La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch08

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 67-77).


CHAPITRE VIII

En famille


— Emmenez le petit, Lisch’, son père l’énerve vraiment trop…, il sera malade.

— Non, non, Maria-Luisa.

Lisch’, une plantureuse viennoise, à la peau blanche, aux cheveux d’or, rit bruyamment :

— Madame, faut-il désobéir à S. M. l’Empereur ?

— Sans doute, sans doute. Il n’est pas raisonnable. C’est la santé de l’enfant.

Après avoir déjeuné à la Malmaison, Napoléon était rentré à Paris. À peine de retour aux Tuileries, il déléguait à Marc Vidal le soin d’aller chercher M. de Talleyrand, et pour préluder de façon souriante à l’entretien qu’il voulait avoir avec le diplomate, il montait aux appartements de sa femme, Marie-Louise d’Autriche.

Il avait trouvé la jeune Impératrice, jouant avec son fils, le petit roi de Rome, pauvre être qui portait déjà sur son visage poupin, l’empreinte de la fatalité dont sa vie devait être assombrie. Le front, le menton des Bonaparte s’accusaient chez lui, non pas tempérés, mais combattus par le regard vacillant, les boucles blondes de la maison d’Autriche.

On lui essayait un petit uniforme de grenadier, et Marie-Louise, aidée de Lisch’, fille de chambre du jeune héritier du trône, riait de son rire perlé, monotone, de femme insignifiante et futile qu’était la compagne de l’Empereur.

Grande, déjà épaissie, le front étroit, le nez mignon, elle avait la lèvre inférieure qui avançait légèrement ; gentille malgré ces imperfections, elle donnait l’impression d’un esprit vain, quelque peu égoïste,… et aussi capable de rouerie intime, de la basse diplomatie du ménage.

En ce temps où il était de mode de chercher dans les visages humains une vague ressemblance avec tel ou tel animal, et d’appliquer à cet examen, les règles d’une phrénologie rudimentaire, on murmurait tout bas que l’Autrichienne tenait aux oiseaux par le crâne, aux félins par les traits.

Oiselle et chatte… hélas ! les frondeurs avaient la plaisanterie plus cruelle qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. Cherchant une raillerie, ils avaient rencontré la vérité.

Marie-Louise accueillit son impérial époux par ces mots :

— Ah ! vous voilà. Vous avez senti que nous jouions au soldat, et en grand batailleur que vous êtes, vous vous dépêchez d’accourir.

Le roi de Rome, né le 20 mars 1811, allait avoir bientôt trois ans. Il s’arrêta dans ses ébats, regarda l’Empereur.

— François, appela doucement celui-ci.

Le mignon grenadier ne bougea pas.

— Charles, Joseph, fit encore l’Empereur.

Même immobilité.

— Napoléon s’écria enfin l’Impérial visiteur d’une voix forte. Alors le bambin, comme secoué d’un frisson, s’élança vers lui en criant :

— Papa Poléon ! Papa Poléon.

Et tandis que l’empereur l’enlevait dans ses bras, le couvrait de baisers pressés, le petit parlait, bredouillant :

— Moi veux pas être François, Joseph, Charles… Moi, Poléon, comme toi… moi soldat… moi à l’armée de la guerre.

Les baisers redoublaient :

— C’est cela, railla nonchalamment Marie-Louise. Encouragez-le à devenir un grand tueur d’hommes.

Il la regarda sans répondre, blessé une fois de plus par cette femme qui, sans méchanceté aucune, prononçait sans cesse des paroles cruelles.

Un léger mouvement des épaules trahit seul sa pensée et enlevant son fils à bout de bras, il le fit sauter en l’air à plusieurs reprises, à la grande joie du roi de Rome qui riait aux éclats.

— Maintenant, vous allez le chiffonner, s’écria Marie-Louise.

Et grondeuse, elle avait donné à la Viennoise Lisch’ l’ordre d’emmener l’enfant.

Mais Napoléon serrait le petit sur son cœur.

— Non, non, laissez-le-moi un moment encore. Avant peu, vous l’aurez tout à vous, Marie-Louise. De sombres nouvelles me sont arrivées ce matin…

— Chez Mme Joséphine, interrompit-elle en pinçant les lèvres.

Ah ! c’était là l’objet de querelles fréquentes. La jeune Autrichienne ne comprenait pas que l’Empereur fut resté l’ami de la femme détrônée.

