La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch08

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 259-269).


CHAPITRE VIII

Où Espérat se demande s’il est bien lui


Deux heures du matin.

Un groupe de cavaliers parcourt la route qui, par Laignes et Crozy, relie Châtillon à la ville de Tonnerre.

Un élégant gentilhomme tient la tête de la petite troupe. Il s’arrête et ceux qui le suivent font de même.

Il esquisse un geste d’appel.

Aussitôt l’un des cavaliers sort du peloton, vient à lui.

— M. de Lamartine, dit-il, vous m’avez appelé, je crois.

— Oui, Espérat, oui, mon brave enfant. C’est en ce point que nos routes vont se séparer. Tonnerre est là, en avant de nous. De ce point, il te sera facile, ainsi qu’à tes amis, de regagner Troyes.

— Comment vous remercierai-je jamais ?

— En te souvenant de moi comme d’un Français qui, enrôlé parmi les envahisseurs, n’a jamais fait la guerre à la France.

— Oh ! cela j’en suis sûr.

Le jeune garçon se prépara à mettre pied à terre.

— Que fais-tu, demanda le futur poète ?

— Je quitte le cheval que vous m’avez prêté.

— Garde-le. Il te permettra d’arriver plus vite au terme de ton voyage.

Et arrêtant les paroles de gratitude qui s’échappaient des lèvres de son interlocuteur :

— Au revoir, Espérat, au revoir ; va, tu es plus heureux que moi… ; tu crois en l’étoile de Napoléon, et tu peux ainsi rejoindre la dernière armée française.

Mais secouant la tête pour chasser la pensée importune.

— Allons… je ne veux pas te retarder davantage…

Il tendit la main à Milhuitcent, qui la pressa dans les siennes, puis revenant au groupe immobile à quelques pas, il fit ses adieux à Bobèche, à M. Tercelin, à l’abbé Vaneur, donna un ordre bref, et piquant des deux s’élança au galop vers le sud, suivi de son escorte.

Le pitre, le gamin, l’abbé et le maître d’école restèrent seuls sur la route, les yeux fixés sur la petite cohorte qui s’enfonçait dans la nuit.

Il y avait une tristesse dans la séparation. Depuis l’instant où il les avait sauvés à la ferme Éclotte, Lamartine avait été pour eux une sorte d’envoyé de la Providence.

La première alerte passée, il les avait fait sortir de leur cachette, les avait conduits dans sa maison, et, au risque de se compromettre lui-même, il avait décidé que tous quatre se mêleraient à sa suite pour quitter Châtillon dans la nuit. Il retournait en Italie, mais bah ! il effectuerait un crochet afin de conduire ses protégés hors des lignes ennemies.

Plus que cela encore. Espérat, pris de confiance, lui avoua son ennui de s’éloigner de Châtillon sans Mlle  de Rochegaule.

Et Lamartine se rendit en personne au presbytère ; s’il ne ramena pas la jeune fille, c’est que celle-ci lui déclara ne pas vouloir sortir de sa retraite. Elle était en sûreté chez le vieux desservant de l’église du Saint-Voile, pourquoi risquer de nuire à ses défenseurs… ? La présence d’une femme devant naturellement attirer l’attention sur l’escorte du gentilhomme.

Devant cette résolution, force avait été aux hôtes du poète de se résigner. À minuit, tous quatre, mêlés aux serviteurs qui formaient la « maison » de M. de Lamartine, étaient sortis sans encombre de Châtillon. Un laissez-passer, donné par Alexandre de Russie au jeune gentilhomme, et que celui-ci présentait à toute réquisition des postes ou des patrouilles disséminés sur le chemin, aplanit les obstacles.

Ainsi on avait traversé le pays occupé par l’armée de Bohème. Puis les soldats de l’étranger étaient restés en arrière, et sur la route libre maintenant, la petite troupe avait pu filer bon train.

— Un digne seigneur, fit enfin Bobèche quand le groupe de cavaliers eut disparu.

— Oui, murmura Milhuitcent. Pourquoi les royalistes ne sont-ils pas tous ainsi ; Français d’abord ?

Mais l’abbé Vaneur interrompit les réflexions des deux amis :

— Gagnons Tonnerre. Après les émotions de la journée nous avons besoin de repos. Demain, il y aura une longue route à parcourir, vous pour atteindre Troyes ; nous pour retourner vers l’Argonne.

— Quoi, Monsieur le curé, vous voulez… ?

— Tercelin aussi le veut. Guerre sans merci, sans trêve, à l’ennemi qui foule notre sol.

