La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch07

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 55-66).


CHAPITRE VII

L’Hôtel de la rue Saint-Florentin


Il y avait à cette époque, rue Saint-Florentin, à peu près à égale distance de la place de la Concorde et de la rue Saint-Honoré, un hôtel sur lequel se fixaient tous les regards.

Les partisans de l’Empire montraient le poing à ses murailles, les royalistes les saluaient avec des mines équivoques.

C’était l’hôtel de M. de Talleyrand.

Or, ce jour-là même, dans le grand salon du rez-de-chaussée, M. de Talleyrand, — le diable boiteux comme on l’appelait dans le peuple, — recevait quelques amis, dont il avait pu dire naguère avec son cynisme spirituel :

— Ils sont chers à mon cœur… car leur dévouement ne saurait être mis en doute… Il s’applique à leurs propres intérêts.

Le duc de Dalberg, descendant des illustres Dalberg d’Allemagne, était là, se redressant pour faire valoir sa petite taille, cherchant à éteindre l’expression de sa physionomie, aiguisant comme malgré lui, les critiques les plus vives, les plus fines. Puis l’abbé de Pradt, naguère ambassadeur à Varsovie, où il avait laissé le souvenir d’un brouillon confit en vanité, le financier baron Louis, hostile à tout ce qui touchait Napoléon.

Assis à l’écart, le baron de Vitrolles et le vicomte d’Artin écoutaient, indifférents en apparence à ce qui se disait autour d’eux.

— Oui, clamait l’abbé de Pradt, le moment est venu d’agir contre l’ogre de Corse[1]. M. de Rochechouart, aide de camp de l’Empereur de Russie, d’Alexandre le libérateur, a fait tenir une lettre à la noblesse de Paris. Venus des confins de la Moscovie, écrit-il, nous avons refoulé Napoléon en France. À vous de l’en chasser maintenant et de rouvrir au Roi son palais.

— Qui prouve, plaisanta le duc de Dalberg, que la rhétorique ne conduit pas toujours à la philosophie.

Mais l’abbé continuait :

— Aimée de Coigny, MM. de Vauvineux, Thibaut de Montmorency, Gustave d’Autefort sont prêts à tout tenter. Autour d’eux se groupent MM. du Theil, de Crisnoy, de Choiseul, de la Ferté-Menu, de Fitz-James, Adolphe de Las Cases, Florian de Kergolay, d’Adhémar, le vicomte de Chateaubriant, Dubois de Lamotte, de Mâlartie, de Béthisy, de Pimodan, de Mazaucourt. Qu’en pensez-vous, mon cher prince ?

Talleyrand, prince de Bénévent, ainsi mis en cause, quitta l’attitude nonchalante qu’il avait adoptée depuis le début de l’entretien.

— Je pense, fit-il, que voilà de beaux noms, de nobles têtes pour l’échafaud, si la police impériale vous entendait.

M. de Pradt devint fort pâle :

— Est-ce que vous craindriez les espions… dans cet hôtel, demanda-t-il en baissant la voix ?

— Pour moi, non. Je laisse conspirer mes hôtes, en amphytrion courtois, mais je ne conspire pas moi-même.

— Alors vous n’approuvez pas mes paroles ?

Le prince se leva, et avec un salut onctueux que semblait railler le sourire narquois crispant ses lèvres :

— Désapprouver un ami en visite serait discourtois, et vous m’avez proclamé vous-même, mon cher abbé, l’homme le plus poli de France.

L’abbé se dressa sur ses pieds d’un ton agressif, il demanda :

— Rapporterai-je cette réponse à ceux que j’ai nommés ?

— Ne rapportez rien, mon bouillant ami, un refus de répondre n’est point une réponse.

— Le roi compte en ce moment ses fidèles, doit-il vous porter parmi eux ?

Avec une révérence de roué, le rusé diplomate répliqua :

— Le roi tient son pouvoir de Dieu seul, du moins vous le prétendez, l’abbé ?