— Oui, chez Joséphine, articula nettement Napoléon, chez Joséphine que je ne pourrai voir demain et que j’ai saluée après avoir rempli le même devoir auprès de Mme Lætitia, ma mère.

— Oh ! minauda-t-elle, je ne suis point jalouse.

— Vous auriez tort de l’être, Marie-Louise. Cette amie dévouée, que vous accusez sans cesse, s’occupait à défendre notre trône menacé par l’Europe.

— Encore des histoires politiques.

— Il le faut bien quand les armées de votre père sont prêtes à envahir le territoire français.

— Eh bien, faites la paix.

— La paix. Vous ne comprenez donc pas ce qu’ils veulent. Enlever à la France la frontière du Rhin, la Belgique, l’Alsace, les provinces rhénanes.

Elle secoua la tête avec insouciance :

— Bah ! il en resterait encore assez pour vivre heureux.

Une pâleur envahit le visage de l’Empereur et d’une voix douloureuse :

— Marie-Louise, Marie-Louise, souvenez-vous donc que vous êtes impératrice des Français.

Impressionnée par l’accent profond dont ces paroles avaient été prononcées, la frivole créature demeura muette.

Lui, remit l’enfant à Lisch’.

— Emmenez-le, Lisch’…

Et souriant au roi de Rome qui se débattait :

— Sois sage… Poléon va travailler pour que tu règnes plus tard.

Puis il sortit brusquement, et pensif, il gagna son cabinet, où si souvent il avait préparé ces campagnes éblouissantes qui avaient stupéfié l’Europe.

Sur ses traits, il y avait une fatigue, une tristesse.

— Elle n’est point mauvaise, la folle Marie-Louise, mais quelle tête légère, quel raisonnement d’enfant.

Ce fut tout. Il demeura là, le front penché, songeant peut-être à l’avenir, peut-être à cette femme blonde qu’il venait de quitter et qui jamais ne comprendrait les hauts devoirs incombant à l’épouse d’un Napoléon.

Un grattement léger le tira de ses réflexions.

— C’est un familier, murmura-t-il.

Ainsi s’annonçait en effet l’officier, chargé de l’administration du palais.

— Entre, entre, mon vieux camarade, fit l’Empereur à haute voix.

La porte s’entre-bailla seulement. Une tête rude se glissa par l’ouverture :

— Talleyrand est là.

Napoléon secoua sa tête volontaire et lentement :

— Introduis-le.

L’homme disparut, puis la porte se rouvrit et le prince de Bénévent se montra sur le seuil, empressé, souriant :

— Sire, je me rends à votre appel. Telle fut ma hâte que j’ai conservé mon costume d’intérieur. Vous pardonnerez, j’espère, cette faute de tenue en faveur de l’intention.

— Les fautes de tenue sont moins graves que d’autres auxquelles j’ai été clément. Prenez place, là en face de moi, et écoutez attentivement.

Le diplomate obéit et s’installa dans un fauteuil à deux pas de son souverain.

— M. de Taillerand, — ainsi prononçait l’Empereur, par taquinerie prétendent les uns, par un reste d’accent corse disent des autres.

— M. de Taillerand, commença Napoléon ; les armées alliées vont m’obliger à une campagne d’hiver.

— Ah ! s’exclama le prince avec une surprise parfaitement jouée.

— Oui, contrairement à toute prévision, la mauvaise saison ne les arrête pas. À cette heure, ils se préparent à l’invasion, j’ai donné ordre à mes généraux de se replier vers Langres. Sous peu de jours, j’irai moi-même prendre le commandement des troupes de France… Vous me suivez n’est-ce pas ?

— Oh ! Sire, toute mon attention est concentrée sur ce que vous me faites l’honneur de me dire.

Cette fois, Talleyrand ne mentait pas. Il écoutait avec une sourde inquiétude, se demandant où l’Empereur voulait en venir.

— La lutte sera chaude, reprit celui-ci, car les forces dont j’aurais pu disposer au printemps sont loin d’être rassemblées. Je dois permettre l’invasion, n’étant pas assez fort pour la prévenir.

Comme un éclair, une lueur joyeuse passa dans les yeux du prince de Bénévent à l’énoncé de cet aveu.

Mais il se contraignit et d’un ton pénétré :

— Votre Majesté est-elle certaine de la situation qu’elle expose ?

L’Empereur abaissa la tête à plusieurs reprises :

— Oui, elle ne m’inquiète pas d’ailleurs. Les alliés seront vaincus dans les plaines de France, voilà tout. Ce que je redoute, c’est que les partis domptés ne profitent de mes embarras pour relever la tête, pour conspirer.