— Un prêtre parler ainsi.

— Je ne suis plus prêtre jusqu’à nouvel ordre. J’ai pris le fusil pour défendre mon vieil ami ; le soldat s’est réveillé en moi… Puis nous sommes à une heure où nul n’a le droit de se dérober au terrible devoir de la guerre. Je combattrai désormais… Dieu, qui nous juge, me pardonnera.

En silence on atteignit la cité de Tonnerre. À l’auberge du Chariot d’Or les voyageurs trouvèrent des chambres et ils dormirent du sommeil lourd de gens harassés.

De grand matin toutefois ils furent debout. Des adieux rapides furent échangés.

Après quoi, tandis que l’abbé Vaneur et le maître d’école se préparaient à aller dans la forêt d’Argonne reprendre leur place parmi les partisans qui continuaient la lutte, Bobèche et Espérat montèrent à cheval et, par Flogny, Ervy, rejoignirent, à Auxon, la grande route de Saint-Florentin à Troyes.

Vers six heures du soir, ils entraient dans cette dernière ville.

Des soldats, français ceux-ci, campaient dans les rues, se montraient aux fenêtres des maisons, réjouissant spectacle pour les voyageurs qui venaient de vivre de longs jours parmi les Alliés.

Soudain un garçonnet, portant l’uniforme des voltigeurs, se détacha d’un groupe :

— Espérat, cria-t-il.

Le gamin retint sa monture, regarda, et joyeux :

— Henry de Mirel ! que fais-tu là ?

— Je tiens les kaiserlicks en respect avec les autres. Mais toi-même ?

— J’apporte des nouvelles à l’Empereur…

— À l’Empereur…  ?

Henry se rapprocha vivement, baissant la voix :

— Il est parti.

— Parti… quand ?… où ?

— Ce matin,… sa destination ?… inconnue… Mais Macdonald, qui commande ici,… te dira sans doute ;… toi, on ne te cache rien.

Le garçon blond avait changé depuis sa rencontre avec Espérat. À la rude école de la guerre, l’enfant timide avait appris le courage, la résolution… C’était maintenant un homme… à la taille près.

Et Milhuitcent, constatant cette métamorphose, reprit en souriant :

— Conduis-moi chez Macdonald.

— Volontiers… Après, je t’emmène dîner chez le capitaine de Rochegaule.

— Ton père il est ici également ?

— Oui, tu viendras  ?

— Je ne sais… cela dépendra…

— Non, non, pas de simagrées… ; cela me permettra d’ailleurs de partager un repas d’officier… ce qui vaut mieux que la gamelle…

Hein ? c’est entendu…

— Absolument !

Les deux gamins riaient, tout heureux de se retrouver ensemble. Bobèche, à son tour, reçut les compliments de Mirel, puis tous trois

se dirigèrent vers le logis du maréchal Macdonald. Là un contre-temps les attendait. Le maréchal effectuait une inspection des grand gardes et ne serait de retour que vers onze heures.

Il en était sept à peine. Comme le fit remarquer Henry de Mirel, les voyageurs ne pouvaient mieux employer leur temps qu’à dîner, manœuvre indispensable après une chevauchée.

Et Bobèche approuvant hautement la motion, tous trois se mirent en route vers le logis du comte, capitaine de Rochegaule.

Celui-ci était installé dans une maison proche de Saint-Urbain, cette église du treizième siècle édifiée par les soins du pape Urbain IV, originaire de Troyes, et dont l’obscurité empêcha les jeunes gens d’admirer les vitraux remarquables et le curieux bas-relief de Gentil.

Mais l’accueil du comte les dédommagea de ce petit déplaisir. On dîna avec le laisser aller d’anciens amis ; et le sévère gentilhomme se fit tendre, lorsqu’Espérat lui raconta comment il avait réussi à délivrer Lucile.

— Ah ! s’écria-t-il, enfant, tu as sauvé l’honneur de ma maison… Tu as le dévouement d’une noble créature que rappellent les traits de ton visage.

— De qui donc, interrogea Mirel ?

— De ta mère, répondit le vieillard avec émotion.

Henry devint pâle. Mais personne ne remarqua son trouble, car Bobèche, soucieux de ne pas laisser s’attendrir ses compagnons, commença un de ces récits funambulesques dont il avait le secret et auxquels le rire faisait cortège.

Neuf heures sonnèrent, le comte se leva. Il devait prendre son service. On se sépara avec de grandes effusions.

