La Mort de notre chère France en Orient/04


IV

NOS INTÉRÊTS EN ORIENT


Août 1919.

À l’heure où j’écris, les Grecs font feu de tout bois, comprenant que c’est l’heure unique où leurs plus folles ambitions aient quelque chance d’être satisfaites. Profitant de la partialité, déjà acquise, de l’Europe, ils entretiennent une propagande effrénée ; la presse regorge de leurs calomnies, et les braves gens de chez nous, qui ne savent pas, lisent, sans bondir, des articles de ce genre : « Les Grecs ont beaucoup de mal en Asie Mineure avec la populace turque ; ils vont être obligés d’augmenter leurs troupes pour arriver à rétablir l’ordre, etc… » — L’ordre, mais c’est eux qui l’ont criminellement troublé, mais c’est eux qui sont venus là mettre tout à feu et à sang ! Et la « populace turque », mais ce sont les braves défenseurs de la patrie, qui agissent aussi noblement que nous venons de le faire nous-mêmes contre l’horreur de l’invasion allemande.

La grande masse des Français, aveuglés par de vieilles légendes, s’obstinent à ne regarder les Grecs d’aujourd’hui qu’à travers ceux de l’antiquité, de même qu’ils persistent à considérer les pauvres Turcs comme les bandits que leur dépeignent depuis tant d’années les inlassables calomnies levantines. Il est stupéfiant que les attestations ardentes et unanimes de nos milliers d’officiers et de soldats revenus de Turquie n’aient pu enfin éclairer l’opinion chez nous, et cependant il n’en est pas un seul qui n’ait rapporté de là-bas l’estime, la sympathie pour les Turcs. De grâce, qu’on les interroge ! Leurs témoignages, leurs rapports officiels, il est pourtant facile de les vérifier, en les complétant même, si on le désire, de ceux de nos religieux et de nos religieuses[1] qui savent si bien faire la différence radicale entre les musulmans et les soi-disant chrétiens de la Grèce et de l’Arménie. Mais non, la légende demeure la plus forte, et quand elle finira pourtant par s’évanouir à la lumière de la vérité, il sera sans doute trop tard ; la Turquie aura cessé de vivre.

On se demande quelle excuse les Grecs peuvent bien invoquer pour justifier leur agression sanglante contre Smyrne, contre cette Anatolie qui est un groupement compact de Turcs. Ils n’ont sur ce pays aucune espèce de droits, ni ethnographiques, car ils y sont en minorité accablante, ni historiques, car ils ne l’ont jamais possédé ; en outre, leur présence n’y pourra être qu’une cause perpétuelle de combats et de tueries. Quant à leur manière de s’y prendre, elle a été pire même que lors du guet-apens d’Athènes et de l’assassinat de nos chers matelots. Avec plus de soin encore, le massacre avait été préparé ; comme ils avaient prévu que les Turcs, stoïquement, ne bougeraient qu’à la dernière extrémité, ils avaient amené de Macédoine des agents provocateurs choisis parmi les plus atroces de leurs comitadjis : ils avaient donné des armes à la basse populace grecque — même aux femmes, et Dieu sait quel usage, ces dernières en ont fait !… Il y eut 300 Turcs tués et 600 blessés, avec raffinements de barbarie. En criant : « J’em… ton prophète et ta religion » (sic), on arrachait aux musulmanes leurs voiles ; on arrachait aux hommes leur fez et on les obligeait à le piétiner ; s’ils refusaient, on les lardait à coups de baïonnette et on les jetait à la mer. Dans la rage de tuer, les Grecs s’attaquaient même à des étrangers, à des chrétiens ; deux Italiens et un Anglais furent assassinés.

Ensuite vint le pillage de toutes les maisons turques, et il fallut envoyer des détachements de matelots alliés pour protéger les maisons françaises. Les rapports de tous nos officiers présents se terminent et concluent par ces mots : « La conduite des Grecs a été ignoble[2]. »

Telle fut donc, au dire des témoins véridiques, français ou anglais, cette « entrée triomphale » que la plupart de nos journaux contèrent en ces termes :

« Les troupes grecques ont débarqué à Smyrne, au milieu de l’enthousiasme universel ! »

En outre, dans les rues de Constantinople, les officiers grecs, arrivés à notre suite, bousculent volontiers les nôtres qui, pour la plupart, se plaignent de leur arrogance, et ils ne nous appellent que « ces nigauds de Français ». Naguère, du reste, lors de certains incidents du Bruix qui firent pas mal de bruit — et au sujet desquels les Grecs m’infligèrent un démenti qu’il me fut aisé de démentir à mon tour — le commandant de ce navire avait officiellement télégraphié en clair des accusations terribles contre « les excès abominables des soldats grecs », et parlé d’ « un massacre général de Turcs entrepris dans des conditions particulièrement odieuses ». Tout cela, je l’ai publié il y a sept ans, page 195 de mon livre intitulé : Turquie agonisante. Si j’y reviens aujourd’hui, c’est pour citer à nouveau ce passage des mêmes dépêches officielles du commandant du Bruix : « Je suis assailli de plaintes de Français volés et maltraités par les Grecs. »

