La Mort de notre chère France en Orient/18


XVIII

FRAGMENTS DU DISCOURS DE SULEÏMAN
NAZIF BEY[1]


Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

On a trouvé bon que je dise aussi quelques mots pour adresser, de ce lieu éminent, l’expression de la reconnaissance nationale à notre ami Pierre Loti.

Pour la défense du droit opprimé des Turcs, notre cher ami travaille depuis des années, avec une résolution qui ne connaît ni la fatigue, ni la crainte, ni le découragement. Combien et combien d’attaques n’a-t-il pas subies de ce chef ? Les attaques qui se produisent contre lui et qui n’ont pas voulu lui laisser de repos, même dans sa retraite, ont pris et prennent encore les formes les plus insolentes et même les plus criminelles, telles que des provocations en duel et des menaces de mort.

Cependant, aucune agression matérielle ou morale n’a pu étouffer la voix de Pierre Loti, cet écho fidèle et constant du droit.

Pourquoi Pierre Loti montre-t-il tant d’insistance et de persévérance à défendre le Turc ?

Je vais ici étudier et approfondir cette question. Je crois qu’en prouvant la sainteté de la cause dont il a assumé la défense, on contribuera à mieux mettre en évidence la grandeur de la lutte qu’il a entreprise.

L’oreille et la conscience de l’humanité civilisée, — exprimons-nous avec un mot plus précis, — de l’humanité chrétienne, ne sont pas encore parvenues, même en ce xxe siècle, à se défendre d’être un gouffre impur, un réceptacle infernal, où se déverse toujours le torrent de haine et de malveillance qui jaillit continuellement et nous vient des coins obscurs et des sombres époques du moyen âge.

Les fables qui sont inventées contre nous, parviennent en peu de temps, en passant de bouche en bouche, de plume en plume, à trouver du crédit et de la sympathie dans les coins les plus reculés de l’Europe et de l’Amérique. Pierre Loti, qui nous connaît, non d’après ce qu’il a entendu des imputations qui nous concernent, mais d’après ses propres constatations et la conviction qu’il s’est formée, a voulu redresser cette aberration universelle, à lui tout seul, en qualité de défenseur du droit et de la justice. Aujourd’hui, Pierre Loti est la personnification de la conscience équitable du xxe siècle de l’ère chrétienne.

Nous regrettons infiniment que les personnes loyales et équitables comme lui ne soient pas assez nombreuses pour épargner plus tard les remords et la honte à la conscience de ce xxe siècle ; il y en a certes d’autres : bon nombre d’officiers et d’intellectuels français sont du nombre de ces justes. Mais leur rareté ne diminue en rien la valeur de ces hommes, au contraire elle lui donne plus de prix. Notre cher ami et notre grand défenseur est le grand chef (le Serdar) de ces esprits larges et libéraux.

Pourquoi Pierre Loti soutient-il notre cause avec une telle fermeté ?… Les ennemis qu’il s’est faits à cause de nous prétendent que les heures de méditation et de contemplation qu’il a passées sous les cyprès d’Eyoub et dans la cour de la Mosquée Verte de Brousse, ont provoqué chez ce poète délicat et sensible, une telle émotion esthétique que son enthousiasme a finalement triomphé de sa logique et de son jugement. Ainsi, c’est sous l’influence de ces sentiments que l’auteur d’ « Aziyadé » défendrait les Turcs, voilà ce que l’on dit. Mais comme c’est inexact ; quel grand mensonge, quelle calomnie devant l’évidence !

Pierre Loti a visité aussi de nombreuses localités de la Grèce, comme il a visité Constantinople et Brousse. Il a certainement ressenti aussi de grandes émotions, de grandes jouissances esthétiques, devant les œuvres d’art de la Grèce antique, qui se trouvent dans les riches musées de son pays. Eh bien, pourquoi malgré cela ne prodigue-t-il pas ses louanges aux Grecs ; pourquoi ne fait-il pas leur panégyrique ? Non seulement il ne les loue pas, mais les œuvres d’art qui restent des temps anciens ne parviennent pas à faire taire le dégoût qu’il éprouve devant le spectacle de la décadence de ce peuple ; il a toujours hautement critiqué et blâmé les défauts et les vices qu’il a constatés chez l’élite et chez l’homme vulgaire du peuple qui habite aujourd’hui le pays qui avait été autrefois l’asile des arts de la Grèce antique. Sa plume, qui a offert aux Turcs un courant d’eau pure et limpide, a répandu à bon droit le poison de la malédiction sur cet ennemi injuste des Turcs.

