C. Darveau (p. 128-137).

XIII

Un spectacle national.


Il y avait grande réjouissance ce jour-là au fort espagnol nommé Presidio del Norte. Tous les habitants de la place, et même des villages voisins, se dirigeaient vers une vaste enceinte, environnée de nombreux gradins, préparée pour la circonstance à quelques verges du fort.

Rien de pittoresque comme les coutumes que l’œil remarque dans cette foule dont les ancêtres viennent de la Catalogne ou de l’Andalousie. Ce n’est que ceintures aux mille couleurs, corsages brodés, vestes de velours, bas à coins élégants, guêtres bariolées, souliers à boucles d’argent, légères mantilles jetées sur la tête au travers desquelles brillent les yeux noirs.[1]

Dans une loge spécialement réservée à cet effet, Don Pedro de Vilescas, le commandant du fort, vient de prendre place avec sa fille Dona Maria, et Don Gusman de Santocha, l’alcade de la ville.

La plume ne saurait rendre la richesse de cette beauté qui venait assister au spectacle le plus chéri des Espagnols.

Dona Maria atteignait à peine ses dix-huit ans. Grande, admirablement faite, souple, ondoyante, l’œil superbe, habituellement demi-clos et voilé, mais dévorant quand il s’ouvrait, elle avait de lourdes nattes d’un noir bleuâtre, et montrait entre des lèvres pourprées des dents blanches comme la pulpe d’une noisette fraîche. Ses bras, ses mains, ses épaules, modelés en plein marbre, faisaient songer aux déesses. Quand elle soulevait sa paupière un peu lourde, sa prunelle lançait un jet de flammes qui se noyait aussitôt dans un fluide velouté.

Elle paraissait douée en outre d’une vive intelligence et d’une ardente sensibilité ; mais, à vrai dire, on ne savait trop quels éléments fermentaient dans le chaos brûlant de cette riche nature abandonnée à elle-même comme en pleine forêt.

Par la perte de sa mère, morte très-jeune, elle avait été laissée aux seuls soins de sa vieille nourrice Inès, qui l’aimait comme son enfant.

Quant à son père, quoique l’affection qu’il ressentait pour sa fille fut très-vive, vieux militaire ne rêvant que compagnes et combats de taureaux, ne s’était-il étudier qu’à céder à tous ses caprices.

On comprend qu’une pareille éducation n’était pas propre à former à la vertu une jeune fille belle et ardente. Cependant, il est des natures tellement heureuses, qu’elles restent pures et bonnes, même au milieu des plus grands dangers.

Telle était Dona Maria. Son cœur et son esprit étaient restés vierges de toutes souillures, ne contenant qu’une tendre affection pour son père et un vif attachement pour sa vieille nourrice Inès.

À son entrée dans la loge, tous les regards s’étaient tournés vers la jeune fille. Mais aucun des spectateurs ne l’avait plus remarquée qu’un jeune homme placé à quelques pas seulement de l’arène, et qui était lui-même le point de mire de bien des jolis yeux.

Et de fait, ce jeune homme, qui portait un riche costume de cour, ayant au côté une légère rapière à la poignée de laquelle étincelait de mille feux un riche diamant, devait attirer les regards par la beauté de son visage et sa haute mine.

Donc, aussi remarquable que remarqué, il ne pouvait manquer non plus d’attirer l’attention de Dona Maria de Vilescas. Du reste, on prétend que d’un œil obstinément fixé sur une personne s’échappent des effleuves magnétiques qui invitent infailliblement le regard de cette même personne.

Nous n’avons pas la prétention de rechercher la vérité de cette théorie. Quoiqu’il en soit, le regard de la jeune fille, à un moment donné, rencontra celui du jeune homme qui instinctivement, porta la main à son cœur. Dona Maria rougit et baissa les yeux.

