La Mort de la Terre - Contes/Le Condamné à mort

LE CONDAMNÉ À MORT


C’était ma première cause importante, raconta l’avocat Basseterre : elle fut l’origine de ma fortune et de ma renommée. L’homme qui m’avait accepté pour défenseur venait de commettre un crime ignoble. Il avait assassiné deux vieillards, les époux Maillot, avec des raffinements de férocité. La femme, ayant survécu aux coups de talon dont il lui laboura le ventre, il lui maintint la tête dans un feu de cheminée, un feu qui brûlait mal, jusqu’à ce qu’elle cessât de hurler, de râler et de panteler.

La face de cet assassin marquait assez bien son caractère. Elle était courte par le front et le nez, longue par le développement furieux de la mâchoire inférieure. Des yeux ronds, des yeux de mandrill, phosphoraient sous des sourcils en moustaches. Les bras se terminaient par des pattes cramoisies, dont les ongles poussaient avec une rapidité fantastique, et qui surprenaient par leur envergure. Son crime lui avait rapporté dix-sept francs, car les économies des vieux se trouvaient à la caisse d’épargne. Il ne pouvait être question, pour lui, de se repentir ; il ne sentait pas son crime ; il décelait à peu près exactement l’état d’âme d’un loup ou d’un léopard qui a dévoré sa proie. Mais comme à son âme de bête il joignait une mémoire d’homme, il regrettait de n’avoir pas recueilli un butin plus abondant et surtout de s’être laissé prendre. Tout de même, il gardait le souvenir d’une belle bordée, pendant laquelle dix litres de vin et maints petits verres d’eau-de-vie avaient exalté sa cervelle :

— J’ai bien rigolé, toujours ! répétait-il avec un rire hargneux.

Je remplis ma tâche du mieux que je pus. D’abord, Pierre Fourgues se montra plein de méfiance et de menace. Il ne me répondait pas, il fixait sur moi des regards presque homicides. Après quelques jours, il se rendit compte que j’étais positivement son défenseur et, une fois que j’avais une altercation avec le juge d’instruction, il eut une sorte d’aboiement et cria :

— Bath !

Ensuite il me donna sa confiance, il me fit même des confessions qui me gênaient et m’épouvantaient. Le jour du jugement, je plaidai avec chaleur. Je donnai mon homme comme une victime de l’incurie sociale ; je dépeignis sa vie d’orphelin et de vagabond ; je fis appel à la justice et surtout à la compassion des jurés. L’homme-bête, que le réquisitoire avait mis en fureur et qui, plusieurs fois, avait fait mine de bondir vers le procureur général, fut pris d’une émotion inouïe lorsque je parlai à mon tour. La prunelle dilatée, la bouche entr’ouverte, à chaque instant, il tendait vers moi ses mains captives ou poussait un grognement de reconnaissance. Quand j’eus fini, il beugla :

— C’est à la vie, à la mort !

Il écouta le verdict et la condamnation avec indifférence, soit qu’il comprît mal, soit que son intellect rudimentaire ne lui permît pas de s’intéresser à un avenir qui dépassait plusieurs journées.

Quand il fut à la Roquette, — car ceci se passe au temps de la Roquette, — il demanda fréquemment à me voir. Il m’accueillait avec des démonstrations qui ressemblaient assez à celles du chien qui revoit son maître. D’ailleurs, il ne s’inquiétait guère. Il savait que je m’occupais à obtenir sa grâce et il s’en rapportait à moi — sûr qu’en fin de compte, je réussirais à sauver sa tête. Seulement, il trouvait le temps long, car il avait l’habitude du grand air : sa cellule lui semblait étouffante et terriblement ennuyeuse, d’autant plus qu’il n’entendait pas grand’chose aux jeux de cartes…

Il ne me parla qu’à deux ou trois reprises de sa mort possible ; il me disait alors :

— Sûr que vous viendriez me voir au dernier moment.

Je le lui promettais, résolu à tenir parole.

Malgré mes efforts, sa grâce fut refusée. Et vers la fin d’une brumeuse nuit de novembre, je me trouvai près de la cellule du condamné avec la magistrature, l’aumônier, les gardiens et Deibler. Nous étions tous fort émus, même les gardiens. Le prisonnier dormait paisiblement : ses nuits, du reste, étaient bonnes. L’idée de son réveil nous faisait froid au cœur.

