La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch20

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 176-186).


CHAPITRE XX

… Et encore du Czar Alexandre, qui ne s’en doute pas


Entraînés par les soldats russes que commandait le vicomte d’Artin, Marc et Lucile, les poignets liés, avaient été jetés sur des chevaux, et toute la troupe, au galop de charge, était rentrée à Saint-Dizier.

L’officier, comme la jeune fille, fut conduit au logis Fraisous, enfermé dans une salle, dont la porte, gardée par un factionnaire, demeura ouverte. Deux heures, trois heures peut-être, il resta seul, rêvant à son malheur.

Puis de nouveau des soldats pénétrèrent dans la salle. Ils entourèrent l’officier, lui bandèrent les yeux et l’entraînèrent.

Conduit par eux, Vidal descendit un escalier. Une bouffée d’air humide, le frappant au visage, l’avertit qu’il se trouvait dans une cave ; puis on s’engagea dans un boyau souterrain dont les bras du jeune homme frôlaient les parois.

C’était le tunnel secret indiqué à Espérat par Henry de Mirel.

Aux narines du capitaine montait une odeur de moisi, ses pieds s’enfonçaient par instants dans une boue grasse. Parfois des gouttelettes d’eau, froides, visqueuses, tombaient de la voûte sur ses mains, sur son visage.

Où était-il ? Quel chemin étrange ses geôliers lui faisaient-ils suivre ?

Durant vingt minutes environ continua la promenade. Alors des mains brutales s’appuyèrent sur les épaules du prisonnier, l’obligeant à s’arrêter.

Une lame d’acier appliqua sa pointe glacée sur la poitrine du jeune homme, tandis qu’une voix sourde prononçait à son oreille :

— Pas un geste, pas un cri.

Le bandeau qui couvrait ses yeux fut brusquement arraché et Vidal put voir où il se trouvait.

Une sorte de cour, entre les pavés de laquelle poussaient de hautes herbes. Alentour des murs élevés, écrêtés par le temps, découpés en silhouettes bizarres par des éboulements, percés d’ouvertures disparates : baies romanes trapues à la partie inférieure, fenêtres ogivales dans la partie plus haute.

Et bien loin au-dessus, le ciel sombre, où des nuages imprécis couraient ainsi qu’un plafond mobile.

Par les ouvertures, veuves de leurs panneaux, croisillons et vitres, des arbustes passaient leurs branches dénudées, qui semblaient s’accrocher aux pierres comme les pattes de colossales araignées.

Un tas de décombres isolait du reste de la cour le coin où Marc se tenait avec ses gardiens.

En face de lui, de l’autre côté de ce rempart édifié par le temps, plusieurs hommes étaient assis sur des pierres. Des soldats de la garde impériale russe les éclairaient, à l’aide de torches dont la flamme rougeâtre et dansante donnait à toute la scène un aspect fantastique.

Vidal frissonna.

Dans l’un des personnages il venait de reconnaître le Czar.

Alexandre, en effet, était là, vêtu d’un pantalon gris, d’un babil vert et d’un surtout garni de fourrures. Son visage, alternativement éclairé par les torches et noyé d’ombre, semblait radieux.

— Alexandre, prononça une voix rude, cette nuit vaut une victoire pour nos armes.

Marc étouffa avec peine un cri de surprise.

Celui qui venait de parler s’était avancé en pleine lumière et le jeune homme murmura :

— Frédéric-Guillaume de Prusse.

Ah çà, devenait-il fou ? Quelle apparence y avait-il que les souverains coalisés se fussent donné rendez-vous, dans ces ruines de l’Abbaye — il se remémorait maintenant ce lieu, où, durant, sa convalescence, il s’était promené naguère.

Mais comme pour lui enlever tout doute, l’Empereur de Russie répondit :

— Frédéric-Guillaume, mon ami fidèle, je l’espère comme vous.

— Espérer n’est point suffisant, Sire… Il faut avoir la certitude que, cette nuit, nous avons vaincu l’usurpateur.

— Allons, allons, mon cher comte Pozzo di Borgho, je ne demanderais pas mieux ; mais si cette jeune fille résiste ?…

— Nous la contraindrons.

Une sueur froide mouilla les tempes de Marc Vidal.

