C. Darveau (p. 148-162).

XVI

Le départ.


Don Pedro habitait avec sa fille un long corps de logis flanqué de deux tourelles tronquées, sur lesquelles, en cas de siège, on pouvait monter des canons de gros calibre. Un magnifique jardin séparait ce corps de logis du mur nord des fortifications qui n’avait à cet endroit qu’une dizaine de pieds à peu près, attendu que l’extrémité de talus se terminait par un rocher coupé à pic.

À cette extrémité du jardin se trouvait une terrace sur laquelle était placé un canon qui présentait sa gueule menaçante dans une meurtrière.

Ces quelques détails sont nécessaires pour faire comprendre les scènes qui vont suivre.

Retiré dans sa chambre, Daniel attendait avec impatience l’heure du rendez-vous que lui avait accordé peut-être imprudemment la fille de Don Pedro. De sa fenêtre, il jetait un regard distrait sur la campagne endormie. La lune brillait en éclairant comme un long ruban la route qu’il allait suivre dans quelques heures et qui serpentait dans la plaine pour se perdre au milieu de la forêt environnante. La forêt elle-même était plongée dans le plus profond silence et la brise en agitait les cimes argentées. Une seule lueur brillait à la lisière du bois, celle du feu que les troupes de l’escorte, campées en dehors du fort, avaient allumé.

L’heure était aussi propice aux méditations amoureuses qu’aux pensées graves, et les unes et les autres se présentaient en foule à l’esprit de Daniel.

Comme tous ceux qui ont vécu dans la solitude, le jeune homme avait dans le cœur un fond de poésie rêveuse qui s’alliait chez lui à l’énergie du marin accoutumé aux dangers.

Sa situation présente était donc en rapport avec cette double disposition. Son amour était menacé, la conduite de Dona Maria à son égard le lui disait que trop ; un secret pressentiment l’avertissait en outre qu’il était entouré d’ennemis.

Cependant l’heure avançait. Daniel prit son manteau, dont il se couvrit, boucla son épée, la seule arme qu’il eût en sa possession, et se disposa à sortir sans bruit, livré à la plus cruelle agitation, comme un homme dont le sort va se décider dans quelques minutes.

L’œil aux aguets, le pied prudent, l’oreille aux écoutes, il traversa doucement le jardin silencieux et longea le bâtiment principal pour atteindre la tourelle de l’ouest où se trouvait la chambre de Dona Maria. Une faible clarté venant mourir sur le sable du jardin s’échappait de la croisée ouverte.

Derrière de forts barreaux de fer, la jeune fille vêtue de blanc et debout, dans une attitude pleine de grâce et de laisser-aller, se détachait de la baie lumineuse de la fenêtre comme une mystérieuse et charmante apparition, tandis que se dessinait à quelques pas la silhouette revêche de la vieille Inès.

Au milieu de cette nuit calme et embaumée, elle était plus séduisante encore, s’il était possible, que dans le salon du commandant ; car c’est à travers les grilles de leur balcon que les femmes espagnoles, assure-t-on, semblent exercer le charme le plus puissant.

Un rebozo de soie voilait sa tête et ondulait en replis moelleux sur son cou et sur ses épaules, comme les plumes de la colombe, au gré de ses mouvements. La fenêtre, de plein pied, ne cachait rien de sa taille élégante et laissait voir jusqu’au soulier mignon qui chaussait son joli pied.

Daniel appuya son front contre les grilles, comme si cette blanche apparition avait ébloui ses yeux, incapable d’articuler une parole.

Ce fut la jeune fille qui rompit le silence.

Senor, dit-elle de cette voix mélodieuse qui charmait tant le jeune homme, vous avez désiré me parler sans témoins. J’ai consenti à vous donner ce rendez-vous, ce qui n’est pas regardé comme une mauvaise action dans nos mœurs ; mais j’ai appris par Inès que dans votre pays, une jeune fille se compromettrait en agissant ainsi. Eh bien ! Senor, au risque de baisser dans votre esprit, je n’ai pas voulu manquer à ma parole.

Senora, j’ai toujours pensé et je crois encore que vous êtes la plus pure des jeunes filles ! répondit Daniel.

— Merci, senor. Mais vous aviez une communication importante à me faire ? Je vous écoute.

Senora, vous rappeliez-vous ce jour où je vous vis pour la première fois, parmi cette foule où vous étiez la reine par la beauté ? À peine entendis-je le son de votre voix, qu’elle me sembla douée d’un charme que n’avaient pas les voix que j’avais entendues jusque-là.

— Je n’ai pas oublié la bravoure dont vous fîtes preuve en cette circonstance… Mais à quoi bon rappeler le temps qui n’est plus ?