— Certes !

— Il fait donc ce qu’il veut. Pourquoi me permettrais-je, moi, simple mortel, de lui dicter sa conduite ?

— Eh, s’écria impétueusement le baron Louis, les libéraux du Sénat, les républicains du peuple m’ont chargé de vous pressentir, doivent-ils voir en vous un ami ou un ennemi ?

Exagérant encore son urbanité :

— Baron, dit Talleyrand, le peuple s’intitule roi depuis la chute de Louis XVI. Je ne puis lui parler que comme à un souverain. Ayant la toute-puissance, je lui suppose la toute perspicacité, et je me tais.

— Ah ! fit doucement Dalberg, représentant du Tugendbund européen, je n’interrogerai même pas le prince de Bénévent, je vais me retirer avec ces Messieurs.

L’abbé de Pradt et le baron Louis se disposaient en effet à prendre congé.

Talleyrand retint le duc.

— Un instant, mon bon Dalberg, j’ai un petit service personnel à vous demander. En faveur du motif, vous consentirez bien à retarder votre départ.

Et l’obligeant à se rasseoir :

— Cinq minutes à peine. L’exposé d’un petit ennui où je me trouve…, je serai ménager de vos instants.

Puis accompagnant les autres jusqu’à la porte, l’astucieux diplomate, tout en claudicant, réussit, par une manœuvre habile, à séparer l’abbé du baron Louis et à lui glisser à l’oreille :

— Le roi sait que je travaille pour lui, mais je ne pouvais l’avouer devant le délégué des sans-culottes.

Et de Pradt sortant avec un éclair de triomphe dans les yeux, Talleyrand susurra de manière à être entendu de Louis seul :

— Laissons les royalistes coopérer au triomphe de la République, sans les décourager par des aveux inutiles en public.

La face loyale du baron s’illumina, et après une vigoureuse poignée de mains, le financier suivit le laquais, appelé par un coup de sonnette, qui allait le reconduire ainsi que l’abbé jusqu’à la grille.

Un instant le prince de Bénévent demeura tourné vers la porte refermée, le visage crispé par un rire silencieux, puis il alla vers la cheminée, tira par deux fois le cordon de sonnette terminé par une figurine de bronze représentant les traits de Napoléon.

Dalberg, d’Artin, de Vitrolles, le regardaient faire. Les deux premiers semblaient ne pas comprendre l’attitude du diplomate. Seul le gentilhomme dauphinois — de Vitrolles était originaire des environs de Grenoble — observait ses mouvements avec un hochement de tête approbateur. Un instant même, il se pencha vers le vicomte d’Artin et murmura :

— Attention, le renard juge le moment venu de hurler avec les loups.

À ce moment la porte s’ouvrit, et un laquais à la livrée du prince parut.

— Un beau garçon, remarqua Dalberg, un physique à se pousser dans le monde.

Mais à sa profonde stupéfaction, le duc vit Talleyrand prendre la main du domestique, conduire celui-ci vers les gentilshommes, il l’entendit expliquer lentement :

— Messieurs, permettez-moi de vous présenter M. le chevalier de Roysset.

Et une triple exclamation trahissant la stupéfaction de ses interlocuteurs, le prince poursuivit.

— M. de Roysset a consenti à revêtir la livrée, à faire bonne garde dans la pièce voisine, afin que vous soyez assurés qu’aucun indiscret n’ouïra les paroles qui vont être prononcées.

Tous tendirent la main au jeune homme, le plus habile des agents royalistes, car jusqu’à cette heure, son nom n’avait pas appelé l’attention.

— Messieurs, fit celui-ci, je me sens honoré au delà de mon mérite par cette présentation, mais je dois l’abréger afin que vous écoutiez au plus tôt ce qu’a décidé notre chef.

Il s’inclina devant Talleyrand, et regardant d’Artin avec une insistance étrange.

— Tout pour le roi, continua-t-il avec énergie, tout… même la vie, même l’honneur.