Une fois dehors, Milhuitcent et le pitre parlèrent de se rendre à l’auberge, d’abord pour attendre le moment de retourner au quartier général de Macdonald, puis pour achever la nuit après l’entrevue. Mais Henry de Mirel supplia :

— Allez seul, monsieur Bobèche, je voudrais parler longuement à Espérat.

— À moi, se récria celui-ci… ?

— À toi.

— De quel air tu dis cela. Tu as la mine d’un poltron qui fait son testament !

— C’est quelque chose d’approchant, répliqua le jeune voltigeur d’un ton mélancolique.

Milhuitcent le regarda. Il fut frappé de l’expression du visage du petit soldat. Fondues en une exaltation incompréhensible, il y lut l’angoisse et la joie.

Doucement il murmura :

— Va, mon vieux Bobèche, va… à onze heures, rends-toi à la maison de Macdonald, tu me ramèneras ensuite à l’hôtellerie que tu auras choisie.

Et le pitre s’en alla, emmenant les deux chevaux que les voyageurs traînaient à leur suite depuis leur arrivée à Troyes.

— À présent, Henry, tu peux parler.

— Non, pas ici… Il fait froid,… la pluie commence à tomber…

— Le temps change, en effet, soupira philosophiquement le fils adoptif de M. Tercelin, mais ce n’est pas une raison pour ne pas se dégourdir la langue, lingua frigida, comme dirait ce bon ivrogne de pope, qui doit nous chercher vainement dans tout Châtillon.

Puis, ce souvenir accordé à Ivan Platzov :

— Où veux-tu me conduire ?

— À mon logement… J’y suis seul ce soir ; mes camarades étant de garde ;… donc nous aurons toute liberté…

— Sapristi tu parles en conspirateur.

— Si je conspire,… c’est seulement pour ton bonheur.

Sur ces mots, de Mirel se mit en marche. Milhuitcent n’insista pas et l’accompagna.

Traversant les différents bras de la Seine qui se ramifie on ce point, formant des îlots verdoyants durant la belle saison, les jeunes garçons parvinrent à la maisonnette dont les propriétaires avaient la charge de loger Henry.

Bientôt tous deux furent installés dans une chambre proprette. Un bon feu flambait répandant une douce chaleur. En face de la cheminée, Espérat s’étira voluptueusement :

— Le fait est que l’on est mieux ici que dans la rue. N’empêche que tu as mis ma curiosité en éveil. Voyons, que désires-tu me raconter ?

— Ma vie, fit sourdement de Mirel.

— Ta vie ?

— Oui. Jusqu’ici les circonstances ne nous ont pas accordé l’heure nécessaire à cet entretien. Aujourd’hui, nous avons le temps ;… je veux en profiter… Qui sait si je vivrai assez pour attendre une nouvelle occasion.

— Pas de ces idées-là, plaisanta Milhuitcent…

Mais Henry l’interrompit :

— Tu es tout au devoir, toi ; laisse-moi accomplir le mien.

— Que signifie… ?

— Écoute… En te voyant, en te sachant enfant trouvé à Stainville, une pensée m’était déjà venue… Tout à l’heure les paroles de mon père…, — il se reprit vivement : — du comte de Rochegaule ont ranimé l’impression ressentie naguère.

— Quelle impression ?

— Tu ressembles à la comtesse de Rochegaule, née de Mirel, à la morte que depuis des années, j’appelle, avec horreur de mon mensonge, ma mère.

Milhuitcent frissonna. Devant ses yeux passa comme un brouillard… Quoi lui, le pauvre enfant abandonné, élevé par la charité du maître d’école de Stainville…, il était l’image vivante de la défunte.

Le comte, ce vieillard auguste, pourrait être son père… Lucile serait sa sœur… d’Artin son frère.

Cette dernière conséquence lui fit faire la grimace… Et puis, n’était-il pas insensé de s’abandonner au rêve éclos dans la cervelle repentante d’Henry. Celui-ci n’était pas le chevalier de Mirel, d’accord ;… mais pourquoi conclure de ce fait que lui-même méritait ce titre, ce nom ?

Sa ressemblance avec la morte, endormie sous la pierre tombale dans la chapelle de Rochegaule. Existait-elle cette ressemblance ?… Et même si elle était complète, indiscutable, que prouvait-elle ? La nature ne s’amuse-t-elle pas parfois à créer deux êtres identiques ? Les Ménechmes, Sosies, démontrent que la remarque a été faite dès la plus haute antiquité.

Résultat de ces réflexions qui se succédèrent avec la rapidité de l’éclair : Espérat haussa les épaules et grommela :

— Tu es fou, Henry. Tu prends ton désir pour la vérité.

