C. Darveau (p. 102-108).

X

À l’assaut.


Comme on l’a vu précédemment, afin de prévenir autant que possible des revers, à peu près certains, M. de Subercase était décidé à ne pas attendre le printemps pour continuer les hostilités.

Peu de temps après le départ de M. de Bienville, il reçut de M. de Saint-Ovide, lieutenant du roi à Plaisance, la proposition de prendre les forts de St-Jean où étaient les magasins des établissements anglais dans l’île. M. de Saint-Ovide offrait même de faire cette conquête à ses propres frais.[1]

Ce projet téméraire reçut l’approbation de M. de Subercase qui réunit aussitôt une centaine d’hommes, sauvages et habitants, auxquels se joignirent les cinquante matelots canadiens commandés par Nicolas de Neuville et Gaspard Bertrand, en sous-ordre.

Le parti se mit en marche sur les neiges le quatorze décembre. Le vingt, il arriva au fond de la baie Ste-Marie, où nous venons de le retrouver.

Au point du jour, après un frugal repas composé de pemmican,[2] la troupe se remit en marche et se trouva, vers midi, devant un bras mer de quatre à cinq lieues de largeur. Heureusement M. de Costebelle avait eu la précaution d’envoyer des chaloupes, de sorte que la traversée se fit sans beaucoup de difficultés.

Enfin le 31 décembre, le parti arrivait le soir à cinq lieues de St-Jean sans que les Anglais eussent même soupçonné leur marche.

« Quoiqu’il fît toujours extrêmement froid, dit Garneau, il fut défendu de faire du feu ; on campa dans un petit bois de sapins pour s’abriter un peu ; les soldats mirent leurs souliers sous eux pour les faire dégeler par la chaleur de leurs corps. »

On n’a pas une idée bien nette aujourd’hui de ce qu’était la guerre à cette époque en Amérique et de l’héroïsme de nos soldats obligés de faire les marches les plus pénibles en hiver, au milieu des bois, portant leurs provisions sur leur dos et souvent à moitié vêtus.

« Un européen qui ne serait jamais venu en ce pays, dit Bancroft, et auquel on raconterait quelques-unes de ces expéditions, croirait à un récit de la fable. »[3]

Le fort St-Jean de Terreneuve était bien approvisionné de munitions de guerre et défendu par 900 hommes. On se rappellera que l’effectif de la troupe de M. de Saint-Ovide n’atteignait pas plus de deux cents soldats. Mais comptait-on ses ennemis en ce temps-là ?

Des éclaireurs, envoyés vers le fort, rapportèrent les nouvelles les plus favorables. Les ennemis, confiants dans leurs forces, se livraient au plaisir et paraissaient plongés dans la plus parfaite sécurité.

Il fallait donc saisir l’occasion aux cheveux, que l’on nous passe l’expression. Les officiers et les soldats ne demandaient qu’à marcher. On résolut de ne pas les faire languir et de profiter de leur enthousiasme pour assurer la victoire dont on ne doutait pas. Comme l’expédition ne pouvait réussir que par surprise, avant de pousser plus loin, on prépara promptement ce qui était indispensable pour s’attaquer au fort en arrivant.

Enfin, dès l’aurore, le jour de l’an au matin, la petite troupe se mit en marche. Malgré les précautions les plus minutieuses, M. de Saint-Ovide, à trois cents pas du fort, fut aperçu par l’ennemi.

— La garnison a oublié de fermer la porte du chemin couvert, dit-il à Nicolas de Neuville, qui marchait auprès de lui, enlevez-moi ça avec vos Canadiens !

— Pompon-Filasse, mon garçon, v’là l’occasion de montrer la longueur de ton courage, disait en ce moment le vieux maître à son élève favori.

— Maître, ça me fait toujours un drôle d’effet quand on va se donner le coup de torchon, répondit l’enfant.

— Pense au vieux Gabier qui commande là-haut, au-dessus des nuages. Il n’y a pas de lâcheté d’y avoir une intention. C’est pas à dire, mon garçon, il y a dans la vie des circonstances où la seule bravoure est un chétif moyen pour remonter le courage des créatures !

— En avant ! matelots ! À l’abordage ! Qui m’aime me suive ! cria de Neuville d’une voix de stentor.

Les matelots s’élancèrent sur ses pas et disparurent dans le chemin couvert, pour reparaître un instant après sur les remparts du premier fort qui fut enlevé haut la main, même avant l’arrivée du gros de la troupe.

Les Français s’attaquèrent ensuite à la seconde enceinte fortifiée. En un instant la porte fut entourée de matières inflammables et dévorée par les flammes. Comme le feu n’allait pas assez vite, on acheva l’enfoncer avec une pièce de bois dont les matelots se servirent en guise de bélier. Partout on commençait à escalader les fortifications. Les blessés et les morts, entassés tout autour du mur, aidaient de nouveaux assaillants à sauter par-dessus les retranchements. Les sauvages poussaient des cris aigus, et, semblables à des spectres fantastiques, aux premières lueurs du jour qui éclairaient d’étranges reflets leur poitrine nue et ruisselante du sang des blessures qu’ils avaient reçues, bondissaient comme des jaguars, tuant, blessant, détruisant, renversant tout.

Une affreuse consternation s’empare de tous les cœurs, dans le fort ; on s’élance, on court, on bondit en tous sens sans savoir ce que l’on fait, ni où l’on va. Un pêle-mêle horrible en résulte. Une décharge tombe au milieu de ce chaos et couche sur le sol un grand nombre de ces malheureux qui ne devaient plus se relever. Le désordre redouble. Les décharges succèdent aux décharges. Partout on court, on se heurte, on crie, on se presse : c’est un délire, une frénésie de terreur sans nom.

Enfin une partie de la garnison, avec le commandant, peut gagner un petit fort situé à l’autre extrémité de la place, tandis que la plus grande partie reste sur le champ de bataille ou prisonnière des Français.

Nicolas de Neuville, qui avait fait des prodiges de valeur à la tête de ses matelots, fut chargé d’aller sommer le commandant de se rendre. Celui-ci demanda vingt-quatre heures pour se décider. On les lui accorda, et ce terme écoulé, il se rendit, quoiqu’il eût encore quatre-vingts hommes en état de combattre, des vivres pour plusieurs mois et une assez belle artillerie de gros calibre.

Maître de St. Jean, M. de Saint-Ovide dépêcha un exprès à M. de Costebelle, gouverneur des établissements français dans l’île, pour l’informer de l’heureux succès de son expédition. Le gouverneur lui manda de démanteler les forts et de retourner à Plaisance vers la fin de mars.

Saint-Ovide ne demandait pourtant que cent hommes pour conserver les forts de St-Jean et achever la conquête de l’île. Mais il fallait obéir. Il s’embarqua donc avec une partie de ses prisonniers que lui avait envoyé M. de Costebelle et rapporta un butin considérable. Ce fut cependant avec un réel chagrin qu’il se vit condamner à perdre le fruit de ses victoires, grâce à l’impéritie de ses chefs.

— Ce qui te prouve, mon garçon, disait sentencieusement Gaspard Bertrand à Pompon-Filasse, qu’on ne pourra jamais rien tirer de bon d’un terrien. Aussi réjouis-toi nonobstant d’appartenir à la seule carrière qui soit digne d’un chrétien en personne naturelle !

  1. Ferland Charlevoix.
  2. Viande séchée que l’on réduit en poudre.
  3. History of the United States.