Les raisons qui nous firent aimer de Pierre Loti et qui l’attachèrent si fortement à nous, sont tout autres. Pierre Loti s’est pris d’amour pour l’âme turque, qu’il discerne dans nos œuvres nationales, qu’il a chantée dans ses livres avec une maîtrise et une éloquence incomparables et qu’il fera chanter à l’Éternité. Et voyez comment : Quand on se promène dans la nécropole d’Eyoub, il semble qu’on soit arrivé à la frontière de l’autre monde ; un pas encore et on pénètre pour ainsi dire dans l’éternité, on se mêle aux êtres de la vie future. Tandis que la poésie mystérieuse de ces lieux passait de la nature vivante aux pages immortelles de Pierre Loti, la vue pénétrante du poète se fixait sur quelque chose de plus attrayant que ces pierres, ces cyprès et ces platanes, que ces mausolées et ces fontaines, de plus attrayant que la pleine lune qui, la nuit, récite des hymnes de miséricorde sur l’asile éternel des corps enfouis dans ces terres, sur quelque chose de confus qui était supérieur à tout spectacle terrestre ou céleste : cette chose c’était l’âme du Turc, du Turc noble, digne, patient, stoïque, confiant et résigné (vifs applaudissements, bravos), qui, même quand parfois il est blessé et agité dans la fièvre, ne perd rien de sa grandeur, de sa bienveillance, de sa générosité (vifs applaudissements, bravos). Depuis plus de quarante ans le regard de Pierre Loti ne s’est jamais détourné de cette âme ; tel un Bouddha qui passe de longues années en extase devant le rayonnement de la Vérité, Pierre Loti a vécu pendant plus de quarante ans épris de cette âme. (Ici les yeux du prince héritier et de la foule se mouillèrent de larmes.) Qu’on lise avec attention son livre intitulé la Mosquée verte, on verra que Pierre Loti peut oublier un jour ce temple musulman, en même temps que le Mausolée qui est auprès de lui et les autres beautés monumentales ou naturelles de Brousse ; mais le souvenir des moments passés dans la cour de cette mosquée, dans la société du vieil imam, est aussi chaleureusement gravé dans le cœur de Pierre Loti qu’il est dépeint avec art dans ses œuvres. Il a eu l’intuition du génie turc au spectacle de la coupole et des murs de la Mosquée verte et du Mausolée vert, comme il a perçu les finesses de l’âme turque à travers les gestes et les manières de l’imam (c’est vrai ! Applaudissements). Lisez son œuvre, vous verrez que ce mélange intime de l’âme musulmane et turque lui plaît, le charme, bien plus que les spectacles naturels et artistiques qui accumulent leurs beautés séductrices devant ses regards contemplatifs (le prince héritier approuve discrètement, l’assistance applaudit). C’est un poète aussi épris des qualités morales qu’il est amoureux des belles œuvres. Éloignons-nous maintenant du sentiment, pour entrer dans le domaine des faits.

Pierre Loti est venu à Constantinople pour la première fois à la veille de la guerre turco-russe de 1293 (1876) ; il a vu de ses yeux combien les Turcs étaient opprimés, injustement persécutés, dans les temps qui avaient précédé la guerre : il s’est rendu compte des agissements et de la valeur de certains éléments avec lesquels nous avons vécu en commun — et que nous avons eu la bonté de laisser vivre — depuis cinq siècles. Depuis lors il ne s’est pas produit un seul événement qui n’ait étalé encore une fois, devant les yeux compatissants de notre cher ami, l’oppression et l’innocence du Turc.

Immédiatement après la Révolution, combien d’obstacles, grands et petits, n ont-ils pas entravé nos pas dans toutes nos entreprises ! Je ne veux pas vous faire perdre ces précieuses minutes en répétant des faits qui se rapportent à un passé tout récent.

