La Mort de notre chère France en Orient/03


III

SMYRNE « L’INFIDÈLE »


15 juin 1919.

Trop vite nous nous étions alarmés, — nous tous qui connaissons l’Orient, — trop vite nous avions douté de la clairvoyance de nos grands arbitres ; le projet néfaste, et d’ailleurs irréalisable, de supprimer d’un trait de plume l’empire des Khalifes, n’avait fait qu’effleurer leur esprit, aux heures où ils étaient absorbés par d’autres sujets qui leur semblaient plus graves ; mais, maintenant qu’ils ont étudié de près la question, ils ont aussitôt compris que cet anéantissement serait d’abord un des plus énormes crimes de l’histoire humaine, et qu’en outre, il porterait à la France un incalculable préjudice.

« Un crime » contre le principe des nationalités, parce que, dans les vastes territoires ottomans, la seule nationalité digne d’être appelée ainsi, la seule qui vaille, la seule qui ait le nombre, la cohésion, la loyauté et l’énergie, est la nationalité turque : tous ceux d’entre nous qui ont vécu en Orient le savent de la façon la plus certaine ; on ne le met en doute que dans la Métropole, où l’on vit, hélas ! sur de vieux préjugés, dans une stupéfiante ignorance des choses orientales, et c’est à peine si nos milliers de combattants revenus de là-bas commencent, par l’unanimité de leurs ardents témoignages, à battre en brèche chez nous l’œuvre pernicieuse de la calomnie levantine. Les Grecs, qui en ce moment protestent avec tant de hauteur, ne constituent en Turquie que des minorités éparses en quelques points de la côte ; ils sont, avec les Arméniens, d’insatiables spéculateurs qui, depuis l’arrivée des Turcs en Europe, n’ont cessé de les exploiter jusqu’à la ruine.

« Un incalculable préjudice porté à notre patrie », disais-je, parce que d’abord, si la France, qui est l’une des plus grandes puissances en Islam, commettait cette faute sans excuse de laisser escamoter le Khalife des Croyants comme une simple muscade, elle révolterait à tout jamais ses milliers de fidèles sujets musulmans. Ensuite, ce serait renier tout son passé, toutes ses promesses, méconnaître l’effort séculaire de nos devanciers qui avaient fait de la Turquie un pays d’influence, de sympathie et de langue françaises, ce serait abdiquer tout notre prestige en Orient et sacrifier d’un seul coup tout l’or productif que nous y avons semé à pleines mains.

Oui, ils ont aussitôt compris, nos grands arbitres, dès qu’ils ont eu le loisir pour un premier examen attentif, et il semble bien aujourd’hui que Stamboul restera l’inaliénable patrimoine du Khalife : seule solution qui puisse mettre d’accord la justice, la raison, et l’intérêt primordial de la France.

Il faudrait pourtant se hâter de rendre cette décision officielle, car l’un des nombreux motifs sur quoi s’appuie la justice pour demander que Constantinople reste aux Turcs, est leur écrasante supériorité numérique. Or, cette supériorité décline très vite, depuis qu’elle a été évoquée comme argument à la barre de la Conférence : par un hasard sans doute providentiel pour les Grecs, d’immenses incendies se déclarent dans la ville, avec une fréquence que l’histoire n’avait jamais enregistrée, et comme par un fait exprès, c’est toujours uniquement dans les quartiers turcs ainsi que naguère à Salonique ; 60 000 maisons à peu près ont déjà disparu depuis quelques semaines et d’innombrables musulmans sans abri sont forcés de fuir, de s’exiler n’importe où… Par contre, des réfugiés grecs arrivent de Russie par dizaines de milliers, pour s’installer, coûte que coûte, à la place des pauvres dépossédés !

Je veux espérer du reste que déjà l’on soupçonne à Constantinople quel va être le probable verdict de la Conférence, et que la minorité grecque de la ville doit commencer de mettre un frein à son assurance. Il ne serait que temps, car ces « Alliés », — mais de la dernière heure, — ne cessent de nous tourner en dérision et ne nous appellent plus là-bas que « ces niais de Français ». En France, sait-on que les Grecs osent depuis un mois arborer leur drapeau partout à Constantinople, sur leurs maisons, leurs écoles, leurs églises, comme si la ville leur était d’ores et déjà concédée par les Alliés, tandis que les Turcs, encore chez eux pourtant, mais toujours si tolérants et débonnaires, ne relèvent même pas cette suprême insulte ? Sait-on que ces officiers grecs, arrivés en Turquie à notre suite, et grâce à nous, bousculent les officiers français en pleine rue de Péra, et, au café, leur soufflent insolemment au visage la fumée de leur cigare !…

Sans doute la Conférence ne manquera pas de constater aussi, en continuant son examen approfondi de la question, qu’il ne suffit point que l’empire du Khalife subsiste à l’état de fantôme, uniquement pour calmer la rancœur des musulmans et contenter leur rêve religieux : non, il faut qu’il vive et qu’il prospère, et cela, dans l’intérêt égoïste de la France, qui est la nation de l’Europe ayant engagé là le plus grand nombre de milliards. Après la débâcle russe, il serait vraiment excessif d’imposer à notre pays une seconde ruine, par l’effondrement de la Turquie. Or, chacun sait qu’un peuple ne peut vivre et prospérer que s’il a des débouchés pour son commerce, autrement dit des ports de mer. L’Anatolie, qui est un bloc si compact de Turcs, n’a d’autre port que Smyrne : elle étoufferait donc, comme étranglée, si Smyrne ne lui restait pas. Les statistiques établissent, je le sais, que dans cette ville, dans la ville même s’entend, les Grecs dominent, ce qui lui a valu ce surnom de Smyrne l’infidèle ; mais elles établissent avec une égale certitude que ce n’est là qu’une petite couche très superficielle de banquiers et de marchands, et qu’à trois ou quatre kilomètres alentour, on retombe en pleine homogénéité turque. Y a-t-il donc une raison suffisante pour donner à ces commerçants grecs le port unique, seule ouverture par où l’Anatolie peut respirer et vivre ? Toute proportion gardée, c’est à peu près comme si l’on proposait de leur donner aussi Marseille, sous prétexte qu’aujourd’hui, comme au temps des Phocéens, ils y sont nombreux et y font de bonnes affaires !

Est-il besoin d’ajouter que ces « Alliés » grecs, à peine installés à Smyrne, auraient pour premier soin d’en expulser « les niais de Français[1] ». En outre, les scènes de carnage, dont vient de s’accompagner leur entrée si agressive dans cette ville, prouvent surabondamment que leur domination n’y serait possible qu’après y avoir fait couler des flots de sang ; les pauvres Turcs, poussés au suprême désespoir, auraient sans doute encore des sursauts d’agonie infiniment redoutables…


P.-S. — On sait que, toujours par hasard, un incendie vient de détruire la partie du palais de Constantinople qu’habitait le sultan.

  1. Ma conscience m’oblige d’avouer qu’avec ces gens-là nous ne sommes pas en reste d’épithètes plutôt désobligeantes. Leur toute gracieuse reine Sophie avait coutume de nous appeler : « Ces infâmes cochons de Français. » Eh bien, je n’ai jamais rencontré un officier ni un matelot, ni un soldat de l’Armée d’Orient, ayant fréquenté les Grecs, qui, en parlant d’eux, ne fasse précéder leur nom d’un qualificatif au moins équivalent ; je n’y suis pour rien, je me borne à constater que c’est une locution courante, — et avec quelle conviction elle est prononcée !