Le nom du comte Pozzo di Borgho, secrétaire intime d’Alexandre, de ce Corse ennemi de Napoléon et de la France, l’avait frappé au cœur.

La jeune fille, dont cet homme venait de parler, Marc n’en douta pas une seconde, c’était Lucile, Lucile que l’on voulait contraindre à épouser Enrik Bilmsen ; parbleu… la chose était claire.

Mais comment cela constituerait-il une victoire sur Napoléon ?

— L’obliger à se marier, reprit cependant Alexandre, l’œuvre est-elle bien digne d’un souverain ?

— Le triomphe des peuples doit avoir le pas sur les idées d’une enfant, riposta Pozzo di Borgho.

— Sans doute, comte, sans doute…

— Au surplus, Votre Majesté se bornera à exprimer son désir de voir cette union s’accomplir…, et si Mlle de Rochegaule reste indifférente à un tel honneur…

— Qu’adviendra-t-il ?

— Votre Majesté ignorera par quels moyens son dévoué secrétaire amènera la rebelle à se sacrifier, en faveur de la Sainte-Alliance des nations contre l’Attila moderne.

Nonchalamment le Czar s’éventa de son mouchoir :

— J’ignorerai… j’ignorerai… Maître des Russies, je dois ignorer, oui… ; mais gentilhomme, le premier gentilhomme de mon empire, j’éprouve une répulsion invincible pour ce que je semblerai ne pas savoir, bien que je l’aie deviné de suite.

Le roi de Prusse intervint vivement :

— Mon frère Alexandre, la coopération énergique de l’Autriche est le prix de votre neutralité dans cette affaire.

— Je pense à cela, mon frère Frédéric-Guillaume.

— Hésiter serait condamner des centaines de mille hommes à tomber encore sur les champs de bataille, imposer à nos pays déjà si éprouvés de nouveaux sacrifices. Le sacrifice exigé d’une seule peut-il entrer en comparaison avec de tels malheurs ?

Le Czar baissa la tête. Comme toujours, il venait de mettre sa voix au service de la générosité, des pensées chevaleresques. Comme toujours, il était réduit au silence par les âpres ambitions qui l’entouraient.

Noble de caractère, mais hésitant, le Czar souffrait d’être le chef de la coalition ; mais sa vanité, exaspérée par les adulations de ses alliés, ne lui permettait pas de leur résister.

Son mauvais génie, le comte di Borgho, connaissait bien ses luttes intérieures. Plus d’une fois, il l’avait entendu dire :

— Pourquoi n’ai-je pas le courage de mettre franchement ma main dans celle de Napoléon. Lui et moi, France et Russie, ce serait l’empire du monde.

À cette heure, le front penché, le Czar se répétait peut-être cette phrase attristée.

Aussi le Corse s’empressa de s’écrier :

— C’est le dernier effort, Sire. L’homme néfaste qui tyrannise l’Europe va rouler dans la poussière. La paix bienfaisante régnera sur l’humanité, et à tous vos titres à l’amour des peuples, vous ajouterez celui de Pacificateur.

Alexandre sourit, agréablement chatouillé par la flatterie :

— Enrik Bilmsen est-il là ?

— Oui, Sire, fit en entrant dans le cercle de lumière, un grand garçon blond, à la figure rusée, à la tournure vulgaire. Tout à vos ordres.

— À mes ordres… ; vous plaisantez, maître Bilmsen ; car vous avez opposé à mes souhaits, comme à ceux du Tugendbund,… une résistance…

— Qu’en toute autre circonstance, un bon peloton d’exécution aurait punie.

— Chut ! chut ! mon brave Blücher, fit vivement le roi de Prusse.

Et le général prussien, avec son visage dur, que ses cheveux blancs n’adoucissaient point, se replongea en grommelant dans le coin sombre, d’où la colère venait de le faire sortir.