Lorsque la guerre générale a éclaté, Pierre Loti a beaucoup supplié les chefs inavisés et inintelligents qui détenaient alors le pouvoir, pour que nous restions neutres. Ses lettres sont des suppliques pleines d’émotion. Bien plus que l’affaiblissement que nous pouvions occasionner à la France et à ses alliés, il appréhendait notre déroute et notre détresse à la fin de cette aventure. Ah ! mon Dieu, comme ces cris d’alarme, partis de la conscience et de la plume de notre ami, étaient sincères et bienveillants ! Exprimons nos regrets de ce que ces avis éclairés de Pierre Loti soient restés sans effet et maudissons ceux qui en ont été la cause !

Lorsque nous avons lié notre sort à l’Alle­magne et à l’Autriche, l’armée de Guillaume avait perdu la première bataille de la Marne. C’est dans un moment aussi inopportun et aussi dangereux que nous nous sommes jetés dans la mêlée. Aucune raison admissible ne peut être invoquée pour excuser et pour absoudre la con­duite de deux ou trois personnes qui nous ont poussés à la légère dans le foyer ardent de la guerre générale.

Cependant n’y a-t-il aucune circonstance qui puisse innocenter, décharger de cette erreur le Turc aimé de Pierre Loti, et même justifier son action et la montrer inévitable ? Certes, il y en a, il y en a beaucoup, il y en a d’innombrables !… Quelques-unes de ces circonstances, Pierre Loti ne cesse de les énumérer depuis une année, avec son éloquence écrasante.

Messieurs ! Je serais réellement désolé si je voyais parmi mes compatriotes des gens assez peu raisonnables pour admettre et pour faire croire que notre nation est assez étourdie pour se laisser entraîner par deux ou trois aventuriers et marcher à leur suite. Si le Kaiser Wilhelm a trouvé chez nous des hommes qu’il a pu duper et si ces hommes sont parvenus à entraîner une nation, il faut en chercher les causes dans les événements et dans l’histoire. La Russie qui, depuis deux siècles et demi, ne nous a laissé aucun moment de répit, la Russie ne s’engageait pas dans la guerre générale pour reprendre l’Alsace-Lorraine à la Prusse et la restituer à la France. Les Moscovites jugeaient que le moment était enfin venu de réaliser le rêve que leurs Czars n’avaient cessé de faire depuis leur Pierre le Grand, de conquérir l’Anatolie et les Détroits.

Ce n’est pas devant l’Europe, c’est devant notre propre nation que nous devons être tenus responsables de nous être ainsi engagés dans la guerre, sans réflexion, et pour l’avoir surtout conduite si mal, avec tant d’ignorance et de per­fidie ! La nation ottomane seule a le droit de nous demander des comptes ! les grandes puissances nous avaient tellement négligés — ah ! si elles s’étaient contentées de nous négliger — elles nous avaient préparé tant de calamités, que l’astucieux Kaiser a fini par trouver le moyen de provoquer une effervescence capable de faire oublier toute prudence, toute réflexion, en recourant à la haine séculaire et légitime du Turc !

Lisez le livre que l’ancien président du Conseil bulgare Guéchoff a publié au lendemain de la guerre des Balkans ; vous verrez que le Czar Nicolas fait conclure, pour ainsi dire par force, une alliance aux Serbes et aux Bulgares, ces deux ennemis éternels, dans le but de nous expulser de l’Europe. Le Monténégro se met naturellement à leur suite. La France approuve, encourage cette alliance, elle la facilite et ensuite une personna­lité influente du Times est entremise pour intro­duire la Grèce dans cette coalition, qui cherche à expulser les Turcs de l’Europe. La suite est connue. L’homme politique bulgare qui avoue ces choses est connu pour sa turcophobie.