Du coup, Talleyrand ressentit un léger froid entre les épaules ; ses paupières clignotèrent. Pourtant sa voix ne trahit pas son émotion lorsqu’il demanda :

— Pensez-vous vraiment que les royalistes ?…

Napoléon frappa dans ses mains.

— Je ne les avais pas nommés, M. de Taillerand. Je pensais bien qu’un homme aussi habile devait être informé mieux que moi-même.

Se mordant les lèvres, le diplomate tenta de réparer son étourderie.

— Il est facile de paraître au courant, Sire. En dehors des partisans du roi, je ne vois personne en état de vous inquiéter…

Son impérial interlocuteur l’interrompit.

— Tout est facile, M. de Taillerand, vous avez raison ; tout est possible aussi, l’erreur même sur les faits qui se déroulent sous nos yeux. C’est de cela seulement que je souhaite vous convaincre. Avez-vous étudié l’histoire de l’Europe depuis le milieu du dix-huitième siècle, M. de Taillerand ?

À cette, question qui semblait étrangère au sujet de l’entretien, le diplomate ne trouva pas de réponse.

Un instant l’Empereur attendit, puis doucement :

— Non, n’est-ce pas ? Je ne vous adresse aucun reproche. Pour se livrer à ce travail, il fallait être l’homme choisi par le sort pour être le triomphateur ou la victime expiatoire.

— Cet homme, sire…

— C’est moi, M. de Taillerand. Je me suis donc, prenant sur mes nuits déjà si courtes, plongé dans l’histoire et je veux vous résumer ce que j’y ai vu.

Napoléon se leva, se promena un instant à travers le cabinet, puis revenant auprès du prince de Bénévent, il s’accouda sur le dossier du fauteuil de ce dernier.

— Au milieu du règne de Louis XV, a commencé la révolution, c’est-à-dire l’éveil de l’idée de liberté. Des gazetiers, des philosophes, par des romans, libelles, pamphlets, sapent l’autorité royale, les privilèges des classes riches, exaltent les droits des déshérités. Ironie et sentiment mêlés se glissent dans les esprits, émeuvent les cœurs. Les étrangers regardent, sans le comprendre, ce mouvement qu’ils considèrent comme purement intellectuel, et ils l’encouragent, car dans leur égoïsme, ils pensent que la France divisée, en proie aux discussions philosophiques, sera une voisine peu à craindre. L’Angleterre fournit de l’or ; la Hollande, l’Allemagne mettent leurs imprimeries au service des pamphlétaires. Le pays est inondé d’écrits qui stigmatisent les fautes des grands, éveillent les espérances des humbles. Le jour où commença cette campagne, Louis XVI, pas né encore, était virtuellement décapité ; moi, embryon perdu dans les limbes, j’avais ma tâche tracée, car la révolution avec toutes ses conséquences débutait.

— Oh ! sire, protesta le prince surpris par cette affirmation, audacieuse de prime abord, vraie en y réfléchissant.

— Cela est ainsi, reprit Napoléon avec force. Dès ce moment aussi, l’Europe avait déclaré à la France, la guerre qui continue à cette heure.

Sur les traits du souverain s’épandit comme un rayonnement. Ce fils géant de la minuscule Corse était bien réellement inspiré. Il expliquait, avec cette lucidité dont sa vie offre tant de preuves, la genèse de cette liberté bénie dont la France était, et devait être si longtemps la martyre admirable.

— Le temps passe, reprit-il d’un accent vibrant, les esprits se montent ; la noblesse, la royauté aveugles, n’ont pour les idées nouvelles que mépris d’abord, que colère ensuite. Un frisson d’angoisse secoue l’Europe, c’est la prise de la Bastille qui vient de dénoncer au monde une force, une volonté, ignorées jusqu’à ce jour… le peuple !

— Si les républicains pouvaient, entendre Votre Majesté, murmura le courtisan.

Mais l’Empereur coupa la phrase flatteuse et avec énergie :

— Il n’y a pas de républicains, il n’y a pas de république, ce sont là des mots conventionnels n’ayant point de sens propre… Il y a une idée, une religion nouvelle jaillie du sein des masses, la Liberté.

— La Liberté ?