Enrik Bilmsen haussa les épaules avec l’insouciance d’un négociant qui traite une affaire :

— Sire, ma vie est à vous, ainsi qu’à mon souverain légitime, Sa Majesté le roi de Prusse… Mais une passion insensée s’est emparée de moi. Je devais mourir de douleur en face de mon idole, quand tout à coup s’est présenté à mes yeux un moyen de la conquérir. Je ne suis pas un soldat, moi ; pas un diplomate. Perdu parmi les secrétaires de M. de Metternich, je suis un simple employé de bureau, ne comprenant rien aux hautes préoccupations qui vous hantent. Ces lettres de l’impératrice Joséphine, auxquelles vous attachez tant de prix, n’étaient pour moi que de simples autographes. Et en collectionneur, j’ai proposé l’échange : mon bonheur contre votre triomphe. À vous, la gloire impérissable d’avoir vaincu le Victorieux ; à moi l’épouse choisie par mon cœur.

Derrière l’abri qui le masquait, Vidal fit un mouvement furieux. Il allait bondir vers le misérable qui osait trafiquer de Lucile comme d’une marchandise vile, mais ses gardiens le retinrent. De nouveau il sentit sur sa poitrine la piqûre d’un poignard, et celui qui se tenait auprès de lui, répéta :

— Pas un geste, pas un cri.

Vidal se tut, non par crainte, mais parce qu’Alexandre répliquait :

— Toute explication est inutile, monsieur Bilmsen. J’appartiens à une association qui a jugé bon de se plier à vos combinaisons… matrimoniales ; … je me soumets, non comme empereur, mais comme membre du Tugendbund. Je vais parler à la pauvre enfant que vous avez désignée… Ensuite, je me lave les mains de ce qui arrivera, et je désire que rien ne me rappelle votre existence.

Il était impossible de marquer plus de mépris pour le trafiquant de secrets d’État, pour le détenteur des lettres de Joséphine. Vidal murmura :

— Bien cela !…

Mais sa satisfaction fut de courte durée. Un groupe de personnes émergea des ténèbres, parut dans la zone éclairée par les torches, et le capitaine dut s’appuyer au mur en gémissant d’une voix étranglée :

— Lucile ! d’Artin !

Au milieu de soldats, la jeune fille s’avançait en effet, suivie par le vicomte.

Celui-ci s’inclina profondément devant le Czar, puis lentement :

— Sire, permettez-moi de présenter à Votre Majesté Mlle Lucile de Rochegaule.

Droite et fière, Lucile se tenait ainsi qu’une accusée devant des juges dédaignés. Très pâle, elle ne salua pas ; mais son clair regard se posa sur celui du Czar qui détourna les yeux :

— Je vous remercie, vicomte, fit celui-ci, du zèle que vous apportez au service des partisans de la paix. Nul doute que votre dévouement ne reçoive la récompense qu’il mérite.

D’Artin se pinça les lèvres. Il sentait l’ironie mordante cachée sous ces paroles louangeuses.

Néanmoins il exécuta une révérence de cour.

— Pour vous, Mademoiselle, reprit Alexandre, j’ai désiré vous voir. Certes, j’aurais préféré un endroit moins triste que celui-ci ; mais à cette heure, je suis soldat et c’est en soldat que je reçois. Issue d’une race guerrière, vous excuserez le souverain en campagne.

Lucile eut une légère inclination de tête.

— Il est de par le monde, poursuivit le Czar après un silence, un fils des rois de France qui me semble appelé à régner sur un peuple fatigué de guerres et de massacres. Exilé encore de sa patrie, il m’a prié de vous entretenir en son nom, c’est lui qui parle par ma bouche.



— Les princes français avaient autrefois une bouche française, fit amèrement la jeune fille.

— C’est pour cette raison que celui-là emprunte la mienne, Mademoiselle. Ennemi de Napoléon, j’aime la France et je souhaite son bonheur.

— Si vous le souhaitez vraiment, Sire, ordonnez à vos troupes de repasser la frontière.

Alexandre eut un geste d’impatience, mais s’apaisant aussitôt :

— Les mystères de la politique ne sont pas familiers aux jeunes filles, je le conçois. Je passe donc à l’objet de l’audience présente.

Et lentement :

— Déjà, au château de Rochegaule, un émissaire du futur roi de France a eu l’honneur de demander votre main.

Elle fit oui de la tête.

— Vous avez refusé.

— Oui.

— Cependant, on ne vous a pas caché le but de l’union projetée.

— C’est pour cela surtout que j’ai refusé.

— Quoi ? vous ne voulez pas contribuer à la rentrée du roi légitime ?

— Pas ainsi, non.

