La Monarchie austro-hongroise et l’Equilibre européen/02

La Monarchie austro-hongroise et l’Equilibre européen
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 515-542).
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LA MONARCHIE AUSTRO-HONGROISE
ET
L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN

II[1]
LES PARTIS ET LES HOMMES

Des trois Chambres où, avec les destinées plus ou moins prochaines, plus ou moins lointaines, de la Monarchie austro-hongroise, va se jouer un peu de l’avenir de l’Europe, l’une, la Chambre des députés du Reichsrath autrichien, n’a pu siéger de tout l’été, et, siégeant, n’aboutit à rien, laisse en souffrance le Compromis et l’État dualiste en suspens ; l’autre, la Chambre des députés hongroise, n’a presque pas pris de vacances : effets contraires de la même cause : une obstruction irréductible, à Budapest passive, à Vienne frénétique. La troisième, cependant, la Diète de Bohême, ne fait point parler d’elle ; ses bureaux travaillent à force ; et bien que ce soient les affaires de Bohême qui, à Vienne, empêchent le Parlement impérial de fonctionner, à Prague, la vie de la province n’en est ni interrompue, ni, en apparence, troublée.

Mais cette extrême fécondité et cette entière stérilité, tout ce travail et toute cette agitation sont des symptômes du même mal, du mal profond qui désagrège l’Autriche ; l’un et l’autre vont contre l’ordre actuel des choses. Pour cette œuvre de démolition, entreprise à la fois de deux ou trois côtés, ce sont les partis qui tiennent la pioche, leurs chefs qui la dirigent, les ministres qui s’efforcent de la détourner : et ce sont eux, les ministres, les partis et les chefs des partis, qu’à Vienne, à Budapest et à Prague, nous voudrions faire voir en action.


I

Combien compte-t-on de partis dans la Chambre autrichienne ? — Une soixantaine, dit quelqu’un, mais il exagère sûrement. — Vingt-cinq, répondent d’autres, mais ils restent peut-être au-dessous de la vérité. La carte des élections, de G. Freytag[2], permet de distinguer tout juste trente groupes et sous-groupes, dont la moitié ne sont, en effet, rien de moins que des partis. D’après cette carte, la Chambre des députés du Reichsrath impérial, qui est formée de 425 membres, se décompose ainsi :


I. — Allemands progressistes et libéraux

(dont 28 grands propriétaires fidèles à la Constitution).

77
II. — Allemands nationaux

(dont 4 amis de M. de Schœnerer).

47
III. — Chrétiens-sociaux, antisémites 30
IV. — Allemands cléricaux et conservateurs

(dont 3 membres du moyen-parti de la Grande propriété morave et 15 adeptes du parti catholique du peuple).

43
V. — Tchèques

(dont 16 grands propriétaires fonciers, 1 radical, 1 clérical tchèque et 1 agrarien).

79
VI. — Slovènes

(dont 5 radicaux et 11 cléricaux slovènes).

10
VII. — Croates (du Littoral adriatique) 11
VIII. — Serbes (du Littoral adriatique) 2
IX. — Polonais

(dont 3 membres du parti polonais du peuple et 6 partisans de Stojalowski).

68
X. — Ruthènes

(dont 5 Jeunes Ruthènes).

11
XI. — Roumains

(dont 1 Jeune Roumain).

6


XII. — Italiens

(dont 5 cléricaux italiens).