— Le temps qui n’est plus ! Appelez-vous ainsi celui d’où me semble dater ma vie ? Mais ce temps n’est pas passé pour moi, il me paraît que c’était hier !

Puis effeuillant mélancoliquement tous ses souvenirs comme on effeuille un bouquet donné par une infidèle, et dont cependant on regrette chaque fleur qu’on détruit, le jeune homme lui rappela ses heures de douces causeries sur la verandah presque tous les soirs depuis trois mois qu’il était auprès d’elle, ces moments d’ivresse quand la jeune fille laissait deviner les trésors de son cœur et qu’elle semblait le lui offrir ; ces demi-aveux qui le transportaient au ciel pour le laisser retomber ensuite sur la terre quand, quelques instants après, par ses coquetteries à l’adresse de Don Gusman, elle venait leur donner un démenti.

Si, dans ce moment-là, au lieu de baisser les yeux, Daniel les eût fixés sur Dona Maria, il eût vu dans son regard, sur son front ce tressaillement dont le cœur n’est pas atteint peut-être, mais qu’excite toujours chez la femme une voix émue, chaude, passionnée qui chante un hymne à sa beauté.

Tout entier à ces doux et amers souvenirs que lui seul paraissait se rappeler, tel que l’homme qui cherche à recomposer dans le cristal troublé d’un ruisseau les gracieuses images que reflétait jadis son eau limpide, Daniel reprit d’une voix douce et plus émue :

— Hélas ! je me rappelle aussi ces fleurs de lianes que je cueillais pour vous et qui me semblaient plus fraîches, plus odorantes quand elles s’étaient imprégnées du parfum de vos cheveux ! Ce doux parfum n’était-il donc qu’un poison subtil qui s’infiltrait dans mon cœur pour y faire naître un amour incurable ? Fou que j’étais ! Ces campanules me disaient : « Enivre-toi et espère ? » Moi je m’enivrais en espérant ! Est-il possible, Dona Maria, que vous ayez oublié ?

— Non, dit la jeune fille d’une voix faible comme un murmure, peut-être pour ne pas trahir un léger tremblement que Daniel ne comprit pas, non, je n’ai pas oublié…

— Et tout cela est oublié, parce qu’un galant suranné se présente qui peut offrir l’opulence et ne demande votre main que pour servir sa vanité.

La voix de Doña Maria vibra dans la nuit avec force, tandis qu’une légère expression de dédain gonflait ses narines rosées : le jeune homme venait de blesser son orgueil.

— Pour servir sa vanité ? dit-elle. Et qui vous dit au contraire que ce n’est pas la mienne que je veux servir ?

— Ce Don Gusman fait miroiter à vos yeux pour vous séduire les plaisirs de Madrid, le séjour de ces pays fabuleux que vous désirez connaître.

— Je l’avoue, dit Dona Maria, la vie de ces solitudes m’apparaît bien triste dans l’avenir. Une voix me crie que je ne suis pas née pour mourir sans avoir pris ma part des splendeurs d’un monde que je n’ai fait qu’entrevoir. Hélas ! que n’avez-vous à offrir… à mon père…

— Je comprends, Dona Maria, je comprends que l’absence des richesses n’est pas un titre à l’amour des femmes.

— Vous êtes injuste Daniel : c’est presque toujours au contraire vers les déshérités que leur instinct les pousse ; mais les parents ne pensent pas ainsi.

La colère de Daniel éclata à ces paroles dont il ne comprit peut-être pas bien tout le sens.

— Vous l’aimez donc, dit-il, ce Don Gusman aussi suffisant que ridicule ? Ah ! si ce lâche avait voulu comprendre depuis deux mois l’envie que j’ai de connaître la couleur de son sang !…

Le jeune homme fut interrompue par la jeune fille dont l’attention venait d’être attiré par le frémissement presque imperceptible d’un massif d’orangers.

— Chut ! s’écria-t-elle, n’avez-vous pas entendu du bruit ?

Heureux de pouvoir rencontrer quelqu’un sur qui déverser le trop plein de sa sourde colère, le jeune homme se retourna, l’œil enflammé, la main sur la garde de son épée. Mais le silence de la nuit n’étant troublé que par les battements de son cœur, il reprit son attitude morne et pensive. Alors s’appuyant de nouveau à la grille :

— Qui sait ? dit-il mélancoliquement, si ce n’est pas l’âme désolée d’un pauvre amant mort de désespoir de n’avoir pas été aimé !…

Santa Maria ! s’écria la jeune fille en tirant de dessous son rebozo son bras nu pour faire le signe de la croix, croyez-vous donc qu’on en meure ?

Le jeune sourit tristement et répondit :

— Peut-être !

