Plon (4p. 171-176).


XXVIII


Or, quand Lancelot et ses gens apprirent que le roi Artus approchait de la cité avec son armée, ils résolurent de l’attaquer avant qu’il se fût retranché. Et le lendemain, à l’heure de prime, les chevaliers s’assemblèrent devant le palais, dans la rue, où Lionel et Hector, les deux rois cousins, ordonnèrent les batailles. Cela fait, ceux de la ville sortirent, et l’armée du roi Artus fondit sur eux : et ainsi la mêlée commença, dure et plénière.

D’abord qu’il aperçut Lancelot, messire Gauvain s’assura en selle, et sachez qu’il appuyait de telle sorte sur ses étriers qu’il en pensa rompre les étrivières. Tous deux se heurtèrent avec le fracas du tonnerre de Dieu et ils se portèrent l’un l’autre à terre ; mais messire Gauvain tomba si lourdement qu’il pensa se briser le bras. Quant à Lancelot, remonté sur son destrier, il plongea dans la mêlée, où il se mit à frapper à grands coups, si vivement, que son épée battait comme une aile d’oiseau, et il occit d’abord Hélian d’Irlande qui avait pris sa place à la Table ronde. Lionel, Hector et lui semblaient être partout, leurs épées brillaient comme le flambeau du ciel et à les voir leurs gens se trouvaient aussi réconfortés que leurs ennemis confondus ; bref, ceux du dehors eussent beaucoup perdu ce jour-là, n’eût été le roi Artus qui faisait merveille à défendre sa gent et pourfendait ceux qui voulaient l’arrêter comme s’ils n’eussent eu d’autre armure que leur faible peau. Et, la nuit venue, les chevaliers de Gannes, qui étaient moins nombreux, rompirent la mêlée et se retirèrent dans la cité.

Toutefois, la grande et merveilleuse bataille recommença le lendemain, et, durant deux mois, et plus, les deux armées combattirent quatre fois par semaine : ainsi périrent maints prud’hommes et bons chevaliers. Mais, au bout de ce temps, le roi demanda une trêve de huit jours, car il commençait à penser qu’il ne tirerait pas de ce siège grand honneur.

— Gauvain, Gauvain, dit-il à son neveu, je crains que vous ne m’ayez fait entreprendre une chose où nous avons plus à perdre qu’à gagner, tant Lancelot et ses parents sont preux aux armes !

Messire Gauvain s’agenouilla et répondit seulement :

— Sire, pour Dieu, octroyez-moi un don !

Le roi le lui accorda volontiers et le fit lever en le prenant par la main.

— Sire, vous m’avez donné que j’appellerai Lancelot de trahison : s’il ose soutenir qu’il n’a pas occis mes frères par traîtrise, je prouverai contre son corps qu’il l’a fait et, si je le puis outrer, je n’en demanderai pas davantage, ni vous ; mais, si je suis vaincu, vous lui ferez une bonne paix à toujours, ainsi qu’à son lignage.

À ces mots, le roi sentit ses larmes couler : il eût donné de grand cœur ses meilleures cités pour que son neveu n’entreprît pas une telle bataille ! Mais déjà messire Gauvain avait mandé l’un de ses écuyers et le chargeait du message pour Lancelot.

— Sire, dit le valet en pleurant, je ne ferai point ce message, s’il plaît à Dieu ! Désirez-vous si fort d’aller à la mort ? Ayez pitié de vous-même : vous n’êtes pas jeune et vous avez fait assez d’armes durant votre vie !

Mais messire Gauvain lui répondit que de telles paroles ne servaient de rien et le valet dut obéir à son seigneur. Au matin, il se présenta donc devant la ville et il fut conduit à Lancelot qui, l’ayant écouté, commença de mener grand deuil à son tour.

— Ha, bel ami, dit-il au valet, je n’aurais pas voulu combattre monseigneur Gauvain que je tiens pour très prud’homme et qui m’a toujours fait si bonne compagnie depuis que je suis chevalier ! Mais comment ne pas répondre, quand il m’appelle de trahison qui est la plus vile chose du monde ? Plutôt que lui, je choisirais de rencontrer les deux plus preux compagnons de la Table ronde !… Allez, et dites à monseigneur le roi que je voudrais lui parler.

Le valet fît diligence, et, dès que le roi connut la réponse de Lancelot, il manda monseigneur Gauvain, le roi Carados et le roi Yon ; tous quatre s’avancèrent désarmés vers la porte de la cité. Lancelot s’empressa de sortir à leur rencontre avec les deux cousins rois, et il mit pied à terre le premier et salua le roi Artus ; mais celui-ci ne lui rendit pas son salut, pensant que, s’il le faisait, son neveu s’en chagrinerait. Et en effet messire Gauvain se hâta de parler pour lui :

— Lancelot, messire le roi, mon oncle, est venu vous garantir que, si vous m’outrez dans notre combat, il laissera le siège et regagnera le royaume de Logres.

— Messire Gauvain, dit Lancelot, si vous vouliez, nous renoncerions à cette bataille, quoique, après votre appel de trahison, je ne puisse la laisser sans honte. Et sachez bien que je ne parle point par couardise, car, armé et monté sur mon destrier, je saurais, s’il plaisait à Dieu, défendre mon corps contre le vôtre. Mais je souhaite si fort d’avoir la paix avec vous que, pour cela, je vous ferais volontiers hommage avec toute ma parenté, hormis seulement mon frère et mon cousin, qui sont rois ; je partirais demain de Gannes, nu-pieds, en chemise, et je resterais en exil dix ans au besoin, tout seul ; et je vous pardonnerais ma mort, si elle advenait durant ce temps, pourvu seulement qu’à mon retour j’eusse votre compagnie et celle de monseigneur le roi comme je les avais naguère. Et je vous jure par tous les saints que je n’ai pas occis de sang-froid Gaheriet, votre frère, et que sa mort m’a fait grand deuil.

Lorsqu’ils entendirent Lancelot parler ainsi, tous ceux qui étaient là sentirent l’eau du cœur leur monter aux yeux.

— Gauvain, dit le roi, beau neveu, faites ce dont Lancelot vous prie, car jamais un prud’homme n’en offrit autant à un autre pour se racheter !

— Les prières n’ont ici que faire, répondit messire Gauvain : j’aimerais mieux d’avoir le cœur arraché de la poitrine que de renoncer à ma bataille. Soit ma mort, soit ma vie ! J’ai si grande douleur du trépas de Gaheriet, qu’il m’est plus doux de mourir que de vivre sans l’avoir vengé.

Et il tendit son gage. Mais le conte laisse maintenant ce propos pour deviser de Mordret.