Et voilà donc les fidèles et sûrs amis aux­quels nous sacrifions avec une si aveugle géné­rosité nos intérêts vitaux en Orient ! Les pauvres Turcs, au contraire, nous les accablons impi­toyablement et au mépris de tous les principes wilsoniens sur les droits imprescriptibles des nationalités. Comme si cela ne suffisait pas, nous les insultons aussi de la façon la plus révoltante, tout en exaltant ces Grecs nos chers alliés. Des petits journalistes (Dieu merci, des tout petits, je suis heureux de le reconnaître), ignorants de la question comme des carpes, ne craignent pas d’écrire de ces phrases mons­trueuses : « Quant aux Turcs, nous n’avons qu’à les traiter comme des bêtes fauves » (sic). C’est là notre remerciement, alors que nos officiers, nos soldats n’ont qu’une voix pour dire les égards chevaleresques dont les nôtres ont été très spécialement entourés en Turquie, aussi bien pendant les batailles que depuis l’armistice ; qu’une voix pour proclamer la sympathie persistante que les Turcs nous témoignent et leur délicate loyauté.

Cette petite Bulgarie, féroce et dix fois traîtresse, non seulement nous la laissons subsister, mais nous allons jusqu’à l’entourer de sollicitude, nous tenons à la doter d’un débouché sur la mer pour assurer son développement barbare, tandis que nous voulons enlever à la Turquie son seul port en Asie Mineure, le seul par où elle puisse respirer et vivre ! Cette malheureuse Turquie, notre alliée séculaire, qui nous aime encore malgré tout et ne demanderait qu’à nous rendre nos privilèges d’autrefois si seulement nous faisions vers elle un geste moins implacable ; cette malheureuse Turquie, elle est la seule que nous nous obstinons à anéantir, sans vouloir comprendre que nous anéantissons du même coup notre prépondérance séculaire en Orient ; sans nous apercevoir que nous faisons le jeu d’une grande puissance rivale qui se hâte là-bas de prendre notre place, sans même songer (pour parler de petites choses plus pratiques) qu’en nous éclipsant ainsi « des Échelles du Levant » nous nous privons d’un revenu annuel d’environ deux milliards… Ici, pour ces questions économiques où j’avoue mon incompétence, je prie les lecteurs de se reporter à un irréfutable et lumineux article publié le 11 août en deuxième page du Figaro et signé : « Un résident français en Orient. »

Hélas ! hélas ! Les claires et vives intelli­gences qui nous ont si admirablement conduits à la victoire se résoudront-elles à laisser contre-balancer nos succès en Occident par ce véritable et immense désastre oriental !


P.-S. — Si l’on désire connaître l’opinion d’un Arménien, que nous ne saurions soupçonner d’une grande partialité en faveur des Turcs, voici comment il apprécie les exploits des Grecs :

« Jamais les Turcs n’ont fait sur nous ce que les Grecs ont fait sur eux, et jamais ils n’ont insulté comme cela à nos croyances. »

  1. Un journaliste grec, commentant ce chapitre, m’accorde que, en effet, si l’on consulte nos religieux et nos religieuses d’Orient, ils se prononceront sans hésiter en faveur des Turcs contre les chrétiens orthodoxes ; mais il en donne cette explication burlesque : ce ne serait pas sincère de leur part, ce ne serait que pour obéir à un ordre du Pape !

    L’aveu n’en est pas moins à enregistrer.

  2. De bonnes âmes s’obstinant à innocenter les Grecs de leurs atrocités à Smyrne, prétendent qu’ils étaient excusables de ce moment de violence, ayant été massacrés eux-mèmes pendant tant d’années. Vraiment !… Si j’accorde qu’il y a eu plus d’Arméniens massacrés par les Turcs que de Turcs massacrés par les Arméniens, quoiqu’il y en ait eu beaucoup, je proteste avec énergie contre les récits de massacres de Grecs par les Turcs. Que l’on veuille bien consulter tous les témoins sur les horreurs grecques pendant la guerre des Balkans, que l’on veuille bien lire, par exemple, les dépêches officielles du commandant du Bruix sur les événements de Salonique ! Chaque jour du reste m’apporte contre la férocité des Grecs de nouveaux témoignages écrasants et authentifiés. Ainsi, pendant la guerre mondiale ils ont incendié une quinzaine de villages turcs, en Albanie, et horriblement massacré les habitants, sans utilité.