Puis après un court silence, il reprit :

— Écoutez, Dona Maria. Vous êtes ambitieuse, vous aimez la richesse, le luxe, les plaisirs, et c’est parce que Don Gusman par sa fortune est capable de vous donner tout cela que vous allez l’épouser. Eh bien ! si vous m’aimez, Doña Maria, moi aussi je deviendrai riche, moi aussi je vous donnerai ce luxe, cette opulence que vous rêvée. Dites, le voulez-vous ?

— Mais vous êtes pauvre, Daniel, ne me l’avez-vous pas dit vous-même ?

— Relativement, Dona Maria. Je possède en France un château entouré d’un domaine d’une certaine valeur. Officier sur un vaisseau de la marine royale, protégé, aimé de mes chefs, je suis en chemin de me faire un nom illustre ce qui me vaudra la bienveillance du roi. Je vendrai mon domaine, je vendrai mon château, et nous irons habiter la France, ce pays des merveilles. Tu iras à la cour la plus brillante de l’univers, ô ma Dona Maria bien-aimée ! tu seras, toi aussi, une reine de France, reine de la beauté, ayant une cour de grands et beaux seigneurs qui te tresseront des couronnes ! Dis si ce sort ne vaut pas celui que peut t’offrir ce rustre que je hais et que je voudrais voir-là, à la pointe de mon épée, pour le clouer à la muraille !…

— À ta disposition, misérable ! cria une voix forte dont le son arracha un cri d’effroi à la jeune fille, tandis que deux formes noires, sorties du massif, se précipitaient sur Daniel l’épée haute.

Le jeune homme dégaina tout en s’adossant à la muraille pour faire face à ses deux agresseurs. Il ne rencontra cependant qu’un seul adversaire, le second se tenant prudemment à distance. Daniel reconnut Don Gusman dans la personne de ce dernier ; quant à l’autre, il lui était totalement inconnu.

— Avance aussi, toi, lâche assassin ! lui cria-t-il, avance, lâche, qui paie pour frapper les gens que tu n’as pas le courage de rencontrer seul face à face !

Daniel était une fière lame. Profitant d’un dégagé en quarte de son adversaire qui se découvrit, son épée fila comme l’éclair et disparut jusqu’à la garde dans la poitrine de celui-ci qui tomba comme une masse inerte. L’élan fut tel que perdant l’équilibre, le jeune homme s’affaissa lui-même auprès de sa victime. À ce moment, Don Gusman de Santocha se précipitant sur lui, le frappa de son arme ; mais le coup, porté d’une main mal affermie, ne lui fit qu’une blessure insignifiante à l’avant-bras gauche, dont le sang jaillit cependant. Il allait frapper de nouveau, quand Dona Maria, un flambeau à la main, s’élança sur le théâtre de la lutte en criant d’une voix déchirante :

— Arrêtez, pour l’amour de la Sainte Vierge et de tous les saints, ce jeune homme est l’hôte de mon père, et sa personne est sacrée sous notre toit.

Cette intervention de Doña Maria fit diversion et donna à Daniel le temps de se relever son épée à la main et de se mettre sur la défensive. Don Gusman n’était plus à craindre.

Chose bizarre que le cœur de la femme. Le jeune homme venait d’épuiser en vain auprès de la fille de Don Pedro, plaintes, reproches, promesses : un seul dénouement imprévu devait plaider sa cause plus éloquemment.

À l’aspect de Daniel qui maintenait son attitude défensive, tandis que des gouttes de sang tombaient de son bras blessé, son cœur s’émut d’une admiration sympathique. Si elle n’eût écouté que sa première impulsion, elle se serait jetée heureuse et attendrie dans les bras de cet homme jeune, intrépide, beau et victime d’un guet-à-pent où son sang avait coulé ; mais par une contradiction inexplicable de sa nature qu’elle cacha sous une chaste réserve, ce fut vers Don Gusman qu’elle porta ses attentions :

— Êtes-vous blessé ? Don Gusman, dit elle. Non, alors que la Sainte Vierge soit bénie !

L’agitation à laquelle était en proie la jeune fille, sa poitrine qui bondissait sous le léger tissu dont elle était couverte, son rebozo qu’elle avait rejeté en arrière de sa tête et qui laissait flotter son opulente chevelure, tout cet ensemble en un mot imprimait aux traits de Dona Maria un cachet de fière et sauvage beauté qui la rendait plus belle, plus irrésistible que jamais.

Daniel, qui était resté le front haut, l’œil étincelant, perdit peu à peu l’expression de mâle virilité qui avait animé son visage tant qu’il avait été en face du danger. Sa fierté se fondit en un découragement profond en voyant l’espèce d’indifférence voisine du mépris avec laquelle la jeune fille accueillait l’attentat dont il avait été la victime.