N’oublions pas ceci : tant que la possibilité de notre victoire dans les Balkans était admise, on a annoncé que le principe du statu quo serait religieusement respecté. La puissance qui, dès notre première défaite, a proclamé l’annulation de ce principe était l’alliée de celle qui est notre ennemie depuis deux siècles et demi, et cependant elle était aussi le plus grand adversaire de la politique astucieuse qui cherchait à nous duper. Pourquoi ces vérités ne sont-elles pas envisagées et proclamées par d’autres personnes équitables, comme elles le sont par Pierre Loti ? Quels sont ceux qui ont donné à l’Italie la permission d’envahir un beau jour nos derniers territoires africains, des territoires qui sont tout entiers habités par nos coreligionnaires ?…

Ce serait faire preuve d’une très grande mauvaise foi que de chercher seulement dans l’insouciante inadvertance de la nation, ou dans ses instincts guerriers les causes qui ont entraîné les Turcs dans la guerre générale. Non, Messieurs, les centaines de milliers de saintes victimes de la guerre, qui ont sacrifié leur vie sur l’autel de la patrie, ont fait ce sacrifice le sourire sur les lèvres, en ayant conscience de leur droit et de leur devoir… Ne pas reconnaître cela, serait un acte de félonie envers le sang de ces nobles victimes.

Quand donc l’Europe nous a-t-elle accordé quelque bienfait dont la réplique n’ait été notre reconnaissance ? Je connais très bien l’histoire de mon pays : dans les annales des événements qui s’y sont déroulés, on rencontre beaucoup d’erreurs et de fautes, mais pas une ligne qui relate une ingratitude ! Après avoir laissé massacrer les musulmans de Smyrne par les soldats hellènes et après avoir gardé le silence devant cet acte, on veut, paraît-il, nous expulser de Constantinople et transporter le Califat musulman dans une ville de l’Anatolie, comme un vulgaire ballot, ou le serrer dans un coin du palais de Top-Kapou (Vieux Sérail) comme les vieilleries du Musée. Lorsqu’on aura expulsé les Turcs de l’Europe, il se produira un tel bouleversement, que toutes les parties du monde en seront secouées. Qu’on n’ait aucun doute à ce sujet : si nous sortons de Constantinople un incendie éclatera, qui durera des années ou des siècles, nul ne peut le prévoir, et embrasera d’un bout à l’autre l’horizon du globe terrestre.

Je ne puis m’empêcher de présenter ici deux aspects opposés, mais exacts de l’histoire.

À l’époque où le Sultan Mahomet entrait dans la ville de Constantinople, qui avait été vantée et promise par Mahomet à son peuple, l’empire musulman d’Andalousie était en décadence ; c’est-à-dire que dans le sud-est de l’Europe, un État musulman consommait la ruine d’un État chrétien, tandis que dans le sud-ouest de l’Europe, un État chrétien mettait fin à l’existence d’un État musulman. Le conquérant de Constantinople a accordé à la population chrétienne qu’il y a trouvée, des prérogatives religieuses supérieures à celles qui leur avaient été consenties par l’Empire grec. L’ulcère de Phanar est un produit de la libéralité du sultan Mahomet. Qu’a fait l’Espagne, qui a supprimé l’existence de l’Empire musulman du sud-ouest de l’Europe ? Elle a expulsé de là les religions rivales, en brûlant dans des fours, en envoyant au bûcher ceux des musulmans et même des juifs qui refusaient d’embrasser le christianisme. Je cite ici cet événement historique non pour critiquer et pour blâmer les Espagnols, mais à titre d’exemple. C’est de cette façon que les Espagnols ont voulu user du droit de conquête que le ciel leur avait accordé.

Et je compare la violence de ces chrétiens avec la douceur et la magnanimité des Turcs, lors de leur entrée à Constantinople !…

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En proie aux angoisses présentes, quand je me suis posé la question cruelle : Que faire ? Quitter Stamboul ? J’ai senti se réveiller mélancoliquement dans ma mémoire des phrases du discours de Victor Hugo, racontant la visite de souvenir qu’il fit à Jersey, sa résidence d’exil. « Hier, disait le grand poète de la France, j’étais allé, avec quelques amis chers, visiter cette île, revoir les lieux aimés, les promenades préférées jadis. En revenant, nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetière.

