C. Darveau (p. 178-187).

XVIII

L’expédition de Walker.


Il y avait grande anxiété ce soir-là dans les salons du gouverneur-général de la Nouvelle-France. Madame de Vaudreuil avait bien encore à ses côtés pourtant les jeunes beautés dont nous avons fait la connaissance au commencement de ce récit ; les officiers de la garnison étaient bien là aussi tâchant de se rendre aimables auprès des jeunes filles, d’Irène de Linctôt, notamment, dont le joli visage avait pris depuis quelque temps un cachet de tristesse qui la rendait plus charmante. Mais si l’on entendait de temps à autre un frais éclat de rire, cette gaieté jurait avec la mine inquiète et soucieuse de la plupart des hôtes du château.

Quelle était donc la cause de cette anxiété notoire ? Quel souffle de tristesse ou de deuil avait passé sur ces jeunes têtes d’habitude heureuses et souriantes ?

C’est ce que Ferland va nous faire connaître ; car c’est à son « Cours d’Histoire du Canada » que nous allons emprunter les détails qui vont suivre.

L’Angleterre était décidée de frapper un grand coup et d’en finir une bonne fois avec les possessions françaises en Amérique en s’emparant de Québec qui était la clef du Canada.

Pour mettre à exécution ce projet, une flotte anglaise, composée de vaisseaux de guerre et de transports, arriva à Boston au mois de juin 1711, sous le commandement de l’amiral Sir Hovenden Walker. Elle portait sept régiments de vétérans qui avaient servi dans l’armée de lord Malbourough, et un bataillon de soldats de la marine, sous le commandement du brigadier-général Hill.

De leur côté, les colonies anglaises n’avaient rien négligé pour préparer ce qui était nécessaire à l’expédition projetée. Dans l’espace de cinq semaines, deux armées furent levées, équipées et prêtes à attaquer les colonies françaises.

Suivant les meilleurs historiens, six mille cinq cents hommes furent embarqués sur la flotte de Walker, et l’armée de terre qui se dirigeait sur Montréal, commandée par Nicholson, ne comptait pas moins de quatre mille six cents soldats, parmi lesquels se trouvaient les meilleures troupes de la mère-patrie.

L’amiral anglais mit à la voile pour Québec le 30 juillet ; mais ayant compris que le Humbec et le Devonshire, vaisseaux de quatre-vingts canons, n’étaient pas propres à remonter le St-Laurent, il les renvoya en Angleterre, et hissa son pavillon à bord de l’Edgar, de soixante-dix canons.

Les ressources dont M. de Vaudreuil disposait étaient bien faibles pour faire face à une invasion par mer et par terre aussi formidable. La nouvelle en était parvenue à Québec dès le départ de la flotte de Boston.

« Cependant le temps s’écoulait, remarque la mère Juchereau de St Ignace, et l’on n’entendait point parler de la flotte ; les vents semblaient lui être favorables, et elle n’avançait point ; plusieurs personnes étaient tentées de croire que tout ce qu’on avait dit de cet armement était faux. Cependant, le quinze octobre, on vint dire à Québec, que deux gros vaisseaux avaient voulu mettre à terre quinze lieues d’ici et que les habitants avaient tiré sur les chaloupes. »

Une telle nouvelle réveilla toutes les alarmes.

M. de Vaudreuil, impatient de savoir à quoi s’en tenir, accepta l’offre de Nicolas de Neuville qui s’engageait à aller à la découverte et qui partit immédiatement en barque avec quarante hommes sous ses ordres.

Il y avait huit jours que le jeune homme était absent, quand nous avons introduit le lecteur dans le salon du gouverneur. Ce retard était de mauvais augure et l’on se disait tout bas que de Neuville et ses hommes avait été sans doute victimes de quelque catastrophe. Et cette supposition était d’autant plus vraisemblable, qu’il avait pour consigne de s’assurer seulement de la vérité des nouvelles parvenues à Québec et de revenir en toute diligence.