Mais le petit voltigeur secoua la tête.

— Écoute du moins.

— Soit… j’écoute…, pour te faire plaisir… Je t’avertis seulement que si tu ne m’apportes pas d’autres preuves que la forme de mon visage…

— Attends.

Et lentement, Henry commença.

— M. de Rochegaule, de son premier mariage, eut deux enfants : François, vicomte d’Artin, et Lucile.

— Bien.

Mme  de Rochegaule trépassa durant l’émigration. Rentré en France vers la fin de 1798, le comte rencontra Mlle  de Mirel. Son mariage fut décidé. Or, d’Artin âgé alors de quinze ans, déjà autoritaire et vindicatif, vit la chose de mauvais œil. Dès cette époque, il disait à ma mère, à Marion Pandin : Je hais cette étrangère qui vient occuper la place de ma mère à moi. Plus tard il devait haïr le fils né de cette union.

Le jeune soldat s’arrêta comme oppressé.

Espérât lui prit la main :

— Parle, parle, mon cher Henry… Quoi qu’il advienne, nous serons frères.

Le narrateur lui adressa un regard rempli de gratitude, puis continua avec effort.

— Au mois de juin 1800…, la seconde comtesse de Rochegaule mourut en donnant le jour à un enfant qui devait, suivant la tradition de la famille, prendre le nom d’Henry de Mirel. Je naquis à deux ou trois jours d’intervalle, et Marion Pandin fut chargée d’allaiter les deux petits êtres : le sien, celui de la morte. Le comte, désespéré par la disparition de sa compagne, sentait sa douleur redoubler à la vue de son dernier né. Il fut heureux de le confier à Marion, et durant un mois, il ne vint pas une seule fois au pavillon habité par ma mère. On eût dit qu’il avait oublié l’existence d’Henry.

Quoi qu’il en eût, Espérat s’intéressait au récit de son interlocuteur. Vainement il cherchait à échapper à l’émotion grandissant en lui, son cœur dominait sa raison, traduisant en pulsations précipitées une espérance imprécise, une tendresse jusqu’alors endormie. Tout bas, il murmura :

— Un cœur… étranger se comporterait-il ainsi ?… Ce que j’éprouve, n’est-ce pas l’appel de la voix du sang, comme disent les poètes.

Mais il eut un geste de colère :

— La voix du sang,… chimère… ! Si Henry ne me confiait pas son histoire, ressentirais-je l’affection filiale en présence du comte ?… Non… Alors,… je prends une impression nerveuse, une sensation mécanique… pour un sentiment. J’oublie les leçons de l’abbé Vaneur, dont les définitions sont si précises. Sensation : mouvement physique, qui des extrémités du réseau nerveux, se transmet au cerveau ; Sentiment : mouvement moral qui a son origine dans le cerveau et est transmis au système nerveux… Mon émotion aboutit-elle à la masse cérébrale ou bien en part-elle ?

Posé ainsi, le problème n’était point d’une solution facile, et l’incertitude de Milhuitcent s’en trouva augmentée.

Cependant Henry poursuivait :

— D’Artin, lui, venait souvent à la maison — j’ai su toutes ces choses plus tard. — Il paraissait s’intéresser aux deux nourrissons. Ma mère ne pouvait soupçonner les projets de cet adolescent, mûr pour le crime à quinze ans. Le 16 juillet arriva…, veille de la Saint-Espérat, ajouta le jeune soldat en accentuant ses paroles. Le comte reçut des amis le soir. Marion fut mandée au château pour servir de fille de chambre à une visiteuse. Elle nous coucha dans nos berceaux, nous endormit, puis alla prendre son service. Quand elle revint, l’une des couchettes, celle du dernier né du comte, était vide, et d’Artin, le front en sueur, les cheveux collés aux tempes, livide et ricanant, se tenait auprès.

— Et tu veux qu’il soit mon frère, gronda Milhuitcent… ? Tu es insensé.