19
XIII. — Démocrates 1
XIV. — Politiques-sociaux 1
XV. — Démocrates-sociaux (socialistes) 14

J’ose dire qu’un pareil tableau est plus instructif que de longs raisonnemens. On y aperçoit du premier coup d’œil, au simple point de vue du nombre, que la force respective des quinze partis et des trente groupes en présence va de 79 à 1, car il y a dans la Chambre autrichienne deux députés dont chacun représente, à lui seul, tout son parti. — D’où il suit qu’il ne peut point y avoir dans cette Chambre de majorité homogène. — On y voit ensuite que, si l’effectif le plus fort, 79, est atteint par les Tchèques, il ne s’en faut que de deux unités, 77, que les Allemands progressistes et libéraux ne l’atteignent ; et que, si les Allemands cléricaux et conservateurs se rangent d’un côté, puisqu’ils sont 43, les Allemands nationaux, qui sont 47, ramènent la balance en se rangeant de l’autre. D’où il suit que les 68 Polonais sont les maîtres de la situation ; les Slovènes, Croates, Serbes, Ruthènes, Roumains, Italiens, d’une part, et, d’autre part, les chrétiens-sociaux ou les démocrates-sociaux ne pouvant faire qu’un appoint dans un sens ou dans l’autre ; mais cet appoint lui-même, si faible qu’il soit, pouvant à tout instant devenir décisif.

D’où il suit encore que, de même qu’il n’y a pas de majorité homogène, il n’y a pas non plus de majorité ferme et stable ; qu’elle se fait et se défait sans cesse, au hasard des questions posées ; que les groupes vont et viennent de la majorité à l’opposition, et inversement, en un temps très court ; que le ministre qui s’endort avec une majorité n’est pas certain de la retrouver en s’éveillant, de la retrouver la même, ni d’en retrouver une ; ou plutôt qu’il lui est défendu de s’endormir, devant passer jour et nuit à assembler, à tenir, à rattraper, à remplacer les morceaux de sa majorité qui s’en vont. Rieu que depuis le 1er octobre, qui saurait en quelles perplexités les Allemands cléricaux du baron Dipauli et du docteur Ebenhoch ont jeté le comte Badeni plaindrait assurément de tout son cœur le président du Conseil autrichien.

Mais le tableau que nous avons reproduit ne parle pas seulement par ses chiffres. L’Autriche y est comme peinte en raccourci, avec ses divisions nationales et ses divisions sociales : Allemands, Tchèques, Slovènes, Croates, Serbes, Polonais, Ruthènes, Roumains, Italiens ; puis grands propriétaires, agrariens, parti du peuple, socialistes ; et les divisions religieuses elles-mêmes s’accusent : chrétiens-sociaux, antisémites, cléricaux, catholiques ; de sorte que c’est toute l’Autriche et toute sa récente histoire : les nationalités en lutte contre la centralisation ; la bourgeoisie et le prolétariat, urbain ou rural, en lutte contre la féodalité de la terre et ce qu’on nomme, à tort, « la féodalité de l’argent » ; enfin, les confessions en lutte les unes contre les autres. Toutes ces passions nationales, sociales, religieuses associent, dissocient, réassocient groupes et sous-groupes : tantôt les Allemands s’entendent entre eux, qu’ils soient progressistes, libéraux, cléricaux ou conservateurs ; tantôt, ce sont les grands propriétaires qui s’entendent, Allemands, Tchèques, Moraves ou Polonais ; et tantôt l’union se fait entre catholiques, malgré les séparations sociales et nationales, — coalitions et combinaisons d’un instant, que l’instant d’après a retournées. — Quoi de plus inconsistant, de plus mouvant, de plus fuyant ? Être condamné à gouverner avec un Parlement semblable, n’est-ce pas être condamné à construire, je ne dis pas même sur le sable, mais comme dans une eau sans fond ? Il faut du courage pour l’entreprendre et de l’endurance pour ne pas en être rebuté tout de suite.

Quand le comte Badeni, arrivé depuis dix-huit mois aux affaires, eut obtenu le vote de la réforme électorale qui traînait et constitué le nouveau Reichsrath[3], en ce Parlement ainsi formé il dut chercher une base à sa politique ; et, regardant de sa place autour de lui, voici ce qu’il trouva. — A sa droite, les Polonais : ils étaient 68 ; nobles de Pologne, ou partisans du P. Stojalowski, ou populistes, tous Polonais par-dessus tout. A ceux-là, notamment aux nobles, il avait donné assez de gages et présentait assez de garanties pour être en droit de s’appuyer, de se reposer sur eux. Si même on en devait déduire les six partisans de Stojalowski et les trois membres du parti polonais du peuple, il restait encore un groupe d’une soixantaine de députés ; et — trente années de vie parlementaire le garantissaient — le groupe le plus compact, le plus solide, le plus gouvernemental qu’il y ait jamais eu dans la Chambre d’empire autrichienne. On ne se souvenait guère que de deux circonstances où le groupe polonais se fût divisé[4], Mais, à ces deux exceptions près, le Club polonais, dans l’opposition ou la majorité, plus souvent dans celle-ci que dans celle-là, avait toujours donné comme un seul homme, et fait balle de ses soixante voix.