Dans ses yeux passa rapide l’exaltation mystique qui auréola le front de quelques chouans, de quelques dévoués, noyés parmi les rebelles mûs surtout par l’intérêt, mais ce fut un éclair, il reprit, son calme, redit doucement sur le ton de la prière :

— Tout pour le roi.

Et pivotant sur ses talons, il marcha vers la porte en ajoutant :

— Je vais à mon poste ; causez en toute sécurité, Messieurs.

Le battant retomba sur lui. Talleyrand et ses hôtes étaient seuls.

— Ah çà ! que signifie cette cérémonie, s’écrièrent d’une voix les hôtes du prince de Bénévent ?

Celui-ci les calma d’un geste :

— Vous allez le savoir, Messieurs. Les bavards sont partis. Notre factionnaire est un homme sûr et vous êtes des gens discrets.

Ce disant, Talleyrand s’assit, puis avec une inclination de tête à l’adresse de Dalberg :

— M. le Duc, veuillez-nous dire ce que le Tugendbund vous a chargé de nous communiquer.

Le courtisan de tous les régimes s’était métamorphosé en quelques secondes. Plus de sourires, plus de ronds de bras, plus de clignotements de paupières. Toute sa personne avait pris un air de gravité, ses yeux regardaient bien en face, il y avait en lui une autorité, une volonté irrésistibles.

Pourquoi cet homme supérieurement doué usa-t-il de ses étonnantes facultés pour écraser la France et non pour la relever ?

Question sans réponse. Sans doute, ainsi que beaucoup d’autres de moindre valeur, fut-il offusqué par le génie de Napoléon, ce pauvre grand homme dont la destinée fut d’être trahi par quiconque l’approchait.

Car il faut écarter pour Talleyrand l’idée de l’ambition personnelle. Jamais dans sa carrière, il ne rencontra d’avantages équivalents à ceux que lui offrait l’Empire. Peut-être était-il de ceux qui, regardant l’histoire de haut, avaient compris que, Napoléon, héritier de la Révolution, Napoléon aux mains de qui le destin avait remis le drapeau tricolore, emblème de liberté, devait succomber sous les coups des souverains menacés par l’Idée Républicaine dans leurs plus chères prérogatives ?

Quoi qu’il en soit, il fut bien réellement le chef de l’immense conspiration à laquelle succomba l’Empereur.

Cependant Dalberg parlait. Dans le silence il disait :

— Parmi les monarques alliés, il en est un qui hésite à jeter à terre le tyran Napoléon.

— François d’Autriche, souligna de Vitrolles.

— Lui-même. Napoléon est son gendre… Le renverser, c’est détrôner Marie-Louise… Sa défection serait un désastre pour la coalition ! Et pourquoi hésite-t-il surtout ? parce que M. de Metternich, son ministre, son conseiller, son cerveau, est hésitant lui-même. Metternich a été ambassadeur à Paris, il s’est trouvé en contact avec Napoléon ; il a pour lui une admiration…

— Oh fi ! pas de ces mots-là, mon cher duc, interrompit encore le gentilhomme dauphinois.

— Pas de discussions futiles, riposta un peu sèchement M. de Talleyrand. Laissez Dalberg s’exprimer comme bon lui semble. On ne nous écoute pas, que diable, et entre nous, il convient d’appeler les choses par leur nom.

De Vitrolles courba la tête sous la réprimande et le duc poursuivit :

— Pour décider le ministre autrichien, il faudrait lui mettre sous les yeux certaines lettres écrites jadis par Joséphine à sa fille, la reine Hortense, épouse de Louis, souverain de Hollande, lettres où M. de Metternich est jugé un peu vertement, en propos attribués à l’Empereur.

Tous avaient tressailli :

— Ces lettres, ces lettres, où sont-elles ?

— Où, je l’ignore, celui qui les détient ne l’a avoué à personne.

— Mais celui-là, quel est-il ?

