La Mort de notre chère France en Orient/09


IX

LE DOUZIÈME POINT
DU PRÉSIDENT WILSON[1]


Septembre 1919.

La plupart de nos journaux reproduisent une note d’après laquelle le Président Wilson aurait sommé la Turquie « de cesser immédiatement les massacres de chrétiens en Asie Mineure » sous peine de supprimer le douzième de ses points. Je me permettrai de faire remarquer d’abord que, du seul fait que les Alliés ont admis la sanglante invasion grecque en Anatolie, il se trouve déjà, en réalité, violé, ce douzième point, sur lequel la Turquie devait se croire en droit de compter lorsqu’elle a signé l’armistice, puisqu’il était garanti par toutes les puissances de l’Entente ; douzième point qui était ainsi conçu : « Aux parties du présent Empire ottoman seront pleinement assurées la souveraineté et la sécurité ! » Ensuite le Président Wilson ne pouvait-il, du même coup, sommer les Grecs de cesser immédiatement leurs exactions barbares aux environs de Smyrne et d’Aïtin, les sommer aussi de cesser d’allumer à Constantinople ces incendies qui s’abattent uniquement sur les quartiers turcs et qui sévissent avec une continuité, une violence sans précédent dans l’histoire ; on sait que, pour couronner la série de ces désastres, les riches quartiers de Bechichtache — environ mille maisons — viennent encore de flamber la semaine dernière ; il ne restera donc bientôt plus, dans la ville des Khalifes, une seule maison musulmane debout, tandis qu’aucune maison grecque n’a été touchée.

J’ignore ce qu’il y a de vrai, ou plus probablement de faux, dans l’histoire de ces massacres que l’on accuse encore les pauvres Turcs de préparer à l’heure actuelle ; mais j’incline beaucoup à croire que ce n’est là qu’un chantage arménien, d’autant plus que je relève dans le rapport officiel des officiers français, envoyés en mission pour se renseigner sur place :

« Partout j’ai entendu parler de massacres qui devaient avoir lieu pour le Ramazan (le Ramazan est depuis longtemps passé). À Eski-chehir, des Arméniens étaient venus me dire que telle et telle maisons turques renfermaient des armes, mais le missionnaire français, le père Ludovic Marseille, m’apprit que ces armes avaient été vendues par les dénonciateurs arméniens eux-mêmes, qui les avaient achetées à des démobilisés. »

Et un peu plus loin :

« Parlant à ces dénonciateurs arméniens de la légèreté avec laquelle ils traitent de cette question des prétendus massacres, plusieurs m’ont avoué qu’ils exagéraient beaucoup pour influencer les Puissances et obtenir ainsi l’envoi de troupes alliées. »

En tout cas, je prétends que la manière dont l’Europe traite les Turcs et les pousse aux actes de suprême désespoir, constituerait déjà en leur faveur des circonstances on ne peut plus atténuantes.

Parmi les accusations dont certains journaux les accablent, j’ai relevé tout dernièrement cette énormité : « Les Turcs nous ont tout le temps trahis et nous trahiront toujours. » Vraiment ? Je demande qu’on me fasse voir ces trahisons-là ! Ceux qui ont employé ce mot semblent en ignorer même le sens ; pour qu’il y ait trahison, il faut d’abord qu’il y ait traité, engagement, promesse. Or les Turcs non seulement ne nous avaient jamais rien promis, mais ne nous devaient rien non plus, moins que rien. Dans de précédents écrits, je crois bien avoir rappelé, établi jusqu’à l’évidence que, depuis la guerre de Crimée, nous n’avons fait autre chose que marcher avec leurs ennemis, leur nuire de toutes les manières, leur causer déceptions sur déceptions et, ce qui leur a été plus sensible que tout, les insulter de parti pris, toujours et quand même. Ils avaient cent fois le droit de nous déclarer la guerre. Cependant ils ne l’ont fait que par contrainte, on sait comment, et encore n’est-ce pas à nous qu’ils l’ont déclarée, oh ! non, mais aux Russes, leurs ennemis héréditaires, qui ne s’étaient jamais cachés de leur intention obstinée de les anéantir à bref délai ; c’est croyant trouver une occasion unique de leur échapper, à ceux-là, qu’ils se sont jetés dans les bras de l’Allemagne ; qui donc n’aurait pas fait comme eux ! Mais, avec notre tendance à croire que tout nous est dû, nous avons crié à la perfidie parce que, lâchés par nous, ils se sont défendus comme ils pouvaient contre l’anéantissement dont ils se sentaient menacés pour demain. Ils ont du reste assez souvent exprimé leur regret profond d’avoir été obligés de se battre contre nous, et surtout, par leur façon fraternelle de traiter nos blessés et nos prisonniers, ils ont assez souvent prouvé combien, dans le fond, ils restaient nos amis !

En fait de trahisons, pendant la grande guerre, j’ai vu d’abord, et bien vu, celle de la Russie, qui restera une des plus colossales de l’histoire humaine. Ensuite, les cinq ou six petites trahisons successives, chroniques, pourrais-je dire, de la Bulgarie, tirant chaque fois dans le dos de ses alliés sans crier gare. Enfin j’ai vu les trahisons de la Grèce, celle d’Athènes, la plus odieuse de toutes, le massacre de nos matelots sans armes, et puis toutes celles de Salonique, dont la série dura pendant tout notre séjour, d’ailleurs avec accompagnement ininterrompu, le long des quais, des vols les plus éhontés de notre matériel, de nos munitions, de nos vivres.

Oh ! à côté de ces procédés, combien est reposante la belle et sûre honnêteté turque ! Dans cette Salonique devenue grecque, chaque mois il fallait fréter un bateau pour déporter des centaines d’espions et de traîtres, pris dans toutes les classes sociales de nos bons alliés, des officiers, des marchands, des popes, des prostituées… À deux pas de la ville, fonctionnait un poste de ravitaillement pour sous-marins boches, lequel était camouflé en scierie mécanique et où les goélettes à pavillon de l’Hellade, en faisant mine de se caréner, venaient du matin au soir s’emplir d’essence pour nos ennemis. Et une belle nuit, quand apparut un zeppelin, nos bons alliés toujours, au moyen de feux allumés sur leurs toits, jalonnèrent sa route, afin qu’aucune de ses bombes ne fût perdue pour nos soldats…

Tout cela, oui, s’appelle traîtrises, et traîtrises qualifiées. Mais du côté des Turcs, que l’on me montre donc quelque chose qui puisse porter un tel nom !

  1. Retardé d’environ deux mois par la censure.