La Mort de notre chère France en Orient/14

Calmann-Lévy (p. 99-107).


XIV

QUELQUES PROCÉDÉS ANGLAIS


Elle était solide, parce qu’elle durait depuis des siècles, notre influence en Orient, qu’il s’agissait à tout prix de détruire au profit de l’Angleterre ; elle était très solide et alors, contre elle, tous les moyens semblèrent bons, toutes les perfidies furent mises en usage. C’est en douceur que l’on commença d’agir, avant d’employer l’habituelle manière anglaise, qui est comme on sait la brutalité impudente. Partout les mensonges, les calomnies préparèrent le terrain, avant que l’on osât recourir à la violence, à la déportation, aux exils, qui aujourd’hui sont devenus de la monnaie courante à Stamboul.

Pour nous combattre à mort, les deux peuples d’Orient sur lesquels les Anglais s’appuyèrent, sous couleur de les libérer de « l’oppression turque », furent, comme on sait, les Arméniens et les Grecs.

Quant aux Grecs, il me semble qu’il n’y a plus à en faire le procès ; Dieu merci, leur cause est jugée. C’est pour eux un châtiment du Ciel, que la guerre nous les ait trop fait connaître. Les témoignages de nos milliers de soldats sur leur fourberie et leur haine de la France, les rapports de nos chefs sur l’horreur de leur invasion en Anatolie, sont accablants et décisifs ; voici du reste les termes du rapport officiel de la commission d’enquête des Alliés sur les agissements des Grecs à Pergame et à Ménémem ; « L’énervement, la fatigue et la peur leur ont fait commettre sans provocation un véritable massacre de civils turcs sans défense. Les officiers grecs présents ont complètement manqué à leur devoir. » C’est à se demander comment des Français de bonne foi peuvent être encore aveuglés par le prestige de la Grèce antique au point de les soutenir.

En ce qui concerne les Arméniens, moins odieux peut-être que les Grecs, nous témoignant moins d’hostilité ouverte et avec moins de jactance, j’ai déjà dit et redit tout ce que, en mon âme et conscience, je crois être la pure vérité sur les massacres d’Arménie, ou plus exactement sur les exécutions d’Arménie ; à Dieu ne plaise que je les aie jamais approuvés, j’ai prétendu seulement avec preuves à l’appui qu’ils avaient toujours été impudemment exagérés, et que d’ailleurs les circonstances atténuantes se plaidaient d’elles-mêmes, les Arméniens ayant été de tout temps les vers rongeurs de la Turquie, délateurs et calomniateurs professionnels, drainant à eux tout l’avoir des riches et même des plus pauvres, ne cessant d’ameuter toute la chrétienté contre la patrie ottomane, et du reste cruels massacreurs, ainsi que les Grecs, chaque fois que l’occasion s’en présente. Je ne crois pas qu’en aucun pays, en aucun temps, œuvre de calomnie ait été plus habilement et plus effrontément menée que celle des Levantins contre les Turcs ; c’est en usant et abusant de leur titre de chrétiens qu’ils ont trouvé un tel crédit auprès de milliers de catholiques à l’esprit étroit, et, quand on a habité en pays oriental, on sourit à voir que chez nous tant de naïfs et d’ignorants s’excitent par fanatisme religieux en faveur des deux peuples qui sont là-bas les pires ennemis du catholicisme, les Arméniens et les Orthodoxes, alors que les pauvres Turcs au contraire n’ont cessé d’être pour nous la tolérance même.

J’ai également dit et redit ma stupéfaction de voir des hommes cependant sérieux, sachant ce que les mots veulent dire, s’obstiner à prétendre que les Turcs nous avaient trahis. Mais la première condition pour trahir, n’est-ce pas d’avoir promis quelque chose ? Or, les Turcs que nous avaient-ils promis et que nous devaient-ils, s’il vous plaît ? Rien, ce me semble. Ne les avions-nous pas lâchés en Égypte en face des Anglais, lâchés en Tripolitaine en face des Italiens, dans les Balkans en face des Bulgares et des Grecs, — et cela, tout en les insultant à jet continu de la façon la plus regrettable. Vraiment, quel droit avions-nous de compter sur eux ? En dernier lieu, se voyant seuls sous la lourde patte du colosse russe, à la veille d’être écrasés et de perdre leur Stamboul, ils ont accepté de désespoir le secours de l’Allemagne pour sauver leur pays ; qui donc à leur place n’eût pas fait comme eux ? Avons-nous oublié que, dès 1913, le Président de la République française d’alors avait déjà promis Constantinople et les détroits à la Russie ? — faute colossale et sans explication possible, qui a été la cause première de tout notre désastre en Orient et qui a jeté les Turcs dans les bras de l’Allemagne. Je me rappelle qu’un prince turc auquel on reprochait devant moi cet acte de désespoir, au lieu de récriminer et de rejeter la faute sur nous-mêmes, — ce qui eût été pourtant facile, — se contenta de répondre, les larmes aux yeux, en citant ce vieux proverbe oriental : « Un homme qui se noie se raccroche à tout, même à un serpent. »

Je me suis toujours défié particulièrement des massacres d’Arménie chaque fois qu’ils arrivent à point pour servir la politique vorace des peuples d’Europe acharnés à la curée de la Turquie. À première vue donc, ces soi-disant massacres de Marrach étaient vraiment trop « providentiels » à mon avis, pour être vraisemblables ; les Turcs, à défaut même de tout autre sentiment, ont bien trop de finesse pour s’être livrés à ces exécutions dans un moment si grave où toute l’Europe les observe et les épie avec la plus indéniable malveillance. C’est pourquoi j’ai cherché à m’informer, et voici les renseignements que j’ai obtenus de sources françaises très sérieuses.

