La Mort de notre chère France en Orient/13


XIII

À PROPOS D’UNE INTERVIEW


Dans une toute récente interview de M. Po­litis, publiée par l’Éclair, je suis heureux de relever cette constatation, faite même par les amis les plus obstinés de la Grèce : « Il est hors de doute qu’un mouvement se dessine en France en faveur du maintien de l’Empire turc en Europe. » Oh ! oui, Dieu merci, les yeux des Français commencent enfin de s’ouvrir ; les voix unanimes de tous nos représentants offi­ciels à Constantinople, de tous nos officiers, de tous nos soldats revenus d’Orient, commencent tout de même à triompher des préjugés les plus enracinés, des calomnieuses propagandes les plus acharnées. Et M. Politis avoue du reste lui-même que ces voix sont « autorisées » ; oh ! sur ce point, je lui donne raison.

Ce qui m’étonne, dans cette interview, c’est l’insigne maladresse d’un politicien comme M. Politis dans le choix des mauvaises raisons qu’il invoque ; il est tombé, comme à plaisir, sur celles qu’il est le plus facile de réfuter. Eh ! quoi ! vraiment, l’Entente avait promis à la Grèce de refouler à son profit les Turcs en Asie ! Je demande que l’on me montre quelque part trace d’une telle promesse ! En fait de promesse, je trouve au contraire un engagement solennel envers la Turquie, le douzième point de M. Wilson, ainsi conçu : « Aux parties du présent Empire ottoman seront pleinement assurées la souveraineté et la sécurité », et la Turquie, lorsqu’elle a signé l’armistice, pouvait se croire en droit de compter sur cet engagement-là, puisqu’il était garanti par toutes les puissances de l’Entente ; or, il a été violé outrageusement du seul fait que les Alliés ont admis la sanglante invasion grecque en Anatolie, et quand le délégué du sultan est venu à Paris pour protester, il a été éconduit comme un laquais.

M. Politis se plaint du « malaise grec » ; je me permets cependant de ne pas le trouver comparable au malaise turc, car les Grecs n’ont pas, que je sache, dans leur capitale, de continuels et terribles incendies pour tout anéantir, surtout ils n’ont pas, comme les pauvres Turcs en Anatolie, une armée barbare qui tue, massacre, brûle, viole et torture ; or, tel est le rôle de l’armée grecque à Smyrne et à Aïdin, et ces faits ont eu trop de témoins français ou anglais, ont été trop constatés et dénoncés, malgré une censure vigilante et partiale, pour que M. Politis puisse encore les dénier.

M. Politis se plaint aussi que l’Entente ait chargé la Grèce d’un mandat trop lourd à Smyrne : j’admets, hélas ! qu’un mandat lui a été donné, mais j’ose prétendre qu’il a été exécuté d’une façon criminelle et sauvage que les puissances n’auraient jamais attendue de la part d’une nation qui se targue d’être chrétienne.

Où l’imprudence et la maladresse de M. Politis deviennent stupéfiantes, c’est quand il ne craint pas d’énoncer les paradoxes que voici :

1o D’après lui, en Grèce, en Bulgarie, l’influence morale de la France s’était librement et largement développée, et il ne craint pas d’ajouter qu’il n’en a pas été de même en Turquie ! C’est tellement colossal comme contresens qu’il n’y aurait rien à répondre. La Turquie, personne n’ignore qu’elle était, depuis des siècles, le pays du monde le plus ouvert à l’influence française, un pays où, hier encore, nous étions chez nous, un pays où la seule langue européenne vulgarisée était la nôtre ; on nous aimait à Constantinople et, malgré tout, si nous faisions seulement un geste moins implacable, on nous aimerait encore ; depuis l’armistice on nous appelait à grands cris ; pendant les plus dures batailles, les Turcs cessaient le feu pour épargner nos ambulances ; et nos blessés, nos prisonniers, étaient traités toujours avec la plus exceptionnelle sollicitude, j’en appelle sans crainte au témoignage de tous nos combattants !

2o « Si la question d’Orient, dit encore M. Politis, n’est pas réglée une fois pour toutes en faveur des Grecs, véritables amis de l’Entente et de la France (!), la paix du monde sera à jamais compromise. » Qu’il me pardonne d’affirmer absolument le contraire. Si les envahisseurs étrangers, installés à Smyrne contre le droit des gens et contre la foi des traités, ne sont pas retirés bientôt, l’indignation des pauvres Turcs les poussant alors aux résolutions extrêmes, nous verrons commencer une interminable guerre d’extermination, où beaucoup de sang français coulera encore…

M. Politis, pour nous gagner à sa cause, veut bien nous offrir l’avantageuse amitié de la Grèce. Il prétend que son pays sert déjà l’influence française, et, pour le prouver, il fait miroiter à nos yeux les minuscules institutions fondées, ou projetées, à Athènes dans notre intérêt. Mais, qu’est-ce que ces négligeables et incertaines choses, auprès de l’immense et universel prestige séculaire que la Grèce va nous faire perdre en Turquie et dans tout l’Islam ! Et qu’est-ce que la petite Grèce elle-même, auprès de cette Turquie encore si vaste et, malgré ses mutilations, capable de redevenir demain pour nous, si nous le voulions, une alliée si puissante ? M. Politis, et c’est là surtout que s’affirme la naïveté de ses paradoxes, nous parle de tout ce que pourrait faire la petite minorité grecque d’Asie Mineure pour le développement de notre influence là-bas. « Aujourd’hui, dit-il, le prestige de la France en Orient est immense, et un avenir économique plein des plus riches promesses s’ouvre là pour elle ; tandis que son influence diminuerait du coup, le jour où elle cesserait de soutenir les Grecs. » Il est impossible de pousser plus loin le contresens, et on dirait une gageure. Notre influence séculaire là-bas, mais justement elle est aux trois quarts perdue depuis que nous avons souscrit à l’invasion grecque, et nous ne sommes même pas loin de nous y faire haïr ; la preuve en est que les Turcs, qui demandaient à grands cris le protectorat de la France, ne lui ont même plus fait l’honneur de prononcer une seule fois son nom, au congrès récent où les Américains les avaient consultés sur le choix d’une nation protectrice. Voilà donc un premier résultat indéniable, facile à vérifier pour tous, que vient d’acquérir notre nouvelle politique orientale ! J’ajouterai, pour les banquiers et les commerçants, que nous étions là-bas les maîtres incontestés des marchés, et que notre brouille avec la Turquie va nous faire perdre, au dire des spécialistes, une moyenne de deux milliards et demi par an.

Quant à la tendre amitié de son pays, que M. Politis nous promet en termes si touchants, je me permets d’en douter ; elle surprendrait sans doute beaucoup nos officiers, nos fonctionnaires, nos religieux qui ont fréquenté les villes orientales, car tous se plaignent de l’animosité des Grecs, de leur jactance et de leur fourberie.

Je ne crois pas non plus que cette tendresse se soit beaucoup manifestée à Salonique, du temps où nous y vivions côte à côte avec ces amis-là. Auprès de leurs mille petites traî­trises, combien était reposante la belle et sûre honnêteté turque ! Nous avons trop vite oublié la grande trahison d’Athènes, qui fut la plus odieuse de toutes celles de l’histoire humaine, le massacre de nos matelots sans armes ! Je veux bien que ce forfait a été conçu par la sœur du Monstre, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a trouvé sans peine des complices grecs pour l’exécuter.