— Dona Maria, dit-il tout doucement, j’aurais peut-être, tant l’espérance est folle et tenace, douté de vos paroles, mais vos actions m’ont éclairé entièrement. C’est à mon ennemi que vous avez couru, et cependant c’est mon sang qui a coulé. Voyez, il coule encore.

— Ciel ! s’écria la jeune fille avec un geste d’effroi à la vue des taches de sang qui souillaient le pourpoint du jeune homme, et elle fit mine de s’élancer vers lui. Mais Daniel, la repoussant de la main :

— Il est trop tard ! dit-il avec un sourire navré. Le mal est fait. Adieu ! j’ai trop longtemps été votre hôte, trop longtemps j’ai respiré l’air empesté de cette maison maudite, trop longtemps je me suis empoisonné au souffle impur d’une fille sans cœur. Mes dernières espérances sont brisées, ma vie sera désormais sans but sur la terre. Adieu !

Et le jeune homme, après avoir lancé cet anathème, se dirigea vers une brèche faite dans la muraille de l’enceinte.

La jeune fille se précipita sur ses pas en joignant les mains, tandis que par suite des sentiments qui réagissaient sur elle, ses yeux se mouillaient de larmes brûlantes.

— Daniel ! où allez-vous ? dit-elle. Le toit de mon père vous protégera.

Le jeune homme ne daigna pas même détourner la tête.

— Mais, reprit-elle affolée, vous êtes encore exposé ; la mort vous attend peut-être plus loin. Daniel restez… je vous en prie !… je le veux !

Daniel se retournant :

— Eh bien ! Dona Maria, dites un mot, un seul mot, dites que vous haïssez mon rival, et je reste !

Un combat violent parut se livrer dans l’âme de la jeune fille ; elle enveloppa Daniel d’un long et tendre regard de reproche, mais elle resta muette.

Pour l’homme de l’âge de Daniel, le cœur de la femme est un livre fermé — Combien peuvent se vanter de l’avoir vu complètement ouvert ? — Ce n’est que lorsqu’il a perdu ce magnétisme de la première jeunesse, si puissant malgré l’inexpérience, qu’il peut prétendre à soulever un coin du voile qui cache les mystères que ce cœur renferme, triste compensation que Dieu accorde à la maturité de l’âge.

Si le jeune officier eût eu cet âge-là, il serait resté ; mais il n’avait que vingt-six ans, il avait passé presque toute sa vie dans l’isolement du marin, il aimait pour la première fois.

— Eh bien ! adieu donc pour toujours ! dit-il en voyant que la jeune fille ne répondait pas, je ne suis plus votre hôte.

Puis il franchit la muraille avant que Dona Maria eût deviné son mouvement.

Éperdue, étourdie de ce dénouement, elle se précipita dans l’embrasure de la meurtrière en s’écriant :

— Daniel ! Daniel ! nous ferez-vous l’injure de nous quitter ainsi en appelant la malédiction sur le toit qui vous a abrité ?

Mais sa voix se perdit dans la nuit calme dont l’écho ne redit pas même le son. Elle n’entendit qu’un froissement de branches brisées et le pas sonore du jeune homme qui résonnait dans le lointain.

Alors le bruit cessant, elle s’agenouilla, et, les yeux au ciel, pressant sa poitrine de ses deux mains réunies :

— Ô mon Dieu ! dit-elle, bonne Madone, protégez-le contre les dangers, veillez sur lui avec un soin jaloux et ramenez-le, car, hélas ! je le sens bien maintenant, il emporte mon cœur avec lui !

Et s’enveloppent de son rebozo, elle pleura longtemps, si longtemps, que quand Inès, inquiète de son absence se mit à sa recherche, elle la trouva grelottant à l’endroit où elle avait vu disparaître Daniel.

Quant à celui-ci, un peu étourdi de sa chute, il s’était relevé sans aucun mal et s’était dirigé vers le camp des hommes qui étaient chargés de le conduire à Caouil,

Au matin, quand Dona Maria accourut dès l’aube sur la terrace pour interroger l’horizon, elle ne vit rien qu’un peu de fumée à la lisière du bois, derniers vestiges de l’emplacement du camp.

— Parti, parti, ô mon Daniel ! sans que je t’ai revu ! s’écria-t-elle.

Et comme s’il pouvait l’entendre, elle ajouta :

— Ô mon Daniel ! comme je suis punie de mon ambition ! Car c’est toi seul que j’aime, et si je ne suis pas à toi, je ne serai jamais à un autre. Mais je sens que si tu ne reviens pas bientôt, je mourrai !