D’abord, que l’on veuille bien se mettre un instant à la place de ces pauvres Turcs qui chez nous, quoi qu’ils fassent, sont toujours insultés par la masse ignorante, et accusés des pires choses ; que l’on veuille bien se représenter leur stupeur indignée quand, au lendemain de la signature de l’armistice qui leur accordait la Cilicie sans conteste — c’est là, n’est-ce pas, un fait absolument indéniable — ils ont vu dans cette même Cilicie, qui était en réalité parfaitement tranquille, pénétrer un corps d’occupation français et anglais, traînant de l’artillerie et tout un matériel de conquête ! Et cela coïncidait avec l’invasion de Smyrne par une bande de Grecs massacreurs et incendiaires, arrivés sans crier gare, pour tout mettre à feu et à sang ! Quel est le pays du monde qui aurait supporté cela sans chercher à se défendre avec la dernière violence ? Et pour comble, nos troupes étaient précédées de bandes d’Arméniens qui faisaient rage, déguisés en Français ! Pourquoi donc déguisés en Français ? Est-ce que l’on ne serait pas en droit de voir, dans le choix de ces affublements, une manœuvre de certains de nos alliés poursuivant toujours leur même plan tenace, tant de fois constaté, de changer en haine l’affection des Turcs pour nous et de ravir à notre chère Franco la place prépondérante qu’elle avait mis des siècles à obtenir en Orient ?

On devine ce que firent ces bandes nommées Légions Arméniennes, une fois lâchées en armes contre les villages et assouvissant férocement leur rancune sur la population turque. Dès le début, on les avait soi-disant chargées du maintien de l’ordre dans les villes comme Adana, Hatchin, etc… et, encouragées par l’immunité que leur conférait l’uniforme français, elles donnèrent libre cours à leurs plus vils instincts ; les pillages, les viols, les meurtres, la destruction, l’incendie des villages turcs, se succédèrent sans interruption. À Hatchin, plusieurs centaines de Musulmans furent mutilés avec d’incroyables tortures. De pauvres prisonniers turcs, rentrant dans leurs foyers après de longs exils, furent massacrés et leurs cadavres honteusement déchiquetés restèrent des jours durant sans sépulture. La ville historique de Marrach, l’une des plus anciennes du monde, bombardée par un violent feu d’artillerie, fut réduite en miettes. Dans les villes d’Aïntab et Onria, ces Légions Arméniennes, toujours sous le couvert de l’uniforme français, commirent des crimes terrifiants. Les faits prirent une telle ampleur tragique que les cercles militaires français de Constantinople envoyèrent à Paris des rapports détaillés, mais qui, hélas ! ne furent pas rendus publics… La population turque, soulevée en masse, prit enfin les armes et des combats s’ensuivirent, durant lesquels il y eut de part et d’autre nombre de morts et de blessés. Si des Arméniens tombèrent, il y eut encore beaucoup plus de Musulmans, et des Grecs, et environ deux cents Français. Mais pas un Arménien ne fut massacré. Les dépêches adressées par le clergé tant latin que grégorien ou catholique en font foi. J’ose donc prétendre que l’histoire de ces massacres d’Arméniens à Marrach est la plus cynique des impostures, inventée pour servir la plus antifrançaise de toutes les causes. Au surplus, pour le cas improbable où j’aurais été mal renseigné, je supplie qu’une commission d’enquête interalliée soit envoyée sur les lieux, je me joins aux Turcs qui ont demandé cela à cor et à cri sans pouvoir l’obtenir.

Ici, je crois devoir, à grand regret, relater un fait d’une gravité exceptionnelle : des Français qui ont pris part à ces combats déclarent que ceux des nôtres qui sont tombés avaient été frappés par des obus anglais, des balles anglaises, ce qui semblerait prouver que les bandes de francs-tireurs turcs et kurdes avaient été armées contre nous par les Anglais. C’est aux Anglais eux-mêmes que je dénonce la chose, car je sais que, dans la métropole surtout, il en est de bons et de loyaux, qui seront les premiers à s’indigner de l’impérialisme effréné de leurs pionniers d’avant-garde[1].

  1. J’avais dit il y a quelque temps que, si les Arméniens, Bulgares, etc…, vomissaient sur moi les plus ignobles injures, les Grecs seuls conservaient une certaine décence de langage. C’était vrai, mais cela ne l’est plus ; ils ont jeté ce léger masque de demi-courtoisie et le courrier chaque jour apporte à mon secrétaire des lettres qu’ils m’écrivent dans le vocabulaire de la plus basse ordure.

    Si je relève ce détail, c’est parce qu’il prouve bien, non seulement la justesse de leur cause, mais aussi l’élégance, restée tout athénienne, de leur esprit.