Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 18-30).
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II

L’histoire d’Ivan Ilitch était des plus simples, des plus ordinaires, des plus tristes.

Ivan Ilitch était mort à quarante-cinq ans, conseiller à la Cour d’appel. Il était fils d’un fonctionnaire qui avait fait sa carrière à Pétersbourg, dans différents ministères, et avait occupé une de ces situations qui prouvent clairement que ceux qui les détiennent seraient incapables de remplir un emploi sérieux. Néanmoins, comme on ne peut les chasser à cause de leurs longues années de services et de leurs grades, ils reçoivent des sinécures créées exprès pour eux auxquelles sont attachés des traitements, nullement fictifs, variant de six à dix mille roubles, et qu’ils touchent jusque dans l’extrême vieillesse.

Tel était le conseiller privé Ilia Efimovitch Golovine, membre inutile de différentes administrations inutiles.

Il avait eu trois fils. Ivan Ilitch était le second. L’aîné avait suivi la même carrière que son père, mais dans un autre ministère, et approchait déjà de l’âge où les fonctionnaires commencent à recevoir des appointements par la seule force d’inertie. Le troisième fils était un raté. Il n’avait su se maintenir dans les divers emplois qu’il avait obtenus, et maintenant il était employé au chemin de fer. Son père, ses frères, et surtout ses belles-sœurs, non seulement n’aimaient pas à se rencontrer avec lui, mais sans une nécessité extrême, on ne se rappelait pas son existence. La sœur avait épousé le baron Gref, fonctionnaire à Pétersbourg, comme son beau-frère. Mais le phénix de la famille, comme on dit, c’était Ivan Ilitch. Il était moins froid, moins méticuleux que l’aîné, moins impulsif que le cadet. Il tenait le juste milieu entre ses deux frères ; c’était un homme intelligent, vif, charmant, poli. Il avait fait ses études, avec son frère cadet, à l’École de droit. Mais le cadet n’avait pas fini ses classes ; il avait été exclu dès la cinquième, tandis qu’Ivan Ilitch avait terminé brillamment ses études. Encore à l’École de droit, il s’était montré tel qu’il demeura toute sa vie : intelligent, gai, bon garçon, de relations agréables, mais strict dans l’accomplissement de ce qu’il considérait comme son devoir ; et le devoir était, pour lui, ce que ses supérieurs hiérarchiques déclaraient tel. Il n’était point d’un naturel obséquieux, mais, dès sa première enfance, et plus tard, il se portait vers les personnages haut placés, comme la mouche vers la lumière, et il s’assimilait leurs manières, leurs vues, et s’insinuait dans leur intimité. Les entraînements d’enfant et de jeune homme ne laissèrent pas de trace profonde dans sa vie. Il sacrifiait cependant à la sensualité, à la vanité, et, vers la fin de ses études, au courant libéral, mais tout cela dans des limites qui prouvaient l’équilibre de sa nature.

Étant à l’École de droit, il avait commis des actes qui lui avaient alors paru indignes et lui avaient inspiré, à ce moment-là, le plus profond mépris pour soi-même ; mais s’étant aperçu depuis, que les mêmes actes étaient commis par des gens haut placés, qui ne les tenaient point pour mauvais, il ne les reconnut pas comme bons, mais il les oublia complètement, et leur souvenir ne l’attristait plus.

Ses études terminées avec le grade de la dixième classe, Ivan Ilitch reçut de son père de l’argent pour son uniforme, se fit habiller chez Scharmer, suspendit en breloque la petite médaille portant l’inscription « Respice finem », fit ses adieux au prince, protecteur de l’École, et au directeur, dîna avec ses camarades chez Donon, et, muni de malles, de linge, d’habits à la mode, de rasoirs et autres objets de toilette, ainsi que d’un plaid, le tout acheté ou commandé dans le magasin à la mode, il partit pour la province en qualité de fonctionnaire en mission extraordinaire auprès du gouverneur, place que lui procura son père.

En province, Ivan Ilitch sut se ménager une situation aussi agréable et facile qu’à l’École de droit. Il s’acquittait de ses fonctions, se poussait dans sa carrière, et, en même temps, s’amusait convenablement, doucement. De temps en temps, ses chefs l’envoyaient en mission dans les districts. Il se tirait d’affaire avec dignité, aussi bien envers les supérieurs qu’envers les subordonnés, et il remplissait ses missions, notamment celles qui lui furent confiées au sujet des schismatiques, avec une ponctualité et une honnêteté scrupuleuse dont lui-même était fier.