Si ses prédécesseurs, sans être Polonais, avaient eu, en ce groupe, une réserve qui ne les avait pas trahis, comment le comte Badeni, Polonais de naissance, membre pour Cracovie du collège de la grande propriété galicienne, appelé du gouvernement de sa province au gouvernement de tout l’Empire, ayant dans son cabinet, comme ministre des finances, le docteur Bilinski, député de Stanislau, et comme ministre sans portefeuille, — ministre pour la Galicie, — le docteur Rittner, député de Tarnopol, voyant à la présidence du Conseil commun un quatrième Polonais, le comte Goluchowski ; comment n’aurait-il pas pensé à faire du groupe polonais sa garde et à placer en lui le pivot parlementaire de sa politique ?

Après les Polonais, les Tchèques ; Jeunes Tchèques ou Tchèques tout courts (les Vieux avaient été éliminés), et grands propriétaires fonciers de Bohême, avec, en plus, un clérical, un radical et un agrarien tchèque. Malgré les vicissitudes qui, par intervalles et pour un temps, avaient pu amener ce groupe à être un des élémens de la majorité, on était habitué à le considérer plutôt comme un parti d’opposition. Les revendications qui sont tout son programme étaient connues : il ne les dissimulait pas, ni ne les déguisait, ni ne les atténuait. Pour l’avoir, il fallait lui donner au moins un commencement de satisfaction, et de satisfaction nationale, non plus seulement personnelle. Il ne suffisait pas, comme, du camp ennemi, on l’insinuait malicieusement, de réserver aux Tchèques, pour les amadouer, une ou deux petites places dans le ministère. De ce moyen, d’autres présidens du Conseil, avant le comte Badeni, avaient déjà essayé : la Bohème ne s’en était point contentée ; elle n’avait point désarmé ; et, en tout cas, le concours du groupe tchèque n’était plus à ce prix.

Mais donner à ce groupe un commencement de satisfaction nationale, c’était du même coup s’aliéner le gros des Allemands, dont les intérêts ou les prétentions sont en antagonisme direct avec les siens ; c’était abandonner la politique traditionnelle, la politique classique de l’Autriche, qui jusque-là, sauf de timides et rares expériences, avait été allemande ; et c’était enfin, — les exigences et les forces des Tchèques ayant grandi, — inaugurer dans l’Empire une politique slave. Pour cette politique nouvelle, il allait de soi qu’on pouvait compter sur les sympathies de tous les groupes de nationalité slave, du nord ou du sud, Ruthènes, Slovènes, Croates et Serbes du littoral adriatique. En termes plus généraux encore, on pouvait espérer l’aide de tous les groupes de nationalité non allemande ; mais on pouvait être sûr aussi que le pacte de fidélité se conclurait donnant donnant, et que l’aide ne serait pas gratuite. Or, comme le choix ne se limitait pas aux Allemands et aux Slaves ; comme, en négligeant même les Roumains, il restait par surcroît des Italiens qu’on ne pouvait négliger, ce n’était pas seulement une politique slave que l’on substituait à la politique allemande, mais bien une politique à tendances fédéralistes qui remplaçait l’ancienne politique à tendances centralistes pour les dix-sept Pays de la Cisleithanie.