Cependant des jeunes gens, vêtu d’un simple habit de soie, armés seulement d’une lance, montés sur de rapides coursiers, s’élancent dans l’arène, et faisant une courbe gracieuse, viennent saluer la tribune de Don Pedro.

Des soldats à pied, plus légers encore, les cheveux enveloppés dans des réseaux, tenant d’une main des voiles de pourpre, de l’autre des lances aiguës, se placent à quelque distance des cavaliers qui ont pris du champ.

L’alcade, s’avançant sur le bord de la tribune du commandant, proclame la loi du spectacle, qui est de ne secourir aucun combattant, de ne leur laisser d’autres armes que la lance pour immoler et le voile pour exciter la fureur de l’animal.

Au signal donné, la barrière s’ouvre et le taureau s’élance au milieu de l’arène, salué par les applaudissements et les cris des spectateurs.

À ce bruit, à ces cris, il s’arrête inquiet, troublé. Ses naseaux fument, ses regards brûlant errent tout autour de lui ; c’est alors qu’on peut constater la beauté de la terrible bête à laquelle on va offrir le combat. Il se bat les flancs de sa queue et laboure le sol de son sabot, semblant en proie autant à la surprise qu’à la fureur.

Tout à coup un banderillo, placé près d’un cavalier, en face du taureau, agite un voile de pourpre ; l’animal se précipite tête baissée sur le cavalier qui lui fait de sa lance une large blessure d’où le sang coule, après quoi il fuit à l’autre extrémité de l’arène.

Le taureau s’irrite de plus en plus. Il court à droite sur un second cavalier qui le blesse également, et va recevoir une troisième blessure plus loin. Il mugit, il écume, il bondit sans pouvoir attraper ses adversaires, il va s’épuiser en vain et succomber sous mille coups qu’il ne peut rendre, quand un cavalier, plus téméraire que les autres, s’est laissé surprendre dans un coin de l’arène et se trouve pris entre celle-ci et l’animal furieux.

C’en est fait de l’imprudent ! D’un coup de ses cornes aiguës, le taureau va éventrer cavalier et cheval.

Un immense cri de terreur s’échappe de toutes ces poitrines ; la vie de tous les spectateurs est en quelque sorte suspendue. Dona Maria, les mains levées au ciel, a dirigé un regard chargé d’angoisse vers le jeune homme au costume de cour qu’elle a remarqué tout à l’heure, comme si elle espérait qu’il lui fut possible de sauver ce malheureux qui est infailliblement perdu.

Le taureau est rendu sur sa victime ; il n’a plus qu’à prendre un dernier élan ; mais l’inconnu, après avoir de nouveau porté la main à son cœur en s’inclinant, a sauté dans l’arène en dégainant sa courte rapière. Il arrache en passant un voile de pourpre des mains d’un banderillo et au moment où le taureau va s’élancer, il le lui a suspendu aux cornes. Vif comme l’éclair, il n’a fait que poser son pied sur la tête de l’animal pour sauter de plusieurs pieds derrière lui.

La foule applaudit des mains et des acclamations saluent cet acte de bravoure et d’agilité.

Le cavalier en péril a eu le temps de disparaître ; mais le taureau, qui est parvenu à se débarrasser de son bandeau, se précipite sur ce nouvel ennemi. Le jeune homme l’attend de pied ferme. Aussitôt que la bête a baissé la tête pour se précipiter à l’attaque, l’inconnu coure à sa rencontre. En deux bonds il est sur le dos de l’animal et lui plonge au défaut de l’épaule son épée jusqu’à la garde.

Alors épuisé, frappé à mort, il tombe en lançant des flots d’écume rougie, et c’est à peine si son vainqueur a le temps de se dégager et de sauter légèrement sur le sol.

Les acclamations redoublent ; tous les spectateurs sont debout et agitent leur mouchoir. L’inconnu, ayant retiré sa rapière du corps de l’animal, l’essuie avec un des voiles de pourpre et la remet tranquillement au fourreau.