Dans son service, malgré son jeune âge et son caractère, il savait être froid, officiel, et même sévère. Mais, en société, il était souvent jovial, spirituel, et toujours convenable et bon enfant, comme disaient son chef et la femme de son chef, chez qui il était reçu en familier.

Il eut même une liaison avec une dame qui s’était jetée au cou de cet élégant magistrat ; il y eut aussi certaine modiste dans sa vie, et des orgies avec les aides de camp de passage et des parties de plaisir dans une rue éloignée, après le souper ; il eut aussi le désir de flatter son chef et même la femme de son chef, mais tout cela gardait un tel cachet de convenance qu’on ne pouvait le qualifier d’un terme sévère, et de tout cela on se contentait seulement de dire, employant l’expression française : il faut que jeunesse se passe. Tout se passait avec des mains blanches, du linge propre, des phrases françaises et, surtout, dans la meilleure société, par conséquent avec l’approbation des grands personnages.

Ivan Ilitch servit ainsi cinq ans, puis il eut son changement. L’institution des tribunaux nouveaux nécessitait des hommes nouveaux. Ivan Ilitch devint l’un des hommes nouveaux. On lui offrit une place de juge d’instruction. Il l’accepta, bien que cela l’obligeât de quitter son ancienne résidence et les relations qu’il s’était faites là, et de s’en créer de nouvelles. Ses amis l’accompagnèrent. On prit un groupe photographique, on lui fit cadeau d’un porte-cigare en argent, et il rejoignit son nouveau poste.

Ivan Ilitch fut un juge d’instruction non moins comme il faut, non moins habile à séparer les devoirs de sa charge d’avec sa vie privée, et sut inspirer à tous un respect égal à celui qu’il avait su s’acquérir précédemment. Quant à sa nouvelle situation, il la trouvait beaucoup plus intéressante et attrayante que l’ancienne. Dans son service d’autrefois, il éprouvait un certain plaisir à passer d’un pas léger, dans son uniforme de chez Scharmer, devant les solliciteurs et les fonctionnaires qui attendaient l’heure de l’audience et qui lui enviaient le privilège d’entrer librement dans le cabinet de son chef, de boire le thé et de fumer avec lui ; mais le nombre des personnes qui dépendaient directement de son bon vouloir était très restreint ; c’étaient des commissaires de police, et, quand il allait en mission, des schismatiques. Il traitait poliment, presque en camarades, ces pauvres diables qui dépendaient de lui, aimant à leur faire sentir que lui, qui était tout-puissant sur eux, les traitait avec douceur et bienveillance. Mais ces gens étaient peu nombreux. Maintenant qu’il était juge d’instruction, Ivan Ilitch sentait que tous sans exception, même les plus grands personnages, les plus importants, les plus orgueilleux, dépendaient de son bon vouloir. Il lui suffisait d’écrire quelques mots sur un certain papier à en-tête, pour que l’homme le plus orgueilleux, le plus important, fut amené chez lui, comme accusé ou témoin, obligé de se tenir debout, à moins que lui-même ne le fasse asseoir, et de répondre à toutes ses questions. Ivan Ilitch n’abusait jamais de ce pouvoir. Il tâchait au contraire d’en adoucir l’usage, mais la conscience de ce pouvoir, et la possibilité de l’atténuer, constituaient précisément l’intérêt et l’attrait particuliers de sa nouvelle fonction. Quant au service lui-même, notamment les instructions, Ivan Ilitch acquit très vite l’art d’en écarter toutes les circonstances étrangères, et de donner à l’affaire, même la plus compliquée, la forme sous laquelle cette affaire devait être présentée sur le papier, et dont sa personnalité était totalement exclue, s’attachant principalement à ce que les formes exigées par la loi fussent observées. C’était là quelque chose de tout nouveau. Il fut l’un des premiers qui mirent en pratique le Code de 1864.

Dans sa nouvelle résidence, Ivan Ilitch fit de nouvelles connaissances ; il se fit de nouveaux amis, et changea de ton. Il se tint à une distance respectueuse des autorités provinciales, et se créa des relations choisies parmi les magistrats et les gentilshommes riches de l’endroit ; il prit un léger ton d’opposition contre le gouvernement, et affecta les dehors d’un libéral modéré, d’un citoyen austère. Mais Ivan Ilitch ne changea rien à l’élégance de sa mise ; il cessa seulement de se raser le menton et laissa pousser toute sa barbe.

