Plon (4p. 193-195).


XXXIV


Cependant la reine Guenièvre et ceux de la tour s’étonnaient de voir le siège levé ; mais ils connurent vite les nouvelles. Et la reine, quand elle les apprit, fut ensemble joyeuse et dolente, joyeuse de sa délivrance, dolente parce qu’elle craignait pour sa vie. « Si Mordret est vainqueur, songeait-elle, il reviendra et me tuera ; mais si messire a le dessus, jamais il ne pourra croire que Mordret ne m’a point possédée charnellement, et il m’occira sitôt qu’il me verra. Je prierai néanmoins Notre Seigneur de lui donner la victoire et l’honneur de cette bataille, mais de faire qu’il m’épargne s’il est courroucé contre moi. » Elle passa la nuit à prier de tout son cœur, et le Sauveur l’écouta.

Le lendemain, dès que l’aube eut crevé et que le jour fut né, elle partit de la tour avec ses deux pucelles les plus dévouées et deux écuyers très sûrs qui menaient chacun un sommier chargé d’or et d’argent. Et elle chevaucha tant en leur compagnie qu’elle atteignit une abbaye de nonnains que ses ancêtres avaient fondée. On lui fit là l’accueil qu’on devait à une si haute dame qu’elle était ; mais, après avoir fait décharger ses sommiers, elle manda les deux pucelles et leur dit :

— Demoiselles, vous partirez si vous voulez ; si vous voulez, vous resterez. Quant à moi, je demeure, car je me veux rendre à Dieu comme les nonnains qui sont céans. Ainsi fit ma mère, qu’on tint pour bonne dame et qui usa dans cette abbaye la fin de sa vie.

Les pucelles répondirent en pleurant qu’elles ne voulaient point la quitter, et, ensemble, toutes trois furent trouver l’abbesse à qui la reine demanda l’habit pour elles.

— Ha, dame, répondit l’abbesse, si messire le roi était trépassé du siècle, nous vous recevrions bien volontiers et vous ferions dame de nous toutes ! Mais il est en vie, et nous n’osons vous garder, car sans faute il nous tuerait et détruirait. D’ailleurs vous ne pourriez sans doute souffrir notre ordre, vous qui avez eu toutes les aises du monde : il est de trop grande peine.

Mais la reine la tira à part et lui remontra que, si l’on refusait de la recevoir et qu’il lui arrivât malheur hors de l’abbaye, le roi ne manquerait pas de s’en prendre aux nonnes ; puis elle lui avoua l’angoisse et la peur qu’elle avait et pourquoi elle désirait se rendre à Dieu : tant qu’à la fin l’abbesse consentit à la garder, disant qu’elle lui donnerait les draps de religion si le roi était tué par Mordret. Mais le conte laisse ce propos maintenant, voulant deviser du roi Artus qui vogue sur la mer avec son armée.