Cependant, lorsque, le rappel battu dans tous les coins de la Chambre, on faisait le pointage, homme par homme et voix par voix, de ces unités non allemandes, à supposer qu’il n’y eût jamais ni d’absences, ni de défections, il s’en manquait encore d’une voix qu’une majorité fût constituée : on n’arrivait qu’à 212 députés sur 42[5]. De nécessité absolue il fallait donc détacher d’un des groupes allemands quelques auxiliaires : c’est ce que voulut faire le comte Badeni, en présentant son ministère comme un ministère de droite. Les Allemands du groupe clérical et conservateur, soit qu’ils ne se sentissent point menacés en tant qu’Allemands, soit que, plaçant au-dessus de tout leurs principes conservateurs, ils vissent là une occasion de vendre chèrement leur concours et de lier le cabinet en le servant, plus ou moins hésitans, plus ou moins défaillans, se rangèrent, en partie et par intermittences, derrière lui. Les Allemands progressistes, libéraux et nationaux, les chrétiens-sociaux et antisémites, comme catholiques démocrates et comme Allemands, se trouvèrent par là rejetés dans l’opposition, où, de toute manière et en tout cas, se fussent toujours tenus les socialistes. Ainsi, après mille sondages et avec mille précautions, fut avancé, posé et étançonné le pont branlant sur lequel, à chaque discussion, le gouvernement doit passer et faire passer la fortune de l’Empire.

Le plan du comte Badeni, au début, était d’avoir, dans le Reichsrath, non pas une majorité, mais plusieurs, des majorités successives ; et ce plan n’était pas mauvais. C’était le seul qui permît, avec un Parlement aussi divisé et poursuivant des fins aussi contradictoires, de garder quelque indépendance et quelque liberté de mouvemens. Dans telle circonstance, appeler à soi tel et tel groupes, et tel et tel autres pour une autre affaire ; courtiser, tour à tour, toutes les nationalités, sans en épouser une ; n’en décourager aucune, sans trop en encourager une ; donner tout à espérer à toutes, sans donner à une seule plus que des espérances : c’était une politique, et la meilleure sans doute, si, par elle, le comte Taaffe avait réussi à se maintenir pendant quatorze ans. Par cette politique, on ne peut certainement pas faire grand’chose, mais on peut beaucoup empêcher ; et peut-être, en Autriche-Hongrie, y a-t-il plus à empêcher qu’à faire ? Mais elle veut plus de grâce que de force, une extrême souplesse, une extrême délicatesse de touche, l’art de toujours glisser, tourner, voltiger, miroiter et papillonner, sur les lèvres un éternel demi-mot et dans les yeux un éternel demi-sourire, afin de dire tout ensemble et ne dire pas.

Or, excellente pour le comte Taaffe, elle était, pour le comte Badeni, impossible, parce que le comte Badeni n’est pas le comte Taaffe. De sa naissance polonaise et de sa lointaine origine italienne, il semblerait, avant de l’avoir vu, que le comte Badeni dût tenir ce don d’assouplissement, ce charme changeant, cette dextérité légère. Mais, dès qu’on l’a vu, l’on sent bien, au contraire, que l’homme est taillé tout en force : la force est dans cette haute stature, dans ces larges épaules, dans cette tête équarrie, dans ces moustaches épaisses, dans ce menton démesurément long : la grâce n’est que dans les manières : elle n’est que ce que le gentilhomme, chez lui, ajoute à l’homme, non point l’homme même ; et l’on ne retrouve que dans les inflexions caressantes de la voix le miel polonais et le miel italien.

