C. Darveau (p. 35-46).

III

Une soirée chez le gouverneur.


Daniel de St-Denis et Nicolas de Neuville s’arrêtèrent dans la rue de la Montagne, à l’auberge de la mère Cartahut, l’endroit habituellement fréquenté par les marins du port et les soldats de la garnison. Ils commandèrent un copieux souper auquel Nicolas lui-même fit grand honneur, en dépit de ce dicton populaire qui veut que les amoureux n’aient jamais faim, puis ils se dirigèrent vers le château St-Louis peu avant huit heures.

Il y avait brillante réunion ce soir-là dans les salons du gouverneur-général de la Nouvelle-France, dont madame de Vaudreuil faisait les honneurs avec une grâce parfaite. « Femme supérieure par les dons de l’esprit, l’homme de la famille qui soutenait son mari dans ses doutes et ses inquiétudes, » dit Ferland. C’était M. de Ramesay, gouverneur de Montréal, descendu à Québec pour obtenir l’autorisation de marcher contre les Anglais qui s’étaient avancés jusqu’au lac Champlain ; MM. Villeblemonde de Beaujeu, le héros futur de la Monongahéla, de Rouville, de la Chassaigne, de Saint-Martin, des Jordis, de Sabrevois, de Ligneris, des Chaillons, qui repoussèrent l’année suivante l’invasion anglaise ; M. d’Ailleboust de Mentch, qui valut un échec à la valeur française devant le fort Ste-Anne, dans la Baie d’Hudson, par sa folle témérité.

Il y avait là aussi un essaim de jeunes beautés, fort entourées par l’élite des jeunes galants de l’époque, parmi lesquelles se faisaient remarquer Irène de Linctôt, nièce de madame de Vaudreuil, Blanche de Jumonville, Hélène d’Aigrement, Léonine de Beaujeu, Claire de LaMotte-Cadillac, dont le père était alors au Détroit, sous la tutelle de sa grande tante Juchereau de St-Denis.

Daniel de St-Denis et Nicolas de Neuville se firent annoncer, et après s’être acquittés de leur message auprès du gouverneur, ils vinrent présenter leurs devoirs à madame de Vaudreuil qui formait le centre d’un cercle où les gais propos soulevaient de frais éclats de rire parmi les jeunes beautés.

— Messieurs, dit madame de Vaudreuil en accueillant les deux jeunes gens avec un aimable sourire, vous arrivez à propos ; nous avons besoin de renforts pour tenir tête, à M. de Sabrevois qui est en train, comme à l’ordinaire, de médire de notre pauvre sexe.

— Faible secours ! madame, fit Nicolas de Neuville en lançant un regard vers Irène de Linctôt.

— Figurez-vous, messieurs, reprit madame de Vaudreuil, que M. de Sabrevois tombe cette fois-ci en pleine hérésie : il affirme, par exemple, que l’amour vrai, honnête, n’existe pas plus que la beauté qui est une affaire de mode, d’engouement. Ainsi, pour M. de Sabrevois, les femmes déguenillées et sales de ces affreux sauvages que nous voyons tous les jours, au point de vue du beau, sont aussi remarquables que… disons Léonine de Beaujeu qui rougit d’avance parce qu’elle a peur que je vous signale son joli visage.

— Quel blasphème ! fit Nicolas.

— Madame, reprit de Sabrevois, je ne nie pas l’amour, mais seulement nous ne le comprenons pas de la même façon.

— Vous y croyez ?

— Jusqu’à un certain point, oui, madame.

— Qu’est-ce donc alors que l’amour suivant vous ?

— L’amour ? madame.

— Oui.

— Mais c’est une vibration désordonnée de certains lobes du sinciput correspondant avec quelques lobes parallèles de l’occiput. Quant à la femme…

— Tenez, mon cher ami, reprit en souriant madame de Vaudreuil, savez-vous la grâce que je demande au ciel en ce moment ?

— Qu’est-ce donc ? madame.