— On vous disait cependant fervente royaliste.

— Je l’étais.

— Auriez-vous cessé de l’être ?

— Oui.

— Pourquoi ce changement ?

Lucile eut un rire douloureux :

— Pourquoi… c’est insensé sans doute ; … mais un prince qui se joue de l’honneur de ses sujets, un prince dont les fourgons suivent les armées d’invasion, me paraît pouvoir être roi partout, sauf dans le pays envahi.

Un murmure menaçant s’éleva dans l’entourage du Czar. Celui-ci l’apaisa du geste :

— Discuter pareille affirmation serait inutile. Patriote farouche, égarée par un sentiment honorable poussé à l’extrême, vous êtes injuste, Mademoiselle. Aussi m’adresserai-je à votre cœur seulement.

Elle eut un triste sourire :

— Mon cœur est d’accord avec ma raison.

— Souverain maître des Russies, poursuivit Alexandre sans tenir compte de l’interruption, je ne veux pas me souvenir de mon rang. C’est un gentilhomme qui parle à la fille du comte de Rochegaule ; un gentilhomme qui sent proches de grands malheurs et qui vous supplie de les éviter.

— Je vous suis reconnaissante de ces paroles, Sire. Elles me décideraient à l’obéissance, si quelque chose au monde pouvait m’amener à ce que je considère comme une trahison envers le pays qui m’a vu naître. Mais pourquoi exiger de nouvelles hontes de ma famille ?… Ne vous suffit-il pas que le vicomte d’Artin combatte sous votre drapeau, qu’il affiche l’insolente volonté d’entrer en vainqueur dans Paris, dans la capitale de France ?

— Pour en chasser l’usurpateur, gronda le vicomte.

Lucile secoua la tête :

— Non pas… ; mais pour obtenir places, titres, pensions… Ô honte ! On simule des convictions… Tout pour le roi, dit-on…, et l’on est seulement un aigrefin cherchant à arracher un profit de la patrie expirante.

— Sapristi, ma sœur, ricana d’Artin en fronçant les sourcils, le capitaine Vidal vous a bien catéchisée.

Mais elle ne s’émut pas de l’outrage, et la tête haute :

— Qu’il en soit béni…, car il m’a appris l’honneur que vous-même avez oublié.

Furieux, le vicomte allait répliquer. Alexandre le prévint :

— Silence ! Seul je dois m’entretenir avec Mlle de Rochegaule.

Et d’un ton doux, presque suppliant :

— Réfléchissez, Mademoiselle, réfléchissez, je vous en conjure.

— Toute réflexion est inutile, Sire.

— Cependant… ?

— Votre Majesté veut-elle me permettre une question ?

— Sans doute.

— Tout à l’heure, Sire, vous avez bien voulu me dire : Je ne suis ici qu’un simple gentilhomme… Laissez-moi m’exprimer comme si cela était vrai.

— Cela est vrai, appuya Alexandre.

— Eh bien, reportons-nous de deux années en arrière. Nous sommes en 1812… la Russie est envahie par la Grande Armée ; Napoléon marche sur Moscou, la ville sainte. Vous, homme noble, vivant en un castel, vous avez une fille, une sœur. Un jour, un émissaire se présente devant vous. Il vous dit : Donne ta fille, donne ta sœur à tel secrétaire de l’Empereur. Par ce moyen, la Russie sera définitivement vaincue. Qu’auriez-vous répondu, Sire ?

Tandis que la jeune fille prononçait ces mots, le Czar baissait, les yeux ; tout son être exprimait le malaise.

Quand elle eut achevé, il resta immobile, muet.

— Voyons, j’implore Votre Majesté, continua Lucile d’une voix plus haute. Qu’elle me déclare, sur son honneur de gentilhomme, qu’elle aurait acquiescé à la demande, et je consens au mariage que l’on me propose.

Le Czar courba le front. Et elle d’un ton triomphant :

— Ah ! vous le voyez, Sire… Vous êtes loyal et bon, vous n’osez pas me conseiller cela.

Puis lentement, avec un accent dont tous les assistants se sentirent souffletés :

— Le czar Alexandre ne saurait pas subir la honte, ni l’imposer à d’autres.

Caché par les décombres, Marc Vidal tendait les mains vers la vaillante jeune fille.

