Edmond Deman (p. 139-150).
Acte II  ►


ACTE I


AU SOMMET D’UNE COLLINE QUI DOMINE LE CHÂTEAU
Entre Ygraine tenant Tintagiles par la main.
Ygraine

Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur. Je me suis dit un jour, tout au fond de mon âme ; et Dieu lui-même pouvait l’entendre à peine ; — je me suis dit un jour que j’allais être heureuse… Il n’en fallut pas davantage ; et quelque temps après, notre vieux père mourait et nos deux frères disparaissaient sans qu’un seul être humain puisse nous dire où ils sont. Me voici toute seule, avec ma pauvre sœur et loi, mon petit Tintagiles ; et je n’ai pas confiance en l’avenir… Viens ici ; assieds-toi sur mes genoux. Embrasse-moi d’abord ; et mets tes petits bras, là, tout autour de mon cou… on ne pourra peut-être pas les dénouer… Te rappelles-tu le temps où c’était moi qui te portais le soir, quand l’heure était venue ; et où tu avais peur des ombres de ma lampe dans les longs corridors sans fenêtres ? — J’ai senti que mon âme a tremblé sur mes lèvres, lorsque je t’ai revu, tout à coup, ce matin… Je te croyais si loin et si bien à l’abri… Qui est-ce qui t’a fait venir ici ?

Tintagiles

Je ne sais pas, petite sœur.

Ygraine

Tu ne sais plus ce qu’on a dit ?

Tintagiles

On a dit qu’il fallait partir.

Ygraine

Mais pourquoi fallait-il partir ?

Tintagiles

Parceque la reine le voulait.

Ygraine

On n’a pas dit pourquoi elle le voulait ? — Je suis sûre qu’on a dit bien des choses…

Tintagiles

Petite sœur, je n’ai rien entendu.

Ygraine

Quand ils parlaient entre eux, qu’est-ce qu’ils se disaient ?

Tintagiles

Petite sœur, ils parlaient à voix basse,

Ygraine

Tout le temps ?

Tintagiles

Tout le temps, sœur Ygraine ; excepté quand ils me regardaient.

Ygraine

Ils n’ont point parlé de la reine ?

Tintagiles

Ils ont dit, sœur Ygraine, qu’on ne la voyait pas.

Ygraine

Et ceux qui étaient avec toi, sur le pont du navire, n’ont rien dit ?

Tintagiles

Ils ne s’occupaient que du vent et des voiles, sœur Ygraine.

Ygraine

Ah !… Cela ne m’étonne pas, mon enfant…

Tintagiles

Ils m’ont laissé tout seul, petite sœur.

Ygraine

Écoute-moi, Tintagiles, je vais te dire ce que je sais…

Tintagiles

Que sais-tu, sœur Ygraine ?

Ygraine

Peu de chose, mon enfant… Ma sœur et moi, nous nous traînons ici, depuis notre naissance, sans rien oser comprendre à tout ce qui se passe… J’ai vécu bien longtemps, comme une aveugle dans cette île ; et tout m’y semblait naturel… Je n’y voyais pas d’autres événements qu’un oiseau qui volait, qu’une feuille qui tremblait, qu’une rose qui s’ouvrait… Il y régnait un tel silence qu’un fruit mûr qui tombait dans le parc appelait les visages aux fenêtres… Er personne ne semblait avoir de soupçons… mais une nuit, j’ai appris qu’il devait y avoir autre chose… J’ai voulu fuir et Je n’ai pu le faire… As-tu compris ce que j’ai dit ?

Tintagiles

Oui, oui, petite sœur, je comprends tout ce que l’on veut…

Ygraine

Alors, ne parlons plus de ce qu’on ne sait pas… Tu vois là, derrière les arbres morts qui empoisonnent l’horizon, tu vois là le château, au fond de la vallée ?

Tintagiles

Ce qui est si noir, sœur Ygraine ?