— Eh bien ! je lui demande de me donner le courage de vous mettre à la porte.

— Merci, madame ! répondit de Sabrevois avec un sérieux imperturbable au milieu des éclats de rire de toute l’assistance.

— Madame la marquise, fit tout à coup Daniel de St-Denis, si M. de Sabrevois abuse un peu de l’indulgence de votre hospitalité, cette indulgence doit être plus grande encore aujourd’hui, car notre ami — du moins si j’en crois la rumeur publique — subit en ce moment les dernières convulsions d’un vieux célibataire.

— Mille baïonnettes ! que voulez-vous dire ? s’écria M. de Sabrevois.

— Mais on m’assure que vous vous rangez définitivement et que vous allez épouser…

— Qui ? fit Léonine de Beaujeu en avançant son museau rose.

— Une de ces beautés graisseuses et enfumées du pays des Iroquois que notre ami prise tant, mademoiselle.

Cette saillie fit rire tout le monde, même M. de Sabrevois.

En attendant que le calme se rétablisse, faisons connaître ce dernier en deux mots. Il personnifie assez bien ces jeunes gens qui, de nos jours, se donnent le genre de poser pour le scepticisme de notre époque.

M. de Sabrevois avait alors trente-cinq ans. Il était d’une beauté un peu dure, mais saisissante. Ses traits réguliers, son front élevé avaient la couleur et la fermeté de bronze ; ses yeux étaient à la fois plein de feu et de calme ; son élocution facile, sobre, tranquille et sarcastique répondait bien à l’apparence distinguée, hautaine et glaciale de sa personne.

M. de Sabrevois aimait l’étude. Le vent du doute, les fausses doctrines du dix-huitième siècle que devaient personnifier les encyclopédistes, avaient alors ses précurseurs.

Orphelin, sans guide, M. de Sabrevois s’était nourri de ces doctrines et affectait un scepticisme qu’il n’avait peut-être pas au fond du cœur, car il était naturellement bon. Mais c’était alors le bon ton, ça commençait à être la mode qui devint plus tard presque générale à la cour, de ne plus croire à rien, de rire de la vertu et de faire l’apologie du vice.

Hélas ! la mode s’est propagée et elle existe encore de nos jours dans certains quartiers, chez certains petits jeunes gens qui se font vicieux pour être quelque chose, qui affectent de ne plus croire à rien pour prouver leur érudition, sans s’apercevoir qu’ils donnent une preuve de plus de leur ignorance. Mais vienne la mort, vienne même le moindre danger : il faut voir la terreur de ces petits maîtres ! Avec quels cris de paon ils demandent le prêtre qu’ils ont poursuivi de leurs sarcasmes, et qui vient leur apporter le pardon !

Tel était le personnage qui tenait ce soir-là le dé de la conversation dans le salon de madame de Vaudreuil.

— Eh bien ! madame, reprit de Sabrevois, vous croyez que je vais protester contre ce que vient de dire M. de <span class="coquille" title="St.">St Denis, que je mettrai peut-être flamberge au vent pour me venger d’une raillerie qui mériterait un coup d’épée, si elle était adressée à tout autre de ces messieurs…

— Permettez, mon ami… interrompit Daniel.

— Laissez-moi continuer, mon cher, répliqua de Sabrevois. Je ne me marierai jamais sans doute ; mais je ne suis pas contre le mariage : c’est la chasteté et la sauvegarde de l’espèce ! Il préserve la virilité du corps social. Voyez les sociétés où fleurit la polygamie, elles s’étiolent dans la torpeur des harems, elles périssent par les vices des femmes, dont elles s’imprègnent sans mesure ; elles sont sensuelles et féroces ! Plus le mariage est respecté chez un peuple, plus ce peuple approche de l’idéal social, qui est la force dans l’ordre. Donc le mariage est bon.

— Mais pas mal, pour un impie ! dit en riant Irène de Linctôt.