La porte s’ouvrit. Le sommeil du misérable était si profond qu’il ne s’en aperçut même pas. On pouvait voir son crâne sombre, sa face grise et la forme renflée de son corps sous les couvertures.

Un gardien le toucha doucement.

Il fit un geste vague, se tourna à demi et se frotta les yeux, en poussant un grognement. Puis, il se dressa sur son séant et nous regarda avec une évidente surprise, mais sans crainte :

— Quoi qu’y gna ? grommela-t-il. C’est pas une heure pour déranger le monde.

Alors le procureur, tout pâle, murmura d’une voix tremblante :

— Pierre Fourgues, j’espère que vous aurez du courage… Votre recours en grâce est rejeté.

— De quoi ? Rejeté ? Qu’est-ce qui est rejeté ?

Tout à coup, il comprit et devint grave :

— Du courage ! ricana-t-il… On verra si qu’on en a.

Il se leva avec fermeté ; il commença à s’habiller. Par moments, il jetait un regard sommaire autour de lui. Jusqu’alors, il ne m’avait pas reconnu : je me tenais peureusement caché derrière les autres. Mais, brusquement, il m’aperçut et un vague sourire crispa sa lèvre :

— Pardon, excuse ! s’écria-t-il, je vous avais pas vu… je suis bien content !

Il tenait sa veste à la main, il me regardait dans les yeux avec un mélange de confiance, d’affection et de stupeur :

— C’est-y vrai, ce que dit cet autre ? demanda-t-il.

— C’est vrai, balbutiai-je d’une voix anéantie, mais je suis sûr que vous ne faiblirez pas.

— Moi, faiblir ! Ah ben !…

Il me tendit les mains en grommelant :

— J’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

Après quoi, il passa sa veste. Sans doute, sa conscience obtuse ne réalisait pas encore complètement l’événement. Aucune menace n’émanait de la contenance des visiteurs : il devait se figurer que l’exécution était précédée de quelque cérémonie brutale ou terrible.

Il me demanda encore :

— C’est tout de même pas pour la Veuve qu’y viennent ?

Je fis un signe de tête. Soudain, il se rendit un compte exact de la situation. Sa mort, qu’il n’avait jamais bien imaginée, lui apparut comme elle apparaît au fauve terrassé. Il claqua des dents ; ses oreilles blanchirent. Néanmoins il crâna :

— On montrera qu’on a de la moelle.

En ce moment, on le toucha légèrement à l’épaule. Il fit un bond de côté, une épouvante immense le tordit et il cria :

— Je veux pas… au secours… je veux pas !

Il courait autour de la cellule ; deux hommes le saisirent, mais ses cris s’étaient transformés en un long hurlement, un hurlement de loup au fond des bois. Tout à coup, d’un effort terrible, il se dégagea, écarta l’aumônier, repoussa le procureur et se jeta sur moi. Il m’avait saisi dans ses bras, il m’étreignait avec un tremblement affreux, son visage se cachait dans mon cou comme le visage d’un enfant et il sanglotait :

— Sauve-moi !… Sauve-moi !… Sauve-moi !…

Il est tout à fait impossible de vous dépeindre l’épouvante de cette minute. J’avais l’impression que l’assassin était devenu un être de ma race, un être de mon sang ; un goût affreux emplissait ma bouche ; j’avais les entrailles tendues comme des cordes ; et mon cœur tantôt grondait comme un torrent, tantôt se taisait dans une défaillance…

Je me souviens que des larmes chaudes coulaient des yeux de l’homme dans ma nuque…

Je n’en pouvais plus, j’allais m’évanouir, lorsque les aides du bourreau s’emparèrent violemment de la victime et l’emportèrent, pantelante, à travers le corridor.

Quant à moi, je demeurais là, anéanti, avec le sentiment d’une horreur irrémissible que je partageais avec les juges, les geôliers, le bourreau et toute la société…

Depuis, continua Basseterre, avec un étrange sourire, je lutte pour la vie des criminels avec une rage furieuse, je mets à sauver leur tête quelque chose de l’ardeur que je mettrais à sauver la mienne… Mais je n’ai plus jamais eu le courage de rendre visite à aucun de mes clients à l’heure formidable où Deibler examine la Veuve.