Plon (4p. 119-124).


IX


En revenant de Tannebourg où il était allé visiter le duc de Cambenic, il s’égara avec ses chevaliers dans la foret Perdue. La nuit tombait : on commençait de dresser les tentes et pavillons, lorsqu’on entendit, au loin, sonner du cor. Sagremor le desréé avait déjà sauté à cheval ; et, au bout de peu de temps, il revint dire qu’un petit château très bien crénelé et clos de bons murs, hauts et épais, se dressait à quelque distance. En effet, le roi et ses gens furent émerveillés de la beauté de la forteresse. Le pont était baissé, la porte grande ouverte ; dans la cour brillaient mille torches et cierges, et il n’y avait pas un mur qui ne fût tendu de soie : jamais aucune église ne fut pareillement encourtinée. La dame du château attendait dans la salle, entourée de ses chevaliers et de ses demoiselles qui étaient vêtus à merveille. Et au moment que le roi entra, tous et toutes crièrent d’une seule voix :

— Sire, soyez le bienvenu céans ! Bénite la route qui vous amena !

Or la dame était Morgane la déloyale, et c’est dans ce manoir qu’elle avait tenu Lancelot en prison durant deux hivers et un été, alors qu’il sortait du Château aventureux, comme le conte l’a dit en temps et lieu. Le roi lui fit la plus grande joie du monde, car elle était sa sœur, fille d’Ygerne et du duc de Tintagel, et il l’avait crue morte et trépassée du siècle. Elle le conduisit dans une chambre où un bain l’attendait, chaud, coulé deux fois, parfumé de bonnes herbes. Et quand les pucelles eurent bien frotté le roi, elles lui passèrent une robe d’écarlate et le ramenèrent dans la salle tendue de draps de soie et jonchée de menthe et de glaïeuls, où elles le firent asseoir dans une très belle et riche chaire devant la table mise. Chacun y prit place, puis on donna à laver et deux belles dames vinrent tenir les manches du roi ; après quoi les demoiselles commencèrent d’apporter les mets, dont il y avait une telle abondance qu’on eût cru que tout avait été prévu depuis un mois ; et aussi bien cela se peut-il, car Morgane était savante en nigromance. Quant à la vaisselle d’or et d’argent, tout le trésor de Logres n’en eût pas fourni davantage. Et à la fin on apporta un grand pâté d’où, sitôt qu’un écuyer y eut mis le couteau, s’échappèrent une multitude d’oiselets sur lesquels on lâcha des émerillons. Si bien que le roi ne cessait de se demander d’où tant de richesses pouvaient être venues à sa sœur.

Quand il eut bu et mangé autant qu’il lui plut, des instruments se firent entendre dans une chambre voisine, sonnant tous ensemble et avec tant de douceur qu’il n’avait jamais ouï une mélodie plaisante à ce point. Enfin deux belles demoiselles entrèrent, qui portaient dans des chandeliers d’or des cierges allumés ; et elles vinrent s’agenouiller devant le roi et dirent :

— Sire, si tel était votre plaisir, il serait grand temps de vous reposer, car il est déjà tard dans la nuit et vous avez tellement chevauché aujourd’hui que vous êtes bien fatigué, à ce que nous croyons.

Il se leva et elles le conduisirent dans la chambre même où Lancelot avait été emprisonné longuement et où il avait peint pour se distraire toutes ses chevaleries et ses amours avec la reine Guenièvre. Et, après qu’elles l’eurent dévêtu, il se coucha et s’endormit.

Le matin, à la pointe de l’aube, Morgane entra et ouvrit la fenestrelle. Il sauta de son lit et courut l’accoler en braies et en chemise. Alors elle lui demanda en don de rester plusieurs jours chez elle, où elle veillerait qu’il fut aussi aise que dans la meilleure cité de son royaume. Ce qu’il lui accorda.

— Douce sœur, puisqu’il plaît à Dieu que je vous aie retrouvée, ajouta-t-il, je vous emmènerai avec moi. Vous ferez compagnie à la reine Guenièvre, ma femme, et elle en sera joyeuse.

— Beau doux frère, jamais je n’irai à votre cour, car il s’y passe ce que je ne voudrais voir. Je me retirerai plutôt dans l’île d’Avalon, où vont les dames qui savent les enchantements.

Ainsi parlait Morgane parce qu’elle haïssait à mort la reine au corps gent. Et à cet instant, justement, le soleil frappait de toutes parts dans la chambre, si bien que le roi commença de remarquer les images que jadis Lancelot avait peintes sur les murs. Et l’on y voyait sa première entrevue avec la reine à Camaaloth, et comme il avait été ébahi de sa beauté ; puis tout ce qu’il avait fait pour l’amour de sa dame, et comment elle lui avait donné un baiser dans la prairie des arbrisseaux, et pourquoi les deux parties de l’écu fendu s’étaient rejointes à la Roche aux Saines, et comment un mot d’elle l’avait mis en frénésie, et toutes leurs amours, et toutes ses prouesses : de façon que le roi connut en un instant ce qu’il n’avait jamais su.

— Par mon chef, dit-il à mi-voix, si ces images sont vraies, Lancelot m’a honni avec ma femme ! Douce sœur, je vous requiers par la foi que vous me devez de me dire ce que ces peintures représentent.

— Ha, sire, répondit Morgane la déloyale, que me demandez-vous ! Ne savez-vous pas que Lancelot aime la reine Guenièvre et que c’est pour elle qu’il accomplit toutes ces chevaleries que vous voyez peintes ? Longtemps il languit, comme celui qui n’ose découvrir son cœur. Mais, après l’assemblée de Galore, il se lia avec Galehaut, le fils de la belle géante, dont il fit la paix avec vous, comme le montre l’image que voici. Galehaut s’aperçut qu’il avait perdu le boire et le manger tant il aimait sa dame, et il pria tant la reine qu’elle se donna à Lancelot : elle fut saisie d’amour par un baiser ; cette peinture-ci fait voir comment.

— Assez ! Je n’en demande pas plus. J’aperçois ma honte et la trahison de Lancelot. Qui a fait ces images ?

— Lancelot lui-même, de sa main, dit Morgane.

Et elle conta comment elle l’avait retenu en prison durant un an et demi, et qu’il s’était enfui en brisant les barreaux avec la force d’un diable, dit-elle, plus que d’un homme.

Le roi cependant regardait les peintures.

— Mon neveu Agravain, murmura-t-il enfin, m’a dit cela l’autre jour, mais je ne l’en ai point cru. Si Lancelot me honnit avec ma femme, je ferai tant que je les prendrai sur le fait, et alors je tirerai d’eux une telle vengeance qu’à toujours on en parlera, ou bien je ne porterai plus jamais couronne !

— Si vous ne vengiez votre honte, Dieu et le monde devraient vous mépriser, répondit Morgane.

Durant les sept jours que le roi demeura chez elle, elle ne cessa de l’exhorter ainsi, car elle haïssait Lancelot parce qu’elle savait que la reine l’aimait. Et, afin que nul n’entrât plus dans la chambre aux images, le roi en fit murer la porte. Mais le conte, à présent, laisse ce propos et revient à Lancelot qui chemine en compagnie des siens vers la cité de Camaaloth.