— Attendez, mademoiselle, reprit de Sabrevois en se tournant vers la jeune fille. Donc le mariage est bon, en soi, ai-je dit. Mais ce que je n’admets pas, c’est qu’on y mette toutes ces subtilités de conventions sociales, ces questions d’amour et autres billevesées. Pour moi, toute femme vaut une autre femme, quelque soit son origine, quelque soit sa nationalité, tant sous le rapport physique que sous le rapport moral.

— Est-ce aussi votre avis ? messieurs, fit madame de Vaudreuil en s’adressant aux jeunes gens respectueusement debout en face d’elle, tandis que les jeunes filles étaient assises à ses pieds en demi cercle sur des tabourets.

— Madame, fit Nicolas de Neuville, mon camarade, M. Daniel de St-Denis a la bonne habitude de charmer ses loisirs par le culte des muses. S’il consentait à nous faire part du petit poëme auquel il travaille en ce moment, je crois que nous y trouverions la meilleure réponse à la question que vous avez bien voulu nous faire.

— On me renvoie à vous, monsieur ? fit madame de Vaudreuil en se tournant vers le jeune homme.

— Madame la marquise, répondit Daniel assez embarrassé de son rôle, mon ami n’a pas la moindre coquetterie pour moi et me joue un fort vilain tour. Il sait que mes humbles vers ne sont pas destinés à la publicité parce que je ne les en trouve pas dignes, mon talent étant très-borné, et d’autant moins dignes, ajouterai-je, que j’ai eu l’audace de m’attaquer au sujet le plus difficile à traiter : les femmes ?

— Difficile à traiter ! dites-vous ? dit Blanche de Jumonville. Non, monsieur, il suffit pour cela de les aimer.

— S’il en était ainsi, mademoiselle, fit le jeune homme en portant la main sur son cœur, je vous présenterais ce soir un petit chef-d’œuvre qui me porterait au temple de mémoire et qui ferait dans bien des années l’orgueil de mes arrières-neveux.

— Cela s’appelle, monsieur ? demanda Hélène d’Aigremont.

La fée bleue ? mademoiselle.

— Oh ! de grâce, monsieur ! fit le cercle des jeunes filles.

— Il y aurait cruauté, monsieur, à refuser ces gracieuses enfants dit madame de Vaudreuil. Nous vous écoutons.

— C’est que, madame, mon petit travail n’est encore qu’à l’état d’ébauche. Tout au plus pourrais-je vous en dire le sujet.

— Va pour le sujet, puisque vous ne pouvez nous donner plus.

Daniel passa la main dans ses cheveux bouclés, se recueillit un instant :

— C’était du temps, mesdames, dit-il, qu’il y avait des fées. Un jour la fée bleue consulta son bon petit cœur — car c’était une bonne fée que la fée bleue. — Elle consulta donc son petit cœur, disais-je, et se demanda ce qu’elle pourrait bien faire pour ses filles, les habitantes des divers pays.

« Après avoir songé quelques instants, un sourire aimable et bon éclaira sa figure et apercevant à ses côtés son nain amarante, elle lui ordonna de sonner du cor et de la suivre sur la terre.

« Au son éclatant de ce cor, une jeune femme de chaque nation se présenta timidement au pied du trône de la fée bleue. Il y en eût bientôt un nombre considérable.

« Les ayant fait approcher tout près d’elle, la fée bleue leur tint à peu près ce langage : « Mes chères filles, dit-elle, je vous ai rassemblées autour de moi afin de vous distribuer les trésors de mes faveurs, et je désire qu’aucune de vous n’ait à se plaindre du don que je vais lui faire. Il m’est impossible de vous donner à chacune la même chose ; mais je vous le demande à vous-mêmes : une telle uniformité n’en ôterait-elle pas tout le mérite ? »

« La fée bleue n’est pas babillarde, c’est-là son moindre défaut. Aussi borna-t-elle ses remarques à ces quelques paroles bien senties et elle commença de suite la distribution de ses présents.

