La Mort de Tintagiles/Acte II
ACTE II
Où est Tintagiles ?
Ici ; ne parle pas trop haut. Il dort dans l’autre chambre. Il semblait un peu pâle, un peu souffrant aussi. Il était fatigué du voyage et de la longue traversée. Ou bien, c’est l’atmosphère du château qui a surpris sa petite âme. Il pleurait sans raison. Je l’ai bercé sur mes genoux ; viens voir… Il dort dans notre lit… Il dort très gravement, une main sur le front, comme un petit roi triste…
Ma sœur ! ma sœur !… ma pauvre sœur !..
Qu’y a-t-il ?
Je n’ose pas dire ce que je sais… et je ne suis pas sûre de savoir quelque chose… et cependant j’ai entendu ce qu’on ne pouvait pas entendre…
Qu’as-tu donc entendu ?
J’ai passé près des corridors de la tour…
Ah !…
Une porte y était entr’ouverte. Je l’ai poussée très doucement… je suis entrée…
Où ça ?
Je n’avais jamais vu… Il y avait d’autres corridors éclairés par des lampes ; puis des galeries basses qui n’avaient pas d’issue… Je savais qu’il était défendu d’avancer… J’avais peur et j’allais revenir sur mes pas, lorsque j’ai entendu un bruit de voix qu’on entendait à peine…
Il faut que ce soient les servantes de la reine ; elles habitent au pied de la tour…
Je ne sais pas au juste ce que c’était… Il devait y avoir plus d’une porte entre nous ; et les voix m’arrivaient comme la voix de quelqu’un qu’on étouffe… Je me suis approchée autant que je l’ai pu… Je ne suis sûre de rien mais je crois qu’elles parlaient d’un enfant arrivé d’aujourd’hui et d’une couronne d’or… Elles semblaient rire…
Elles riaient ?
Oui, je crois qu’elles riaient… à moins qu’elles ne pleurassent, ou que ce fût une chose que je n’ai pas comprise ; car on entendait mal, et leurs voix étaient douces… Elles semblaient s’agiter en foule sous des voûtes… Elles parlaient de l’enfant que la reine voulait voir… Elles monteront probablement ce soir…
Quoi ?… ce soir ?…
Oui… Oui… Je crois que oui…
Elles n’ont nommé personne ?
Elles parlaient d’un enfant, d’un tout petit enfant…
Il n’y a pas d’autre enfant…
Elles élevaient un peu la voix en ce moment, parceque l’une d’elles avait dit que le jour ne semblait pas venu…
Je sais ce que cela veut dire, et ce n’est pas la première fois qu’elles sortent de la tour… Je savais bien pourquoi elle l’avait fait venir… mais je ne pouvais croire qu’elle aurait hâte ainsi !… Nous verrons… nous sommes trois et nous avons le temps…
Que vas-tu faire ?
Je ne sais pas encore ce que je ferai, mais je l’étonnerai… savez-vous ce que c’est, vous autres qui tremblez ?… Je vais vous dire…
Quoi ?
Elle ne le prendra pas sans peine…
Nous sommes seules, sœur Ygraine…
Ah ! c’est vrai, nous sommes seules !… Il n’y a qu’un remède et il nous réussit toujours !… Attendons à genoux comme les autres fois… Elle aura peut-être pitié !… Elle se laisse désarmer par les larmes… Il faut lui accorder tout ce qu’elle nous demande ; elle sourira peut-être ; et elle a l’habitude d’épargner tous ceux qui s’agenouillent… Elle est là depuis des années dans son énorme tour, à dévorer les nôtres, sans qu’un seul ait osé la frapper au visage… Elle est là sur notre âme comme la pierre d’un tombeau et pas un n’ose étendre le bras… Au temps qu’il y avait ici des hommes, ils avaient peur aussi, et tombaient à plat ventre… Aujourd’hui c’est au tour de la femme… nous verrons… Il est temps qu’on se lève à la fin… On ne sait pas sur quoi repose sa puissance et je ne veux plus vivre à l’ombre de sa tour… Allez-vous en, allez-vous en tous deux, et laissez-moi plus seule encore si vous tremblez aussi… Je l’attends…
Ma sœur, je ne sais pas ce qu’il faut que l’on fasse, mais je reste avec toi…
Je reste aussi, ma fille… Il y a bien longtemps que mon âme est inquiète… Vous allez essayer… nous avons essayé plus d’une fois…
Vous avez essayé… vous aussi ?
Ils ont tous essayé… Mais au dernier moment, ils ont perdu la force… Vous aussi vous verrez… Elle m’ordonnerait de monter jusqu’à elle ce soir même, je joindrais mes deux mains sans rien dire ; et mes pieds fatigués graviraient l’escalier, sans lenteur et sans hâte, bien que je sache qu’on ne le descend pas les yeux ouverts… Je n’ai plus de courage contre elle… nos mains ne servent à rien et n’atteignent personne… Ce n’est pas ces mains-là qu’il faudrait et tout est inutile… Mais je veux vous aider puisque vous espérez… Fermez les portes, mon enfant… Éveillez Tintagiles ; entourez-le de vos petits bras nus et prenez-le sur vos genoux… nous n’avons pas d’autre défense…