— Oui, elle qui secoue la nation tout entière, qui la fait se lever avec des cris d’allégresse, qui la pousse au sacrifice. Les Français ne sont plus des hommes comme les autres, ils sont des apôtres, comme les premiers chrétiens dans la Rome des Césars. S’émanciper, ne leur suffit plus ; ils veulent convertir l’humanité.

Lentement Napoléon passa la main sur son front brûlant, et en phrases brèves, hachées :

— Les années marchent. Les yeux des monarques sont dessillés. Ils sentent qu’un ennemi formidable se dresse en face de leurs trônes. Marie-Antoinette est en correspondance avec eux, entraînant son bonhomme d’époux… Une vaste conspiration s’organise… Mort à Jésus, disait-on naguère… ! Mort à la Liberté et à la France qui la personnifie, dit-on alors ! Les événements se précipitent. La fuite de Varennes, la mort du roi. L’Europe jette le masque ; 1792 c’est la première coalition des rois contre nous. Et l’or anglais coule incessamment en France. Il paie les hordes de chouans, il paie la lie de la population qui égorge. Les échafauds, les septembriseurs, inondent de sang les rues des cités, tandis que les armées versent le leur sur les frontières. Le mot d’ordre, parti des palais royaux, est : noyer la liberté dans le sang.

Et avec une tristesse poignante :

— On réussit ainsi à obscurcir l’idée. Un immense malentendu s’opère. Des mots, toujours des mots : Girondins, Montagnards, Feuillants, Cordeliers font fortune, éclipsant le nom de la Liberté divine. Les divisions, alimentées par les millions étrangers, amènent le désordre. La France est acculée à la banqueroute, ses armées ont fondu sous la mitraille du monde ; c’est l’agonie, c’est la fin, c’est l’effondrement de la foi nouvelle.

Talleyrand regardait, troublé par cette évocation du passé.

Napoléon abaissa ses yeux sur lui.

Des éclairs pétillaient dans ses pupilles sombres. Ce n’était plus l’Empereur qui parlait, c’était le grand prêtre d’un culte terrible et mystérieux :

— Non, tout n’est pas fini, s’écria-t-il d’une voix éclatante… Je suis là, moi, tenu en réserve par la destinée, pour rétablir l’ordre, pour porter le drapeau tricolore, l’insigne de Liberté, à travers l’Europe ; moi, le soldat de la Révolution. J’ai en moi l’orgueil de l’homme destiné à ce dangereux honneur, j’ai l’inspiration qui force la victoire, j’ai l’amour profond de la France… Dans les jours les plus prospères, je n’ai jamais été, je n’ai jamais pensé être autre chose que le général de la Liberté.

Mais avec une colère soudaine :

— Pourtant on m’accuse. Je suis un ambitieux… J’aime la guerre pour la guerre, je me repais de massacres… Ah ! Monsieur de Taillerand, vous qui m’avez suivi de près, vous qui fûtes mon ministre, mon ambassadeur, vous savez bien que cela n’est pas. Vous savez bien que tous, en Europe, poursuivent contre moi, la lutte contre la liberté. Vous savez bien qu’ils ont détaché de moi mes frères, mes sœurs, mes amis. Est-ce moi qui ai voulu la campagne de Russie ? Est-ce moi, qui ai engagé la guerre d’Allemagne ? Non, c’est le Tugendbund, qui s’intitule société libérale, qui caricature la liberté, le Tugendbund auquel les souverains, les ministres, les généraux, tous ceux qui craignent la liberté, sont affiliés. Il faut me renverser, garrotter la nation de France afin que les peuples restent en esclavage… Pour le pays, il ne faut pas que je tombe encore, car je vois dans l’avenir… J’ai semé l’unité française, j’ai semé la liberté… il faut que je sois là jusqu’au moment où la semence germera… Après, ma tâche sera finie, je pourrai disparaître… mais je veux parachever mon ouvrage… sinon les sacrifices sont vains, le sang versé est inutile… un siècle, plus peut-être, s’écoulera avant que la liberté sourie à l’Univers.

Et saisissant le bras du diplomate qu’il serra avec force :

— Vous entendez, Monsieur de Taillerand, vous entendez ?

— Oui, Sire, balbutia le prince de Bénévent.

— Eh bien, répétez mes paroles aux fous qui, sous votre toit, conspirent contre moi, sans se rendre compte qu’ils conspirent contre leur patrie.