De tous ces partis et de toutes ces fractions de partis, le comte Taaffe avait su se faire comme une bague au doigt, comme un anneau qui ne s’était pas rompu, mais qu’on avait appelé à faux eiserner Ring, l’anneau de fer. C’était plutôt, si l’on peut le dire, un anneau de caoutchouc, qui se prêtait aux transformations, s’allongeait ou se resserrait, mais ne paralysait ni n’alourdissait trop la main. Et, tout en gouvernant le plus souvent par des Slaves[6], le comte Taaffe n’avait eu garde de gouverner pour eux au point de paraître gouverner contre les Allemands, qu’il évitait soigneusement de pousser à bout. Pendant les quatorze ans que dura son ministère, sa grande étude fut de ne rien faire d’irréparable : et l’irréparable, c’était de laisser porter la lutte des partis sur le terrain des nationalités. Tant qu’il n’y avait en conflit que des libéraux et des cléricaux, une droite et une gauche, ou même des droites et des gauches, il pouvait y avoir des accommodemens ; entre les uns et les autres, le ministère pouvait trouver sa place, prendre son équilibre, quoique instable, et vivre. Entre les nationalités slave et allemande lâchées, il ne pouvait qu’être écrasé. Et cela allait singulièrement plus loin que la vie, assez indifférente, en somme, d’un ministère. De là, le « jeu de bascule », la perpétuelle oscillation du comte Taaffe, sa politique flottante et comme tremblotante. On peut croire que cette politique ne répugnait point à sa nature ; pourtant, il ne l’avait pas choisie par goût : elle lui était imposée par les conditions mêmes de l’Autriche. Embarqué, par une grosse mer, sur un navire qui « roulait » », il « roulait » avec le navire.

Une politique aussi compliquée, aussi diverse, et qui devait tenir compte de tant de données, multiforme et toute en nuances, exigeait, on le comprend, d’incessantes négociations, employait de nombreux agens, une légion d’informateurs, espèces de commis voyageurs, de « placiers » parlementaires, ou d’ « observateurs de l’esprit public », qui couraient par les groupes, en quête des secrets désirs et des arrière-pensées de celui-ci ou de celui-là. Mais des auxiliaires de ce genre sont aisément compromettans : il faut, quand on s’en sert, beaucoup d’adresse pour ne pas être leur prisonnier, et on ne leur échappe que dans la mesure où on leur prouve qu’on saurait au besoin se passer d’eux. Pour le comte Taaffe, ils ne furent que des auxiliaires, et jamais il ne les suivit jusqu’à s’égarer, parce qu’il connaissait à merveille la Cour, la Ville et le Parlement, les hommes et les choses, les familles, les ménages, les alliances et les fortunes, les petites misères des grandes existences, le revers usé des médailles dorées, l’être du paraître viennois, tout ce qui était susceptible de lui donner quelque prise, cachée ou publique, sur quelqu’un, de devenir un ressort de sa politique, — si ce n’est pas défigurer l’un et l’autre, de dire de lui, si doux, qu’il eut des prises, — et de sa politique, si molle, qu’elle eut des ressorts.

Le comte Badeni, au contraire, lorsqu’il vint de Galicie, ne connaissait ni les choses de Vienne, ni les hommes : il n’en connaissait pas le fond, la doublure et le dessous. Les qualités, et la première de toutes, l’énergie, qui là-bas avaient assuré son succès, ici se retournaient contre lui. C’était, comme nous dirions en France, un préfet à poigne, appelé au gouvernement de l’Empire, mais la poigne n’est bonne, ou utile, que s’il y a de quoi saisir et tenir : elle ne sert à rien dans un pays, en face d’un Parlement, sur des partis, pour une politique où tout est mobile, fluide, et de minute en minute renouvelé comme une eau qui coule. Cependant, les conditions du régime constitutionnel en Autriche restant les mêmes sous le comte Badeni que sous le comte Taaffe, le comte Badeni, en dépit de sa méthode et de son tempérament, se voyait tout de suite contraint de recourir aux mêmes procédés et de se servir des mêmes instrumens. Et comme il ne pouvait prouver à ses officieux qu’il se passerait d’eux quand il le voudrait, il tomba un peu dans leur dépendance ; du moins, c’est ce que prétendent à Vienne les Allemands hostiles au premier ministre. L’un d’eux, un savant illustre, exprime la différence entre la manière du comte Taaffe et celle du comte Badeni, en ces termes pittoresques, tirés de l’histoire naturelle : « Pour Taaffe, ces donneurs d’avis qu’on ne demande pas n’étaient que des antennes, par lesquelles il ne faisait que tâter et toucher : pour le comte Badeni, ce sont des pattes, par lesquelles il marche. »