— Le jeune Enrik Bilmsen, fils d’un banquier de Francfort, qui est secrétaire intime de Metternich, tout comme le comte Pozzo di Borgho l’est d’Alexandre de Russie.

— Mais alors, rien de plus simple… il fait partie du Tugendbund ?

— Depuis trois ans.

— Eh bien que le Tugendbund ordonne.

— Il a ordonné.

— Et… ?

— Enrik Bilmsen a refusé d’obéir.

D’Artin et de Vitrolles laissèrent échapper une exclamation indignée. Le prince de Bénévent seul ne sourcilla pas. Probablement il savait déjà ces choses.

— Mais ce Bilmsen, que le ciel confonde, gronda le Dauphinois, est un misérable.

— Un faquin, continua d’Artin.

— Qu’il faut contraindre.

— Absolument.

Talleyrand se frotta doucement les mains l’une contre l’autre. On eût dit qu’il était ravi de la tournure de l’entretien. Il adressa un regard expressif au duc de Dalberg, et ce dernier, comme se conformant à un commandement, reprit :

— Enrik Bilmsen est en effet un homme surprenant. Il raisonne son insubordination.

D’Artin haussa les épaules :

— Raisonner cela !

— Parfaitement, vicomte. À telle enseigne que je suis ici tout simplement pour vous faire connaître les arguments de cet aimable garçon.

— À moi… balbutia le jeune gentilhomme au comble de la stupéfaction ?

— À vous-même, à vous, fils aîné de M. le comte de Rochegaule, présentement en résidence en son castel, sis près de Saint-Dizier, où il ratiocine sur les malheurs du temps avec mademoiselle votre sœur, Mlle  Lucile de Rochegaule.

— À moi, répéta le vicomte en se passant la main sur le front, à moi… pourquoi à moi ?

— Parce qu’il dépend de vous qu’Enrik Bilmsen agisse.

— Vous plaisantez, je pense.

— Point, et vous l’allez bien voir.

Il y avait une nuance d’émotion dans la voix du duc, le vicomte en fut frappé.

— Vous semblez me plaindre, Dalberg, qu’attendez-vous donc de moi ?

Lentement le duc se leva, vint se planter devant son interlocuteur, et les yeux dans les yeux, avec une âpreté soudaine :

— Enrik Bilmsen est amoureux.

— Vraiment ?

— Ce roturier a levé les yeux vers une noble demoiselle.

— Que m’importe cela ?

— Celle qu’il veut pour femme… qu’il veut, vous entendez… est Mlle  Lucile de Rochegaule.

D’Artin se dressa tout d’une pièce et d’un accent irrité :

— Ma sœur… à ce manieur d’argent de Francfort…

— Louis XVIII l’anoblira.

— Est-ce qu’on anoblit ces gens-là… Le badigeonnage nobiliaire ridiculise ces rustres sans les élever.

— Le roi répandra ses bienfaits sur la famille de Rochegaule qui aura tout sacrifié pour son service. Il est des mésalliances dont on peut s’enorgueillir.

— Ah ! fit d’Artin dont la colère tomba soudain… le roi approuve… ?

— Oui.

Il y eut un silence, le vicomte semblait réfléchir :

Brusquement il secoua la tête :

— Cela n’est pas possible.

— Vous refusez, vous… ?

— Ma volonté ne peut rien contre celle de ma sœur.

— Comment ?

— C’est une vraie Rochegaule, elle. Tout d’une pièce. Elle a donné son cœur et rien ne la décidera à le reprendre.

Le duc hocha le chef d’un air satisfait.

— Vous la connaissez bien. C’est là exactement ce qu’elle a répondu.

— Vous l’avez consultée ?

— Un ami s’est chargé de ce soin.

— Quel ami ?

— M. de Vitrolles.

D’un mouvement violent d’Artin se tourna vers le baron.

— Vous… quand… ?

Mais étendant les mains :

— Je comprends… cette course mystérieuse pendant laquelle vous m’avez laissé seul à Saint-Dizier. Vous avez vu Lucile… ?