» Nous avons fait arrêter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean où sont plusieurs des nôtres. Au moment où nous arri­vions, savez-vous ce que nous avons vu ? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir était là, à terre, plus qu’agenouillée, plus que prosternée, étendue, et en quelque sorte abîmée sur une tombe. Nous sommes restés immo­biles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, après avoir prié, s’est relevée, a cueilli une fleur parmi l’herbe du cimetière, et l’a cachée dans son cœur. Nous l’avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pâle, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C’était une mère ! C’était la mère d’un proscrit ! du jeune et généreux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la brèche sainte de l’exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu’il fasse, cette mère vient là ; depuis quatre ans, cette mère s’agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l’en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-même ! Que lui importe à cette mère ! Dites-lui : « Ce n’est pas ici qu’est votre pays » ; elle ne vous croira pas. Dites-lui : « Ce n’est pas ici que vous êtes née » ; elle vous répondra : « C’est ici que mon fils est mort ». Et vous vous tairez devant cette réponse, car la patrie d’une mère, c’est le tombeau de son enfant. »

Victor Hugo décerne ainsi un éminent titre de propriété du sol, à cause de l’unique tombe d’un seul fils, à une femme étrangère en deuil, sans personne et elle-même toute proche de la mort. Nous nous adressons à la nation dont font Partie ce poète, cette femme, ce mort couché dans cette tombe ; nous nous adressons encore à toutes tes nations qui se donnent la main avec cette nation-là à l’heure actuelle, et qui veulent prononcer leur jugement sur notre situation présente, notre avenir et notre existence, et nous leur disons : Stamboul est la mère de notre mère patrie ; ses sultans invincibles, dont les noms feront cités dans l’histoire de l’humanité avec une majesté légendaire, jusqu’à la fin des siècles, ses savants, ses artistes, ses héros qui ont porté le drapeau ottoman sur trois continents du globe terrestre et qui l’ont promené, plein de gloire et de victoires, jusqu’aux horizons les plus reculés, ses innombrables enfants, reposent dans son sol, qui les reçoit sans cesse depuis cinq cents ans. Ce sont leurs membres épars qui donnent la sève vitale à la verdure paradisiaque que vous voyez de toutes parts. Ce sont les femmes turques à la figure angélique, au caractère angélique, que nous avons enterrées dans le sol de Stamboul, qui donnent aux arbres et aux fleurs de cette ville l’éclat de leur épanouissement et la puissance de leur développement. Le dôme de la Suleimanié, le minaret de Yéni-Djami, le kiosque de Bagdad, les innombrables chefs-d’œuvre de l’art que l’on y rencontre à chaque pas, nous appartiennent tous. Tout cela, bien plus qu’une tombe, oubliée aujourd’hui dans un coin de l’île de Jersey, crée un titre de propriété à une mère… à la mère chérie qu’est la Patrie.

Ô vous, victimes héroïques de Tchataldja et des Dardanelles, vos droits historiques sont imprescriptibles ! (Ici les hommes et les dames ont acclamé à plusieurs reprises, avec des applaudissements enthousiastes, notre grand maître.)

On nous dit : « Vous n’êtes pas dignes de Constantinople, car vous n’avez pu assurer la prospérité de cette belle ville. » Devant ce que l’on peut constater, cette affirmation tombe comme un mensonge, une calomnie. Les monuments que l’on voit à Constantinople — et qui peuvent inspirer de l’envie aux plus belles capitales des pays les plus civilisés — sont l’œuvre de notre génie, de notre travail, de nos mains, tandis que les ruines sont l’œuvre des autres. Pendant que les bandes qui s’étaient formées avec une impu­dente hardiesse, sous les yeux de cette société de contrôle que nous appelons les Grandes puis­sances, les États voisins incendiaient et démolis­saient nos villes et nos villages dans les Balkans, Stamboul ne pouvait naturellement rester à l’abri des secousses et des ruines. (Je ne veux même pas faire allusion ici aux incendies allumés volon­tairement par les Grecs.) Spécialement au cours du dernier demi-siècle, on ne nous a laissé aucune occasion, aucune possibilité de travailler à la prospérité de notre capitale.