— Votre Majesté, protesta M. de Talleyrand…

Mais avec violence l’Empereur le repoussa au fond de son fauteuil :

— Silence, écoutez-moi… J’aurais pu les punir… de Vitrolles, le baron Louis, Dalberg, de Pradt, je les connais tous… Je veux pardonner encore, pour la dernière fois…

Et s’apaisant soudain par un incroyable effort de volonté :

— J’ai été clément, trop clément peut-être… mais il me semblait que je devais à la gloire de la France victorieuse d’oublier les trahisons, les injures. Aujourd’hui, c’est la France envahie que je représente… je n’ai plus le droit de pardon. Vous avez compris ?

— Oui, Sire, mais permettez-moi de vous assurer…

— Rien. À quoi bon ? Tout ce que vous pourriez dire ne détruirait pas le fait brutal. L’étranger nous inflige l’invasion. Des hommes pactisent avec lui. Comment désignerez-vous leur action ?

Le diplomate demeura muet.

— Aucun euphémisme ne se présente à votre esprit subtil, Monsieur de Taillerand. Je vous en félicite d’ailleurs. Vous me prouvez ainsi que les phrases creuses des avocats n’ont pas tué chez vous le sentiment de l’idée. Rentrez chez vous, réfléchissez, et tâchez de convertir les égarés, dont, cette fois encore, je veux oublier les noms. Allez, Monsieur de Taillerand.

Le diplomate se leva aussitôt, salua très bas et gagna la porte.

Mais quand il fut dehors, quand le panneau de bois fut retombé sur lui, une effroyable grimace convulsa son visage :

— Ah ! gronda-t-il, tu es le général de la Liberté… c’est pour cela que tu dois tomber. Le peuple est fait pour l’obéissance… Sois tranquille, une fois jeté à bas de ton piédestal, nous présenterons ta mémoire de telle sorte que le peuple lui-même verra en toi le pire de ses ennemis.

Puis reprenant son attitude paisible et souriante :

— Allons décider ce niais de d’Artin à nous gagner Enrik Bilmsen, et la divine Liberté, comme l’appelle ce fou, descendra au tombeau. Nous scellerons la pierre funéraire de manière qu’elle ne se relève jamais.

Dans l’antichambre, le capitaine Marc Vidal attendait.

Il se leva en apercevant le prince de Bénévent. Celui-ci lui tendit la main :

— Je vous rends la liberté, capitaine, je désire rentrer à pied. Sa Majesté m’a fait l’honneur de me dire des choses qui m’ont impressionné au dernier point et je souhaite être seul pour me recueillir.

Vidal salua, lui livra passage et M. de Talleyrand s’éloigna en murmurant à part lui :

— Ce benêt à grand sabre redira sans doute à Napoléon ce que je viens de confier à son entendement. D’Artin expédié, je ferme mon hôtel aux visiteurs, je parais m’être rendu aux raisons du maître… et quoi qu’il arrive, je suis en bonne posture vis-à-vis du vainqueur. Voilà la sagesse… et aussi la liberté… on est toujours libre lorsque l’on jouit de la faveur du souverain.

Sur ce, le prince tira de sa poche une élégante bonbonnière, et y prit une pastille de chocolat à la violette dont, il était très friand.

Sa bonbonnière elle-même était un petit chef-d’œuvre d’astuce diplomatique. Le couvercle était orné d’une miniature représentant Napoléon. Mais ce couvercle était double, et en appuyant sur un ressort, la plaque supérieure se relevait, en démasquant une seconde sur laquelle étaient reproduits les traits de Louis XVIII.

Passé maître en l’art de tromper, M. de Talleyrand ne négligeait aucun détail ; sa boîte à bonbons elle-même pouvait à l’occasion devenir une aide pour le courtisan.

À petits pas, boitant, souriant aux chambellans, aux factionnaires qu’il rencontrait, le diplomate gagna la cour des Tuileries.

Un instant il s’arrêta devant l’arc de triomphe de la place du Carrousel, à l’entablement orné de huit statues de soldats de différentes armes, qui dominaient les six bas-reliefs figurant la capitulation d’Ulm, la victoire d’Austerlitz, l’entrée à Munich, l’entrevue des deux empereurs, la paix de Presbourg et l’entrée à Vienne.

Il considéra en connaisseur le quadrige couronnant l’édifice, quadrige dont les quatre chevaux de bronze avaient été pris à Venise ; enfin hochant la tête, il passa sous la voûte, grande entrée des Tuileries, et à travers le Carrousel, se dirigea vers la rue Saint-Honoré pour rentrer à son hôtel.