Ygraine

Il est noir en effet… Il est au plus profond d’un cirque de ténèbres… Il faut bien qu’on y vive… On eût pu le construire au sommet des grands monts qui l’entourent… Les monts sont bleus durant le jour… On aurait respiré. On aurait vu la mer et les prairies de l’autre côté des rochers… Mais ils ont préféré le mettre au fond de la vallée ; et l’air même ne descend pas si bas… Il tombe en ruines, et personne n’y prend garde… Les murailles se fendent et l’on dirait qu’il se dissoud dans les ténèbres… Il n’y a qu’une tour que le temps n’attaque point… Elle est énorme ; et la maison ne sort pas de son ombre…

Tintagiles

Il y a quelque chose qui s’éclaire, sœur Ygraine… Vois-tu, vois-tu, les grandes fenêtres rouges ?…

Ygraine

Ce sont celles de la tour, Tintagiles ; ce sont les seules où tu verras de la lumière, et c’est là que se trouve le trône de la reine.

Tintagiles

Je ne la verrai pas, la reine ?

Ygraine

Personne ne peut la voir…

Tintagiles

Pourquoi ne peut-on pas la voir ?

Ygraine

Approche-toi davantage, Tintagiles… Il ne faut pas qu’un oiseau ou une herbe nous entende.

Tintagiles

Il n’y a pas d’herbe, petite sœur… (un silence) — Qu’est-ce qu’elle fait, la reine ?

Ygraine

Personne ne le sait, mon enfant. Elle ne se montre pas… Elle vit là, toute seule dans sa tour ; et celles qui la servent ne sortent pas durant le jour… Elle est très vieille ; elle est la mère de notre mère et elle veut régner seule… Elle est soupçonneuse et jalouse, et on dit qu’elle est folle… Elle a peur que quelqu’un ne s’élève à sa place ; et c’est, sans doute, à cause de cette crainte qu’elle a voulu qu’on t’amenât ici… Ses ordres s’exécutent sans qu’on sache comment… Elle ne descend jamais ; et toutes les portes de la tour sont fermées nuit et jour… Je ne l’ai jamais aperçue ; mais d’autres l’ont vue, paraît-il, dans le temps, alors qu’elle était jeune…

Tintagiles

Elle est très laide, sœur Ygraine !

Ygraine

On dit qu’elle n’est pas belle et qu’elle devient énorme… Mais ceux qui l’ont vue n’osent plus en parler… Mais qui sait s’ils l’ont vue ?… Elle a une puissance que l’on ne comprend pas ; et nous vivons ici avec un grand poids sans merci sur notre âme… Il ne faut pas que tu t’effrayes outre mesure ou que tu aies de mauvais rêves ; nous veillerons sur toi, mon petit Tintagiles, et le mal ne pourra t’atteindre ; mais ne l’éloigne pas de moi, de ta sœur Bellangère ou de notre vieux maître Aglovale…

Tintagiles

D’Aglovale non plus, sœur Ygraine ?

Ygraine

D’Aglovale non plus… Il nous aime…

Tintagiles

Il est si vieux, petite sœur !

Ygraine

Il est vieux, mais très sage… C’est le seul ami qui nous reste ; et il sait bien des choses… C’est étrange ; elle t’a fait venir ici sans prévenir personne… Je ne sais ce qu’il y a dans mon cœur… J’étais triste et heureuse de te savoir si loin, de l’autre côté de la mer… Et maintenant… J’ai été étonnée… Je sortais ce matin pour voir si le soleil se levait sur les monts ; et c’est toi que je vois sur le seuil… Je t’ai reconnu tout de suite…

Tintagiles

Non, non, petite sœur ; c’est moi qui ai ri le premier…

Ygraine

Je ne pouvais pas rire tout de suite… Tu comprendras… Il est temps, Tintagiles, et le vent devient noir sur la mer… Embrasse-moi, plus fort, encore, encore, avant de te mettre debout… Tu ne sais pas qu’on aime… Donne-moi ta petite main… Je la garderai bien ; et nous allons rentrer dans le château malade…

(Ils sortent)