C. Darveau (p. 142-148).

XV

Le rendez-vous.


Don Gusman, quoique d’un esprit très-borné et d’une suffisance extrême, ne voyait pas sans un œil jaloux la présence prolongée de Daniel de St-Denis sous le toit de Don Pedro. Il n’est rien de caché du reste pour l’œil clairvoyant d’un amoureux.

Il constata bientôt les sentiments du jeune homme et soupçonna même le combat qui se livrait dans le cœur de Dona Maria. Il prit la résolution d’éclairer ses doutes à cet égard. Le départ du jeune officier pour le gouvernement de Caouil vint lui fournir l’occasion d’acquérir une certitude complète.

Mais au préalable, il réfléchit qu’il ne serait peut-être pas mal à propos de sonder le terrain du côté de Don Pedro et de s’assurer s’il était toujours dans les sentiments de lui donner sa fille.

Daniel reçut enfin l’avis officiel qu’il pouvait se mettre en route pour Caouil, que l’escorte dont il avait besoin, et que le commandant lui avait promise pour continuer son voyage, serait à ses ordres le lendemain matin.

Afin de fêter le départ de son hôte, Don Pedro avait invité à sa table ce soir-là un certain nombre de convives. Don Gusman l’ayant prévenu qu’il désirait l’entretenir d’une affaire importante avant la soirée, ce seul fait suffit pour expliquer sa présence dans le cabinet du commandant bien avant l’arrivée des invités.

— Commandant, disait l’alcade, je vous demande pardon tout d’abord d’avoir sollicité un entretien qui peut vous faire présumer un manque de confiance dans votre parole.

— Expliquez-vous, Don Gusman !

— Je vais le faire en peu de mots.

— Je vous écoute.

— Don Pedro, vous rappelez-vous certain projet d’alliance, aussi honorable pour vous que pour moi dont je vous fis part il y a quelques mois ?

— Comment donc ! si je m’en rappelle.

— Ces projets tiennent-ils toujours ?

— Plus que jamais. Pourquoi cette question ?

— Parce que j’y vois un obstacle.

— Et quel est cet obstacle ?

— Que votre fille ne trouve plus l’épouseur à son gré.

— Caramba ! fit Don Pedro avec colère, je voudrais bien que ma fille voulût avoir une autre volonté que la mienne.

— J’ai peur même que son cœur ne soit plus libre.

— Le cœur de Dona Maria, Don Gusman, est libre. Comment pourrait-il en être autrement ? Son enfance et sa jeunesse se sont écoulées au fond de nos solitudes.

— Et ce jeune officier que vous avez accueilli sous votre toit ? Je suis sûr qu’il aime votre fille.

— Je m’en suis douté au regard qu’il a lancé à Dona Maria quand je lui ai annoncé son départ ce matin. Mais ceci ne prouve pas que le cœur de ma fille ne soit plus libre.

— S’il n’y a que quelques heures que vous avez surpris l’amour du jeune homme, celui de Dona Maria ne peut-il vous avoir échappé ?

— Il est vrai, répondit Don Pedro en branlant la tête, que je saurais mieux dompter un cheval sauvage que déchiffrer le fond du cœur d’une jeune fille ; mais, je le répète, j’ai lieu de croire que celui de Dona Maria est libre de toute affection. Vous voyez donc que vous avez tort de vous alarmer. Du reste il part demain matin, ce jeune homme.

— C’est vrai. Mais dans un mois peut-être, il reviendra, il reverra Dona Maria sur laquelle il a déjà produit une forte impression. Qui sait ? s’il ne parviendra pas à circonvenir son cœur ? Qui peut dire même s’ils n’ont pas échangé déjà des serments.

— Quelles chimères ! Don Gusman.

— Tout est possible avec ces enchanteurs de Français.

— Il est facile de s’en assurer.

— Comment ?

— Je vais appeler Dona Maria et la sommer de me dire la vérité.

— Mauvais moyen.

— Alors comment voulez-vous acquérir cette certitude ?

— Si vous consentez à me donner carte blanche, je suis sûr de m’édifier sur ce point.

— Quel moyen ?…

— C’est mon secret.

— Faites, Don Gusman, et gardez vos secrets.

— Oh ! je vous promets de tout vous raconter.

— C’est dit. Maintenant allons rejoindre nos invités.

Les convives étaient en effet tous arrivés et n’attendaient plus que le maître du logis pour se mettre à table. Celle-ci, splendidement servie, occupait le milieu de la salle, et la flamme de nombreuses bougies, que l’air frais de la nuit faisait vaciller dans leurs verrines de cristal, éclairait l’antique et massive argenterie qui étincelait partout, derniers vestiges d’une opulence disparue.

Bien que, selon l’usage, toute la prodigalité culinaire qui chargeait la table n’eût été, pour un palais délicat, qu’une parodie extravagante de tous les principes gastronomiques, elle parut à tous les convives, à l’exception de Daniel de St-Denis, le nec plus ultra du luxe et de la rareté.

Le haut de la table était occupé par Don Pedro, ayant l’alcade à sa droite et à sa gauche Daniel ; puis Dona Maria auprès de Don Gusman et le chapelain du fort ; puis ensuite les officiers de la garnison et les autres invités suivant leur importance. Le chapelain dit le Benedicite et l’on attaqua avec entrain le menu du diner.

La gaieté ne tarda pas à régner parmi les convives.

Seul Daniel n’y prit aucune part.

Il observait avec angoisse l’air d’aisance avec lequel Dona Maria recevait les galanteries de Don Gusman. Elle semblait éprouver toute la joie naïve d’une coquette de village aux compliments d’un grand seigneur alors qu’une voix l’avertit qu’ils sont mérités.

C’est qu’elle était belle ce soir-là ! belle à le désespérer. Ses lèvres faisaient pâlir l’incarnat des grenades servies à profusion sur la table, ses joues éclipsaient la teinte rosée des sandias. Son voile de soie, jeté sur sa tête, laissait entrevoir les nattes luisantes de sa chevelure et entourait de ses plis l’ovale enchanteur de son visage. Le voile étroit cachait ses épaules, mais ne descendait pas jusqu’à sa taille, dont les riches contours étaient dessinés par sa ceinture écarlate, et, sous ses plis chatoyants, ses bras étincelants de blancheur empruntaient un nouveau lustre à l’azur du reboza.

De nouveau la jalousie rongeait le cœur de Daniel, et quand Don Pedro en se levant donna le signal de passer au salon, il sembla au jeune homme qu’on lui enlevait un poids sur la poitrine. À peine avait-il touché aux mets qu’on avait servis devant lui.

Profitant de la confusion qui résulte toujours de la sortie de table de plusieurs convives, Daniel prit un parti désespéré et s’approchant de Dona Maria :

— Je donnerais ma vie, lui dit-il d’une voix basse et suppliante, pour vous entretenir ne fût-ce qu’un instant !

La jeune fille le regarda avec surprise, quoique la liberté des mœurs espagnoles put excuser une pareille prétention. Elle parut réfléchir. Daniel lui jeta un regard désespéré, et comme tout semblait spontané chez Dona Maria, la réflexion ne fut pas longue, elle répondit brièvement :

— À minuit, je serai derrière les grilles de ma fenêtre. Inès m’accompagnera.

Le jeune homme s’inclinant s’empressa de s’éloigner, mais le timbre exquis de la voix de la jeune adorée avait frappé une autre oreille, celle de Don Gusman qui épiait les deux jeunes gens.