Mlle  de Rochegaule, rectifia de Vitrolles, m’a fait l’honneur de m’entendre. Elle m’a répondu en propres termes : « Le roi a pour soldats, les étrangers ; ses sujets sont les Russes, les Prussiens, les Autrichiens et non les Français. Ses fantaisies ne nous intéressent pas de ce côté du Rhin.

— La malheureuse, soupira d’Artin… elle ruine sa famille.

Dalberg et le prince de Talleyrand échangèrent un coup d’œil. De Vitrolles toisa le vicomte avec quelque dédain et d’une voix plus forte :

Mlle  de Rochegaule est une noble fille, et si je n’étais moi-même au roi, corps et âme, je sortirais à l’instant d’une conspiration qui exige le sacrifice d’une jeune fille. Elle m’a dit, loyalement, sans détours : Après le désastre de Russie, quand nos troupes décimées rentraient en désordre, en haillons, un lieutenant tomba sur la route, près de l’entrée de notre demeure.

Le typhus, ce terrible mal qui s’était fait l’allié de l’étranger, l’étreignait. Il serait mort là, abandonné au revers du chemin, si mon père n’avait eu pitié.

C’est un Français, dit-il, l’amour du roi n’exclut pas celui de la France. Que la maison s’ouvre devant cet officier de l’usurpateur.

— C’est vrai, c’est vrai, murmura le comte… ma sœur m’a écrit cela à Dresde, où j’étais alors.

— Et, poursuivit de Vitrolles, l’officier fut soigné, guéri. Mais, la destinée a de ces ironies, la blanche fille des preux, élevée dans la tendresse des lis royaux, avait laissé son âme s’envoler vers ce défenseur des aigles impériales… ; le drapeau aux trois couleurs ne lui faisait plus horreur, et elle priait pour tous ceux qui dormaient dans les steppes moscovites, qu’ils fussent champions du roi où soldats de l’Empereur.

— Hélas ! grommela le vicomte que, décidément, la promesse des faveurs de Louis XVIII avait rallié à l’idée d’avoir Enrik Bilmsen pour beau-frère.

— Tendresse sans espérance, acheva tristement le baron, car votre père, d’Artin, fervent royaliste, ne consentira jamais à une union qu’il considérerait comme une injure.

— Jamais, répéta le gentilhomme, jamais.

Puis avec une brusquerie anxieuse :

— Alors, que voulez-vous de moi ?

Ce fut Talleyrand qui répondit :

— Je vais vous l’apprendre, d’Artin.

Le prince ouvrit la bouche, mais avant qu’il eût prononcé une parole, la porte tourna sans bruit sur ses gonds, et le chevalier de Roysset se montra sur le seuil.

— Excellence, fit-il doucement.

— Qu’est-ce, chevalier ?

— Un aide de camp de Napoléon.

— Que veut-il ?

— Vous ramener aux Tuileries… Le tyran désire vous entretenir.

Talleyrand eut un geste d’impatience.

— Je dois me rendre à l’invitation du maître, dit-il ironiquement.

Attendez-moi, mes amis… Vous, Dalberg, faites part à d’Artin de ce que le roi espère de son dévouement.

Et se tournant vers M. de Roysset :

— Quel est l’officier qui m’est envoyé… le connaissez-vous ?

— Oui, Excellence c’est le capitaine Marc Vidal.

— Lui… s’exclamèrent les assistants ?

Le prince de Bénévent eut un ricanement :

— Ma foi, c’est au mieux. Ce gaillard là ne me fatiguera pas de sa conversation durant la route, car les oreilles vont lui tinter.

Dalberg, de Vitrolles, d’Artin lui-même se prirent à rire.

— Allons, mon cher duc, parlez de ce jeune capitaine à notre ami d’Artin. Surtout ne le ménagez pas, ce petit officier de l’Ogre de Corse qui s’est introduit comme un voleur, dans le cœur de Mlle  de Rochegaule.