La vie d’Ivan Ilitch s’écoulait très agréablement. Les membres de la société frondeuse qui l’avait accueilli étaient étroitement unis entre eux ; il touchait un plus gros traitement et, parmi les distractions nouvelles, il apprécia surtout le whist, qu’il jouait avec finesse et sang-froid, de sorte qu’il gagnait toujours.

Il était depuis deux ans dans sa nouvelle résidence lorsqu’il rencontra celle qui devait devenir sa femme. Prascovie Fédorovna Mickel était la jeune fille la plus attrayante et la plus spirituelle de la société à laquelle appartenait Ivan Ilitch. Parmi les plaisirs qu’il s’était créés pour se reposer de son travail de juge d’instruction, le plus grand était la camaraderie enjouée qui se forma entre lui et Prascovie Fédorovna.

Du temps qu’il était fonctionnaire en mission extraordinaire, Ivan Ilitch était un danseur enragé ; juge d’instruction, il ne dansa guère et seulement pour montrer qu’il y excellait, tout magistrat de cinquième classe qu’il fût. Parfois, il dansait vers la fin de la soirée avec Prascovie Fédorovna, et c’est précisément ainsi qu’il fit sa conquête. Elle devint amoureuse de lui, Ivan Ilitch n’avait jamais pensé sérieusement au mariage ; mais lorsqu’il vit que la jeune fille l’aimait, il se dit : « Pourquoi ne me marierais-je pas ? »

Prascovie Fédorovna était de bonne famille, noble, et son physique était agréable ; en outre elle possédait une petite fortune. Ivan Ilitch pouvait trouver un parti plus brillant, mais celui-là était fort acceptable. Il avait ses appointements, et il espérait que sa femme lui apporterait des rentes équivalentes.

Elle était bien apparentée, charmante, jolie, et tout à fait comme il faut. Il serait tout aussi inexact de dire qu’il se maria par amour et qu’il avait trouvé en sa fiancée des goûts absolument conformes aux siens, que d’avancer qu’il l’avait épousée uniquement parce que dans son monde ce mariage était bien vu. Ivan Ilitch se décida pour deux raisons : en la prenant pour femme il se faisait plaisir à lui-même, et, en même temps, il agissait d’une manière qu’approuvaient les gens haut placés.

Et Ivan Ilitch se maria.

Pendant les fêtes du mariage et les premiers jours qui suivirent, grâce aux tendresses de sa femme, aux nouveaux meubles, à la vaisselle nouvelle et au linge nouveau, tout alla très bien, de sorte qu’Ivan Ilitch commençait à croire que le mariage, loin de troubler sa vie agréable, joyeuse, facile, toujours convenable et approuvée par son monde, ne ferait que la rendre plus agréable encore. Mais dès les premiers mois de la grossesse de sa femme, il survint quelque chose de nouveau, d’inattendu, de désagréable, de pénible, d’inconvenant même, quelque chose à quoi l’on ne pouvait s’attendre, et qu’on ne pouvait éviter.

Sa femme, sans aucune raison de gaieté de cœur, comme se le disait Ivan Ilitch, se mit à troubler l’harmonie et la tranquillité de sa vie : elle se montrait jalouse sans aucun motif, exigeait de lui des prévenances continuelles, lui cherchait des querelles à tout propos et lui faisait des scènes désagréables et de mauvais goût.

Au début, Ivan Ilitch espéra échapper à tous ces ennuis en prenant la vie, comme auparavant, par son côté léger et agréable. Il essayait de ne pas voir la mauvaise humeur de sa femme ; il invitait chez lui ses collègues, organisait des parties de cartes, ou passait ses soirées au cercle ou chez des amis. Mais un jour, sa femme le prit à partie avec une telle violence et si grossièrement, elle répéta ensuite la même scène avec tant d’acharnement chaque fois qu’il refusait de se soumettre à sa volonté, qu’il en fut épouvanté. Elle était évidemment résolue à persister jusqu’à ce qu’il consentît à rester avec elle à la maison et à partager son ennui. Il comprit que la vie de famille, du moins avec sa femme, loin d’ajouter au charme, à l’harmonie de l’existence, ne faisait au contraire qu’y apporter du trouble.