« Elle fit d’abord avancer la jeune femme qui représentait les deux Castilles et lui donna des cheveux soyeux et noirs, et si longs, qu’elle pouvait s’en faire une mantille.

« Puis ce fut le tour de la brune Italienne à qui fut donnés deux yeux vifs, ardents, plein de flammes comme une éruption du Vésuve au milieu de la nuit.

« Vint après la Turque qui reçut des formes rondes comme la lune et douces comme le plumage de l’eider.

« Quand l’Anglaise se présenta, la fée bleue prit dans ses doigts de rose une aurore boréale et lui teignit les joues, les lèvres et les épaules.

« La fée bleue détacha ses propres dents qu’elle mit dans la bouche de l’allemande et dans sa poitrine un cœur sensible et profondément disposé à aimer. »

« Quant à toi, belle Russe, dit-elle, reçois en partage la distinction royale. »

« Puis enfin, passant aux détails, elle mit la gaieté sur les lèvres d’une Napolitaine, l’esprit dans la tête d’une Irlandaise, le bon sens dans le cœur d’une Hollandaise, et ne lui restant plus rien à donner, elle secoua son sac et se disposa à s’envoler.

— Et moi ? lui dit d’une voix navrée la Française en la retenant par les bords flottants de sa tunique.

— Pauvre chère ange ! répondit la fée bleue, je vous avais oubliée.

— Alors, je n’aurai donc pas ma petite part ? madame.

— Hélas ! ma pauvre enfant, pourquoi aussi vous placer si près de moi ? Je ne vous ai pas vue. Que puis-je faire maintenant ? Voyez, le sac aux largesses est tout à fait épuisé.

« La Française baissa la tête d’un air résigné et porta la main à ses yeux qui se remplirent de larmes brûlantes.

« La bonne fée ne put rester insensible à ce grand chagrin d’une de ses filles. Elle réfléchit quelques instants, puis, rappelant d’un signe toutes ses charmantes obligées, elle leur tint à peu près le second petit discours suivant :

« Mes chères filles, vous êtes bonnes puisque vous êtes belles. J’ai besoin de votre concours pour réparer un tort très-grave de ma part : dans la distribution de mes cadeaux, j’ai totalement oublié votre sœur de France. Si vous êtes reconnaissantes, vous allez chacune détacher une partie du présent que je vous ai fait et en gratifier notre Française. Votre perte sera insignifiante et vous ferez une bonne action. »

« Est-il possible de refuser une fée, surtout quand elle s’appelle la fée bleue ?

« Toutes ces jeunes femmes s’approchèrent tour à tour, avec la grâce des gens heureux, de la Française, et lui jetèrent en passant, l’une un peu de ses beaux cheveux noirs, l’autre un peu de rose de son teint, celle-ci quelques rayons de sa gaité, celle-là une part de sa sensibilité. Bref, la Française d’abord fort pauvre, fort obscure et très-effacée, se trouva en un instant par ce partage beaucoup plus riche et beaucoup mieux dotée qu’aucune de ses compagnes.

« Quant à la feu bleue, elle était déjà remontée au ciel, après avoir envoyé à ses filles un baiser de sa main rose. »[1]

— Bravo ! délicieux ! s’écrièrent les auditeurs en applaudissant sans réserve.

— Eh bien ! que dites-vous de cela, impie, fit madame de Vaudreuil en s’adressant à M. de Sabrevois.

— Je dis… je dis, madame la marquise, que l’auteur a passé sous silence des sujets fort intéressants.

— Quels sujets ?

— Mais les femmes de nos sauvages, par exemple !

— Consolez-vous, mon cher de Sabrevois, vous allez les revoir dans quelques jours, ces sauvages que vous aimez tant, fit la voix grave d’un nouveau personnage qui entrait en ce moment dans le cercle.

C’était le gouverneur portant à la main un large pli. Les jeunes filles se levèrent à son approche et tous les hommes s’inclinèrent avec respect.

  1. Imité de L. Gozlan.