Voilà ce qui explique la grande inquiétude qui régnait parmi les commensaux de M. de Vaudreuil et le voile de profonde tristesse que l’on remarquait sur le joli visage de mademoiselle de Linctôt.

La température semblait vouloir ajouter aux sombres pressentiments. Une pluie battante venait fouetter les carreaux des fenêtres et un fort vent du sud-est faisait crier sur leurs gonds rouillés les girouettes de la toiture.

Tout à coup on entendit sur la place comme une grande rumeur qui alla s’approchant du château ; puis, quelques instants après cette rumeur s’accentuant, gagna jusqu’à l’antichambre, la porte s’ouvrit et un huissier annonça Nicolas de Neuville qui entra, trempé de pluie, encore toute botté et suivie d’une espèce de matelot couvert d’un large caban goudronné.

Tandis que Irène étouffait dans son mouchoir un cri de joie et faisait mine de s’élancer vers le jeune homme — pantomine qui ne fut remarquée que par madame de Vaudreuil — le gouverneur, dont un éclair de joie illumina le visage, s’avançait les mains tendues vers Nicolas.

— Dieu soit loué ! dit-il, si par malheur vous nous apportez des mauvaises nouvelles, du moins vous êtes sauf.

— Avant de vous remercier de ces bonnes paroles, monseigneur, répondit le jeune homme, permettez-moi de vous présenter mes excuses si j’ose paraître dans cet attirail ; puis je vous demanderai pardon, d’avoir emmené ce brave homme sans y être autorisé au préalable.

Et comme M. de Vaudreuil surpris, après avoir examiné son compagnon, lançait un regard interrogateur à Nicolas, celui-ci reprit :

— Allégresse ! monseigneur, j’ai le bonheur d’être le messager d’une nouvelle inespérée : la plus grande partie de la flotte anglaise est détruite ; Dieu et les éléments se sont chargés de la besogne !

En dépit du respect que commandait la présence du gouverneur, des applaudissements éclatèrent dans toutes les parties de la salle. Toute l’assistance se groupa autour de M. de Vaudreuil, de Nicolas de Neuville et de l’homme qui l’accompagnait.

— Vous voyez notre impatience, M. de Neuville, fit le gouverneur. Ne la mettez pas plus longtemps à l’épreuve.

— Monseigneur, répondit le jeune homme, ce que j’ai à vous rapporter pour ma part n’est pas bien intéressant. Partis il y a huit jours, nous avons eu à lutter presque tout le temps contre des vents contraires. Tous les jours, je descendais à terre pour prendre des renseignements. Mais à chaque endroit, je ne recueillais que ceux déjà reçus, à savoir qu’une flotte anglaise remontait le fleuve.

— Ce n’est que dans les parages de l’île aux Œufs, que j’appris par des pêcheurs que plusieurs vaisseaux avaient effectivement paru, mais qu’il s’en était perdu sept ou huit des plus gros sur les rochers de l’île aux Oiseaux.

Je me rendis sur les lieux, et c’est alors que je rencontrai ce brave, le seul survivant du naufrage, qui vous donnera les détails nécessaires.

— Mais cet homme est un matelot anglais ? fit le gouverneur.

— As pas peur ! mon commandant, dit enfin l’inconnu qui, jusque-là n’avait pu que promener des regards curieux sur tous les objets qui l’entouraient.

— Comment ! mon brave, vous êtes Français ? s’écria le gouverneur surpris.

— Canadien ! mon commandant, Pierre Paradis, prisonnier des Anglais pour vous servir, s’il en était capable, pris sur le vaisseau du roi la Seine où j’étais gabier d’artimon.

— Tu connais tous les détails de la catastrophe ?

— Oui, mon commandant, que je m’en vante.

— Eh bien ! raconte, mon ami, et ne ménage pas les détails.

