant que ce soit le tour des Grecs à Smyrne. À part cela, elle n’existe plus.

Je voudrais bien savoir, quand on aura sur le papier partagé la Turquie, qui, en fait, en prendra possession et mettra Moustapha Kemal à la raison. On espère obtenir ce résultat en faisant pression sur le sultan que l’on menace à nouveau d’expulsion de Constantinople. Mais on ne peut pas ignorer que l’autorité du sultan est nulle ou à peu près, que Moustapha Kemal ne lui obéit pas et qu’à Constantinople même, le sultan doit compter avec l’opinion publique qui s’exprime par le Parlement. Il n’est pas possible d’ignorer la Turquie à ce point. S’imagine-t-on qu’il a les moyens de faire_exécuter ses ordres en Cilicie ?…