Et Ivan Ilitch songea aux moyens de se soustraire à cette tyrannie. Ses occupations étaient la seule chose qui inspirait du respect à Prascovie Fédorovna. Ivan Ilitch prétexta ses fonction pour lutter contre sa femme et se créer un monde à soi.

Après la naissance de l’enfant, les tentatives infructueuses d’allaitement, d’autres soucis encore, les maladies réelles et imaginaires de l’enfant et de la mère, réclamèrent l’intervention d’Ivan Ilitch, bien qu’il n’y pût rien. La nécessité de se créer une existence à part lui parut plus impérieuse encore.

À mesure que sa femme devenait plus irritable et plus exigeante, Ivan Ilitch reportait de plus en plus sur son service tout l’intérêt de sa vie. Il s’attacha davantage aux soins de sa carrière et devint de plus en plus ambitieux.

Une année à peine après son mariage, il comprit que la vie de famille, tout en présentant quelques avantages, était cependant une chose très compliquée et très pénible, et que, pour mener une vie convenable, approuvée par la société, il fallait une règle dans le mariage comme dans le service.

Cette règle, Ivan Ilitch l’institua dans ses rapports avec sa femme. Il exigea d’elle d’être une bonne maîtresse de maison, de veiller à ce que le lit et le dîner soient bien soignés, et surtout de respecter les convenances imposées par l’opinion publique. D’ailleurs, si elle se montrait de bonne composition, il l’accueillait avec reconnaissance ; au contraire, s’il avait à se plaindre de son humeur, il se réfugiait bien vite dans ses occupations professionnelles, où il trouvait de l’agrément.

Ivan Ilitch était considéré comme un bon magistrat. Au bout de trois ans, il fut nommé substitut du procureur. Ses nouvelles attributions, leur importance, le pouvoir de requérir et de jeter en prison, les discours en public, son succès, tout cela l’attacha davantage à son service.

Il eut d’autres enfants. Sa femme devenait de plus en plus acariâtre et méchante, mais les règles qu’avait établies chez lui Ivan Ilitch le rendaient presque invulnérable.

Après sept ans de séjour dans la même ville, il fut nommé procureur dans une autre province. Toute la famille s’y rendit ; ils avaient peu d’argent et ce nouveau poste ne plaisait pas à sa femme ; le traitement était plus élevé, mais la vie était bien plus chère. En outre, ils perdirent deux enfants, et la vie familiale devint pour Ivan Ilitch encore plus insupportable. Prascovie Fédorovna accusait son mari de tous les malheurs survenus dans leur nouvelle résidence. Presque toutes les conversations entre les deux époux, surtout quand il s’agissait de l’éducation des enfants, ravivaient le souvenir des querelles anciennes, et en provoquaient de nouvelles. À de rares intervalles l’amour se réveillait, mais pour peu de temps. C’étaient des îlots où ils se reposaient un moment, puis ils étaient de nouveau emportés dans un océan de haine latente, qui se manifestait par leur éloignement mutuel. Cet éloignement aurait attristé Ivan Ilitch s’il avait pensé qu’il en pouvait être autrement, mais il trouvait cela tout à fait normal et il en faisait le but de son existence familiale. Ce but était de se débarrasser de plus en plus de ces désagréments, de leur donner un caractère inoffensif et convenable. Il y parvenait en consacrant aux siens le moins de temps possible, et, quand il se trouvait obligé de rester avec eux, il s’entourait d’étrangers. Mais son grand refuge c’était son service. Dans les obligations de sa charge, il concentrait tout l’intérêt de son existence. Et cet intérêt l’absorbait.

La conscience qu’il avait de pouvoir perdre qui bon lui semblerait, sa propre importance qui se manifestait au tribunal où il rencontrait ses subordonnés, ses succès devant ses chefs et ses subordonnés, et surtout sa maîtrise dans les affaires, enfin les conversations entre collègues, les dîners en ville, le whist, tout cela lui plaisait et remplissait sa vie. Ainsi, Ivan Ilitch jugeait que sa vie se passait comme il convient, qu’elle était agréable et bien séante.

Sept années s’écoulèrent de la sorte. La fille, l’aînée, était dans sa seizième année. Ils perdirent un autre enfant ; il leur restait encore un garçon, un collégien, objet de leurs discussions. Ivan Ilitch voulait qu’il fît ses études à l’École de Droit. Prascovie Fédorovna, par esprit de contradiction, l’envoya au collège. La fille, élevée à la maison, étudiait avec zèle. Le garçon aussi travaillait bien.