— Une explication terrible suivit, continua le soldat sans prendre garde à l’interruption. C’est moi qui ai enlevé cet enfant, déclara le vicomte, cet enfant qui me volait une part de mes droits. Je suis parti à cheval l’emportant au loin… ; il ne rentrera jamais ici. Toi, Marion, tu te tairas, sinon je t’accuse, moi…, je t’accuse d’avoir fait disparaître mon jeune frère afin de lui substituer ton fils. Veuve, sans ressources, faible comme on l’est quand on a l’habitude de la servitude…, Marion céda. Elle consentit à me présenter, moi, comme l’héritier des Rochegaule. C’était facile, personne en dehors de d’Artin ne s’était inquiété de moi depuis ma naissance. Voilà comment j’entrai ainsi qu’un voleur dans la famille de Rochegaule… À douze ans, le vicomte lui-même m’apprit la vérité. Je devais être sa chose, son esclave, sinon l’accusation terrible suspendue au-dessus de la tête de Marion Pandin s’abattrait sur elle. Je pliai,… mais j’ai souffert, va,… souffert à ce point que toi, dépossédé par moi, tu aurais pitié si tu savais…

Espérat mit son bras autour du cou de son interlocuteur. Il l’attira à lui, l’embrassa sur le front :

— Je sais, Henry… j’ai entendu ton désespoir prier dans la nuit, à la Croix des Cosaques.

La figure du jeune soldat exprima la stupeur :

— Tu as entendu ?

— Oui, tout… et je t’ai plaint d’éprouver une souffrance trop lourde pour ton âge.

— Tu m’as plaint,… tu ne connaissais pas la vérité.

— Aujourd’hui, je te plains davantage.

— Quoi ?… Maintenant encore ?…

— Je te répète mes paroles de tout à l’heure… Un même malheur a pesé sur nous, une famille m’a abandonné… En t’en créant une, on t’a forcé d’abandonner la tienne. Chacun de nous est un enfant trouvé… Soyons frères, Henry.

Dans ces paroles vibrait une émotion communicative.

Les yeux gonflés de larmes, le voltigeur se jeta dans les bras d’Espérat.

— Merci, merci, bégaya-t-il…, j’accepte ton amitié… Mais je veux en être digne… Demain j’irai trouver le capitaine, comte de Rochegaule.

— À quel propos ?

— Pour lui dire… Je t’ai volé ton affection,… un autre y avait droit.

Mais Milhuitcent secoua la tête :

— Moi, vas-tu dire ?

— Sans doute.

— Es-tu certain que cela soit vrai ?

— Oui, je le sens…

— Cela ne suffit pas pour crier à un père : Voilà ton fils !… Il faut prouver.

— Eh bien… l’absence de d’Artin, dans la nuit de l’enlèvement, a duré deux heures à peine… il n’a pas pu aller bien loin, même à cheval… le lendemain on te découvre près de Stainville,… tu as les traits de Mme  de Rochegaule…

— Tout cela ne suffirait pas en justice.

Henry crispa ses mains avec une rage impuissante :

— Alors, que faire ?

— Te taire.

— Me taire,… c’est continuer à mentir,… à tromper le comte,… à recevoir ses témoignages de tendresse auxquels je n’ai aucun droit.

— C’est surtout Laisser à ce père tant éprouvé, l’illusion d’avoir encore un enfant.

— Mais c’est la prolongation de ma torture que tu exiges.

Espérat eut un mélancolique sourire :

— Et moi, crois-tu que je ne souffre pas. Tes suppositions peuvent être exactes. M. de Rochegaule peut être mon père,… cependant je scelle mes lèvres, je m’interdis de prononcer les paroles qui jaillissent de mon cœur.

— Ah ! je ne te comprends pas, gémit le soldat…

Le fils adoptif de M. Tercelin saisit les deux mains de son interlocuteur et le dominant du regard :

— Tu vas comprendre parce que je le veux.

Puis lentement, mettant en sa voix tout l’héroïsme de sa jeune âme :

— Le comte est certain que tu es son fils, ce lui est un bonheur, une consolation. En lui enlevant cette croyance, sans lui assurer la certitude que je suis l’enfant jadis enlevé par d’Artin, tu lui causerais un déchirement de plus… Le doute lui serait plus cruel que le mensonge.

— C’est vrai ! c’est vrai ! balbutia de Mirel.

— Écoute donc, frère de douleur, un même devoir filial nous rassemble… Je dois rester étranger à celui qui peut-être est mon père… Tu dois rester le fils de l’homme qui n’est pas ton père.

Mais changeant de ton.

— Onze heures moins un quart. Il faut que je me rende chez le maréchal. Au revoir, Henry, toujours mon frère… Ayons au cœur un même amour pour l’honneur de Rochegaule… Agissons de telle sorte que, quel que soit l’avenir, le comte puisse être fier de chacun de nous.

Les jeunes gens échangèrent une longue accolade, et Espérat quitta son compagnon. Il avait les yeux humides, mais le cœur léger. Descendant ou non des Rochegaule, le brave enfant sentait qu’il venait de faire tout son devoir.