Ses gardiens craignirent sans doute qu’il ne trahît sa présence, car lin bâillon s’appliqua sur sa bouche, et les soldats resserrèrent leur cercle autour de lui.

Sans prononcer une parole, Alexandre s’était levé. Il fit le geste de l’homme qui se lave les mains ; comme Pilate jadis, il n’avait pas le courage de défendre la victime réclamée par son entourage.

Lucile comprit. Elle clama :

— Sire, Sire…, se désintéresser du crime est devenir complice.

Il eut un brusque sursaut, mais après une légère hésitation, il s’éloigna, suivi de Frédéric-Guillaume de Prusse, de Blücher, de ses gardes.

Le cortège disparut par l’une des baies ouvertes dans les murs dont la cour était entourée.

Alors Pozzo di Borgho frappa sur l’épaule d’Enrik Bilmsen, un peu décontenancé par ce qu’il venait d’entendre :

— Réjouissez-vous, maître Bilmsen, dans quelques jours vous conduirez la bien-aimée à l’autel.

— Croyez-vous donc qu’elle changera d’avis ? bredouilla l’interpellé.

— Non ; elle continuera à penser que cette union est une trahison envers la France.

— Comment peut-elle penser cela ?

— Comment… ? Mais en raisonnant juste, mon brave. Cela vous est égal, n’est-ce pas ? Dans les affaires, on s’inquiète d’une seule chose, les voir réussir.

Bilmsen salua :

— M. le comte a dit là une grande vérité.

— Alors l’important est que cette jeune fille devienne votre épouse.

— En effet, pour moi, voilà l’important.

— Cela se fera, soyez tranquille.

Et, quittant le ton de persiflage, le comte Pozzo di Borgho appela :

— D’Artin !

— Me voici.

— Nous quittons Saint-Dizier dans une heure, avec l’armée de Blücher.

— Bien, les voitures sont prêtes.

— Parfait !

— Où allons-nous ?

— Vers Brienne, où nos troupes se réuniront à celles du prince de Schwarzenberg, de ce cher prince que Metternich retient à présent, et qu’avant peu il poussera sur Paris avec tant de fougue que nous aurons du mal à le suivre.

— Je le souhaite, comte.

Sur un signe de d’Artin, les gardiens de Lucile l’entraînèrent vers l’ouverture où s’était engouffrée tout à l’heure l’escorte d’Alexandre.

Marc Vidal fut conduit par le même chemin, et la cour redevint déserte, de nouveau envahie par le silence et par la nuit.

Cinq minutes se passèrent, puis deux ombres sortirent du couloir reliant les ruines au logis Fraisous.

— Ils sont partis, murmura l’une, d’une voix légère comme un souffle.

— Oui, tous.

— Ils vont à Brienne.

— J’ai entendu.

— Eh bien, toi, Henry de Mirel, retourne à ta chambre.

— Non, Espérat, non, emmène-moi avec toi, ne m’abandonne pas.

Le gamin, qui, ainsi que son jeune compagnon, avait assisté à l’entrevue de Lucile et du Czar, réfléchit une seconde.

— Après tout, tu as raison. Arrive.

— Où allons-nous ?

— Toi, tu resteras avec mon ami Bobèche à Héricourt.

— Et toi ?

— Je vais à Châlons où je verrai l’Empereur.

Ce mot sonna dans les ruines avec une ampleur étrange dont Henry fut impressionné.

— Tu lui parleras de moi, dis,… demanda-t-il, pris d’une émotion indéfinissable ?

— Parbleu ! Seulement, assez de conversation, en route.

Les deux enfants à leur tour quittèrent les ruines de l’Abbaye. Grâce au mot de passe donné à Espérat par M. de Lamartine, ils purent sortir de Saint-Dizier, traverser les lignes prussiennes et gagner Héricourt.

Là, Milhuitcent confia le petit chevalier à Bobèche, indiqua au pitre l’auberge où se trouvait certainement le pope Ivan Platzov dont il lui semblait utile de s’assurer. Après quoi, il enfourcha son cheval et partit pour Châlons.

C’est ainsi que le brave enfant était arrivé exténué, au moment où l’Empereur et le comte de Rochegaule allaient se séparer.