Pierre Paradis,[1] d’abord un peu timide de se voir le point de mire de tout ce beau monde, reprit bientôt toute son assurance ordinaire.

Ayant fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, il mit la main devant la bouche, se détourna, lança dans l’antichambre un long jet de salive noirâtre, avança le pied et se balançant sur ses hanches :

— Pour lors, mon commandant, dit-il, puisque vous m’ordonnez de vous larguer la vérité en grand, je vas vous la larguer en deux temps et deux mesures.

« Pour lors il y avait pas mal de temps que je mangeais avec les autres camarades les fayols des Anglais dans le port de Plymouth quand, un bon matin, on m’amena devant un certain particulier qui avait pas mal de pompons à son chapeau.

— Tu connais le St. Laurent ? qu’il me dit dans son baragouin.

— Je m’en vante que je le connais.

— C’est bien. Tu vas venir avec nous, tu nous piloteras jusqu’à Québec que nous allons prendre et si tu faisais mine de trahir, pendu à la grande vergue !

— Ah ! mon failli chien ! que je me dis à moi tout seul, tu veux prendre Québec et tu comptes sur moi pour t’y conduire ? Attends un peu, je t’en promets un pilotage de ma façon.

« Pour lors, nous v’là en route et nous arrivons à Boston où nous bourlinguâmes pendant deux mois. Puis nous rev’là repartis le trente juillet, pour le St. Laurent.

« Bonne brise jusqu’au dix-huit août. Alors se mit à souffler un vent de nordet à demater toute la flotte, et de peur que la tempête ne séparât les transports, l’amiral fit mouiller dans la baie de Gaspé.[2]

« Au bout de quarante huit heures, le vent ayant tourné à l’ouest, il eut l’espoir de faire la traversée et il fit porter sur la côte nord. Mais deux jours après, le vent étant venu à l’est, une brume couvrit le Saint Laurent et mit la flotte dans l’impossibilité de continuer sa route sans s’exposer à quelque danger, parce qu’on n’avait point la vue des terres et qu’on ne connaissait ni les fonds, ni les rochers.

« On me demanda mon avis et je conseillai à l’amiral de louvoyer au large, ce qui aurait retardé la marche de la flotte et vous aurait donné plus de temps pour vous préparer à nous recevoir.

« Oui, mais va-t-en voir : l’amiral eût des soupçons. Après avoir consulté ses pilotes, il fit le signal aux autres bâtiments de porter au sud. Il se flattait que dans cette position, les vaisseaux ne dériveraient pas au nord et que le courant les tiendrait au milieu du fleuve.

« Eh bien ! mon commandant, v’là ce qui les perdit et je leur aurais commandé la manœuvre que je n’aurais pas mieux fait.

« En avant, le branle-bas de malheur ! Le contraire de ce que l’amiral attendait arriva : dans l’espace de deux heures, les vaisseaux furent portés vers la côte nord, au milieu des rochers où la flotte faillit périr toute entière.

« Pour lors, il était huit heures du soir et j’étais accoudé sur les bastingages de tribord quand, crac ! v’là le navire qui touche, frappe sur un rocher et s’ouvre en deux. Je n’eus que le temps de saisir une épave et de me recommander à la Bonne Ste-Anne. Tout d’un coup, je me sens frappé sur la tête comme si j’avais reçu un maître coup de poing, et puis plus rien…

« Quand je repris connaissance, j’étais couché sur un rocher et une belle lune du pays, au-dessus de ma tête, semblait me dire : « Bonsoir, matelot ! »… V’là, mon commandant !

Et Pierre Paradis, passant sa chique de l’autre côté de sa bouche, lança dans l’antichambre un second jet de salive qui alla faire le pendant du premier.

  1. Personnage historique.
  2. Le récit que nous mettons dans la bouche de Paradis, dont le nom se trouve dans Ferland, est emprunté, pour les renseignements, au « Cours d Histoire du Canada. »