Pendant la guerre des Balkans, nos coreligion­naires des Indes avaient envoyé ici une mission du Croissant-Rouge ; je me suis entretenu avec deux de ses membres ; au cours de la conversation, j’ai dit à ces deux frères de religion : « Il y a deux ans, je passais par votre pays et j’étais émerveillé de la prospérité que je voyais à votre Bombay. Vous nous direz maintenant : comment se fait-il que l’on puisse embellir, faire prospérer des régions si lointaines, si chaudes et qu’un paradis terrestre comme Stamboul reste ainsi en ruine. N’est-ce pas que vous nous direz cela ? »

Les Hindous étaient des gens très bien élevés et très courtois ; ils ne dirent pas une parole, ils ne firent pas un geste qui pût froisser notre amour-propre national. Je continuai et je leur dis : « Cependant je vais vous exposer les causes de cette décadence. Depuis six cents ans, nous, les Ottomans, nous montons la garde aux frontières de l’Islam contre les armées des Croisés. Le plus grand de nos sultans, Sélim Ier, qui est aussi votre Calife, a exactement dépeint cette situation par les vers suivants :

» Ce n’est pas en vain que nous entreprenons ces campagnes, que nous faisons courir nos chevaux ;

» C’est pour l’union des cœurs que nous nous exposons à cette dispersion. »

En approuvant mes paroles, nos coreligionnaires hindous ont exprimé leur reconnaissance aux musulmans ottomans, au nom de tous les autres mahométans.

Dans les vers que je viens de citer, le sultan Sélim dit que nous nous sacrifions pour la communion des cœurs, c’est-à-dire pour la communion de musulmans qui se trouvent partout dans le monde. Si l’empire de Yavouz, qui a été le plus grand des sultans de l’Islam, si ses descendants sont exilés de Stamboul et si cette violence, cette persécution laisse le monde musulman indifférent, l’âme de notre prophète Mahomet n’en sera-t-elle pas angoissée et humiliée ? (Applaudissements.)

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Je crains d’avoir prolongé mon discours au point d’abuser de votre complaisance. Que faire ? Ma plume comme mon cœur s’agitent dans un déluge d’émotion. J’ai failli oublier pendant quelques minutes notre cher ami Pierre Loti, qui, lui, ne nous oublie pas un seul instant.

On m’a appelé ici pour dire au poète d’Aziyadé notre reconnaissance nationale. Mais que puis-je dire qui traduise d’une façon convenable les sentiments de gratitude de ma race devant la lutte sacrée entreprise par le héros de la plume ?

J’ai un ami, ancien officier, dont le fils a été tué dans l’un des combats des Dardanelles, sur le front de Seddul-Bahr. C’était son seul fils arrivé à l’âge d’homme. Ayant vu dans les journaux que je devais aujourd’hui prononcer quelques mots en ce lieu, il vint spécialement me trouver hier chez moi. Comme il désire que son nom ne soit pas prononcé, par respect pour son deuil, je me contenterai de rapporter seulement ses paroles. Il m’a dit textuellement ceci :

« Vous savez que sur le front où mon fils a été tué, ce sont des soldats français qui voulaient livrer l’assaut. Mon fils a été tué par les armes françaises. Mon fils défendait le sol de son propre pays. Il a été tué, non dans la vallée de la Marne, mais aux confins de la mer de Marmara, non pas en envahissant le territoire français, mais en défendant sa propre patrie. J’avais donc une haine profonde et légitime contre la France. Jusqu’au jour où j’ai eu connaissance de la récente lutte sacrée entreprise par Pierre Loti, je croyais que ma haine serait implacable, éternelle. Mon fils n’a en ce monde d’autre tombe que le cœur de son père. Eh bien, je vous y autorise, je vous en prie, écrivez-le, dites-le à tout le monde, la tombe de mon fils est éternellement reconnaissante à la France de Pierre Loti !… »

Peut-on espérer que la France entendra la voix du père de cette victime de la guerre, de cet ancien combattant et qu’elle comprendra que Pierre Loti rend service à sa propre nation autant qu’aux Turcs !

  1. Prononcé par Suleïman Nazif bey à la conférence organisée en l’honneur de Pierre Loti à l’université de Stamboul, le 23 janvier 1920, et traduit littéralement ici, en respectant les tournures de phrases et les images orientales.