Plon (4p. 176-178).


XXIX


Aussitôt que le roi Artus fut parti et qu’il se vit sire de la terre de Logres, il commença de tenir de grandes cours et de faire de riches dons, si bien qu’il conquit en peu de temps les cœurs des plus hauts hommes. Alors il fit écrire de fausses lettres, scellées d’un sceau semblable à celui du roi Artus, qui furent portées par son ordre à la reine ; et celle-ci les bailla à un évêque d’Écosse qui était assis auprès d’elle, pour qu’il en donnât lecture devant toute la cour. Or, les lettres contenaient ce qui suit :


Je, Artus, roi de Logres, à tous mes hommes salut !

Comme j’ai été blessé à mort par Lancelot du Lac et mes gens occis et défaits, il me prend pitié de vous à cause de l’amour et de la loyauté que vous m’avez toujours montrés. C’est pourquoi je vous prie, pour votre bien et pour la paix de mes royaumes et terres, d’élire roi Mordret que je tenais pour mon neveu, mais qui ne l’était pas. Et je vous requiers aussi, par les serments que vous m’avez faits, de lui donner la reine pour femme : sinon un grand dommage vous arrivera, car, si elle n’est pas mariée, Lancelot viendra vous la prendre de force, et c’est la chose sur toutes dont mon âme serait dolente.


Quand l’évêque eut achevé, Mordret fit semblant de pâmer de douleur et se laissa tomber dans les bras d’un chevalier. Mais la reine, qui croyait que la lettre était vraie, se mit à pleurer et à pousser des plaintes si merveilleuses qu’il ne fut personne qui n’eût pitié d’elle. Et lorsque la nouvelle courut par le palais et la cité, tous, pauvres et riches, commencèrent de mener grand deuil ; jour et nuit, durant une semaine, il n’y eut personne qui ne pleurât : car le roi Artus avait toujours été doux et débonnaire, et c’était le prince du monde le plus aimé du menu peuple.

Cependant, les barons tinrent conseil et ils trouvèrent que le mieux était de faire Mordret roi et de lui donner la reine Guenièvre pour femme. Aussi les envoyèrent-ils quérir tous deux ; et sachez que, quand elle entra dans la salle, ils se levèrent devant elle et la reçurent à grand amour ; puis celui qui était le mieux emparlé lui dit :

— Dame, notre sire le roi, qui était si prud’homme, est mort et trépassé du siècle et, comme ce royaume ne peut demeurer sans gouverneur, il nous faut élire un bon chevalier qui soit digne de le tenir et qui vous ait pour femme. Mais nous voulons savoir ce que vous pensez de cela.

La reine protesta qu’elle ne se souciait pas de prendre un baron et qu’elle quitterait plutôt le pays. À quoi ils répondirent que le royaume ne pouvait demeurer sans un seigneur qui fût capable de le défendre et qu’elle devait à toute force faire leur volonté et épouser Mordret qu’ils avaient choisi. Ah ! quand elle entendit ce nom, elle crut que son cœur allait la quitter ! Mais elle n’osa en faire semblant.

— Beaux seigneurs, dit-elle, accordez-moi quelque répit : dans huit jours, je vous donnerai ma réponse.

Et elle se retira dans ses chambres.