Il se dispose à se soustraire à l’ovation que lui a valu son acte de courage, quand un des banderillas l’invite, de la part de Don Pedro, à se rendre dans la tribune.

Le jeune homme ne pouvait décliner l’invitation sans manquer aux égards dus à cet important personnage. Du reste, il serait peut-être téméraire d’affirmer qu’elle n’allait pas au-devant de ses désirs secrets.

En entrant dans la tribune, son premier regard fut pour Dona Maria, qui rougit de nouveau. Était-ce de timidité ? Était-ce de plaisir ? Grave problème que nous nous sentons incapable de résoudre.

Don Pedro vint au-devant du jeune homme la main tendue.

— Senor, lui dit-il, vous pardonnerez à un vieillard la manière un peu indiscrète peut-être avec laquelle il s’est permis de vous attirer ici. Mais vous appartenez sans doute comme moi à la noble profession des armes ; or, entre militaire on n’y met pas tant de façons. Du reste, ma fille, Dona Maria, brûlait…

— Mon père ! fit la jeune fille interdite.

— Comment donc ? il n’y a pas de mal à vouloir faire la connaissance d’un charmant garçon qui vient de se conduire si bravement.

— Eh bien ! oui, senor, pourquoi m’en cacher ? reprit la jeune fille en s’adressant à l’inconnu. J’ai voulu vous voir pour vous remercier d’avoir sauvé si héroïquement ce pauvre jeune homme qui allait périr d’une si terrible façon.

— Mon Dieu, senora, répondit l’inconnu en s’inclinant, je crois que vous vous exagérez ce que vous voulez bien appeler mon action héroïque.

— Vous en parlez bien à votre aise, senor, reprit Don Pedro : une minute de plus, et cheval et cavalier étaient bel et bien éventrés. C’est qu’il n’y allait pas de main morte, le taureau ! Quelle noble et brave bête ! C’est dommage qu’elle n’ait pas tenu plus longtemps.

Et le vieux toreador, après avoir exprimé ce regret brutal qui de nouveau fit rougir la jeune fille, se plongea dans un mutisme absolu.

Senor, fit Dona Maria en s’adressant à l’inconnu, y a-t-il longtemps que vous êtes dans ce pays ! À votre accent, j’avais cru que vous n’étiez pas espagnol.

Et surprenant un mouvement du jeune homme :

— Oh ! remarquez bien, senor, continua-t-elle, que je ne cherche pas à trahir votre incognito si vous désirez le garder.

— Non, senora, je ne tiens nullement à garder mon incognito, répondit en souriant le jeune homme. La chose me serait totalement impossible du reste, puisque je suis directement accrédité auprès de Don Pedro.

— Comment cela ? fit le vieillard.

— Don Pedro de Vilescas, je suis le lieutenant Daniel de St-Denis servant sur le Neptune, vaisseau du roi de France, mon maître. Je vous suis envoyé, muni de pleins pouvoirs, par M. de Bienville, gouverneur de la Louisiane, afin de négocier avec vous certaines affaires dont j’aurai l’honneur de vous entretenir, aussitôt que vous jugerez à propos de m’accorder une audience.

— Pardon, senor, fit le vieillard en se levant, si je ne vous ai pas accueilli avec les égards qui vous étaient dus ; mais j’ignorais votre qualité. Soyez mille fois le bienvenu dans ces solitudes et faites-moi l’honneur de rester mon hôte tout le temps que vous passerez parmi nous. Permettez-moi de vous présenter Don Gusman de Santocha, l’alcade de Presidio del Norte ; quant à ma fille, vous la connaissez…

Le jeune homme salua.

— Et maintenant, reprit Don Pedro, rentrons au fort. Offrez votre bras à Dona Maria, senor de St-Denis. Vous, mon cher Don Gusman, faites-moi un bout de conduite, et ce soir chez moi pour fêter notre hôte.

  1. Voir Ferland, Cours d’Histoire du Canada, 2e  partie, p. 407.