Il pirouetta sur le talon de sa jambe la plus longue, et boitillant :

— À tout à l’heure… Je me laisse guider par le capitaine Marc Vidal.

Quelques minutes plus tard, le prince de Bénévent, rejoignait au salon d’attente l’officier rencontré la veille par Espérat Milhuitcent.

— Vous le voyez, Monsieur, dit-il, je me suis empressé. Si ma toilette est un peu négligée, c’est que j’ai pensé qu’avant toute chose, il fallait éviter de faire attendre Sa Majesté l’Empereur.

Nul n’eût reconnu dans le courtisan, l’homme que l’appel de Napoléon venait de surprendre en pleine conspiration.

Devant la grille, une voiture stationnait. Les deux hommes y prirent place, et le véhicule, enlevé par deux chevaux impatients, se mit à rouler à une vive allure.

Ni l’un ni l’autre n’avaient pris garde à un gamin tapi sous la porte d’une maison voisine. Le capitaine l’eût certainement reconnu, car ce jeune garçon n’était autre qu’Espérat Milhuitcent.

De retour de la Malmaison avec Bobèche, l’enfant, mû par un secret instinct avait laissé son compagnon s’occuper de ses affaires, et se faisant indiquer l’hôtel de Talleyrand, il était venu se poster dans la rue Saint-Florentin.

Quel était son but ? Il n’eût su l’expliquer. Il obéissait à un sentiment obscur, averti par cette double vue des dévoués, que là s’élaborait le danger inconnu qui menaçait l’Empereur.

Une heure durant, la demeure du prince de Bénévent était restée close, muette.

Transi par le froid, Espérat commençait à s’engourdir, quand une voiture, arrivant de la place de la Concorde, avait fait halte devant l’hôtel.

Milhuitcent l’avait reconnue. C’était celle qui, le matin même avait amené Napoléon à la retraite de l’impératrice Joséphine.

Un homme en était descendu, et l’enfant avait eu peine à retenir un cri… Cet homme c’était Marc Vidal.

Dans un éblouissement sonnèrent aux oreilles d’Espérat les paroles prononcées la veille par le capitaine :

— On ne pénètre pas comme cela auprès de l’Empereur.

Et le personnage, qui avait dit cela, descendait d’une voiture de Napoléon, il pénétrait chez M. de Talleyrand.

Le petit se prit la tête à deux mains. Un soupçon passa dans son cerveau :

— Est-ce que l’officier était un traître… ? Et s’il ne l’était pas, pourquoi n’avoir pas facilité l’accès des Tuileries, dont il paraissait un familier, au pauvre gamin accouru de Stainville pour crier à l’Empereur : Gardez-vous, l’ennemi marche en avant, les royalistes sèment la guerre civile… Pourquoi ? Oui, pourquoi ?

Les minutes s’écoulent en interrogations fiévreuses :

— Si Bobèche n’avait eu l’idée d’entraîner son jeune ami à la Malmaison, si Joséphine n’avait daigné les recevoir, Lui, Napoléon… ignorerait encore le péril.

Mais la pensée libératrice avait germé dans l’esprit du comédien… l’Empereur savait maintenant. Dieu était donc avec lui, avec la France ! Il fallait aider la volonté du Tout-Puissant, pourchasser les fourbes, démasquer les traîtres, tous les traîtres.

Tout à coup, un voile s’étendit sur les yeux d’Espérat.

La grille de l’hôtel de Talleyrand s’était rouverte. Le prince de Bénévent sortait, suivi par le capitaine Vidal.

Tous deux disparaissaient dans la voiture.

— Ah ! s’écria l’enfant… Je veux savoir, je le veux.

Et bondissant en avant, il s’accrocha à l’arrière du véhicule, au moment même où il s’ébranlait, et se laissa emporter vers la destination inconnue de l’équipage impérial.

  1. Les royalistes commençaient à désigner ainsi Napoléon.