Le mot est peut-être plus piquant que vrai ; le comte Badeni n’est guère un de ces hommes d’État que l’on mène : il marche tout seul ; et, s’il est un reproche qu’on puisse lui adresser, ce n’est pas d’avoir une personnalité trop faible, qui se dépouille aisément et se laisse dans l’antichambre du ministère ou au vestiaire du Parlement. Parce qu’il ne lui a point été possible de dépouiller sa personnalité ; parce que, malgré tout et malgré lui-même, il l’a introduite dans la politique qu’il empruntait du comte Taaffe, il a fait craquer les mailles menues de cette politique, et en quelques mois il a abouti à l’irréparable, que, pendant quatorze ans, le comte Taaffe avait réussi à différer.

« Ich bin ein Führer ; ich will das Parlament führen. — Je suis un conducteur ; je veux conduire le Parlement » : une partie du Reichsrath avait été blessée par cette phrase du comte Badeni, — d’ailleurs tronquée et dénaturée à dessein. — Le premier ministre avait voulu seulement faire entendre que c’était à lui de donner au Parlement l’impulsion et la direction, non pas au Parlement de les lui donner ; et il ne faisait qu’exprimer ainsi la pure vérité constitutionnelle, laquelle tient toute dans le fait ou dans la fiction que le chef du gouvernement est en même temps le chef de la majorité ; que, par conséquent, la Chambre le suit, et il ne la suit pas.

Dans le cas particulier du comte Badeni, fallait-il faire cette distinction qu’il n’est ni député ni membre de la Chambre des seigneurs ; qu’il est un fonctionnaire en service commandé à la présidence du Conseil ? Toujours est-il que ce qu’il y avait de bref, ce qu’il y avait — ou ce qu’on mettait — d’impératif dans ses paroles eut vite fait d’indigner des gens qui n’en cherchaient que l’occasion. Progressistes et libéraux, la gauche déclara ne pouvoir pardonner au comte Badeni un pareil blasphème contre ses doctrines. Il est vrai que, progressiste et libérale, elle est aussi et surtout allemande. Le comte Badeni le sait mieux que personne : ce qu’elle ne lui pardonne pas, au fond, c’est d’être Polonais. — Que font tous ces Polonais installés au gouvernement de l’Empire : le comte Goluchowski au ministère commun des affaires étrangères, M. de Bilinski et le Dr Rittner dans le cabinet autrichien ? Et qu’est-ce encore que ce Polonais qu’on tirait de la Galicie, sur sa réputation de raideur inflexible, pour mater le Parlement ou le briser ? — Le comte Badeni avait beau se faire tout aimable et conciliant, se prêter, plus qu’un autre, peut-être, à des Versprechungen et des Vertretungen, à des engagemens et des arrangemens, passer en des « flirts » de couloirs des semaines et des semaines, dissimuler sa personnalité : avant qu’il l’eût montrée, on la dénonçait ; à la fin il perdit patience, et il la montra. — C’est de ce jour, 8 avril, où furent signées les ordonnances sur les langues en Bohême, que date pour l’Autriche l’irréparable.

En les dictant, ces ordonnances, le premier ministre de l’empereur François-Joseph ne pensait certainement pas qu’elles feraient tant de bruit et provoqueraient tant de scandale : il ne lui semblait pas commettre un acte révolutionnaire. Il les savait d’accord avec le principe, posé par la Constitution, de l’égalité des langues et des nationalités dans l’Empire : conformes, quant à leurs dispositions essentielles, à une ordonnance rendue sous le ministère Taaffe, en 1886, par le ministre tchèque Prazák, et qui prescrivait, également, aux employés des services publics en Bohême de répondre dans celle des deux langues, allemande ou tchèque, où la demande serait présentée. Trois mois après, alors que tout était en pleine confusion, que des propositions de mise en accusation avaient été déposées contre lui, qu’il avait été réduit à proroger un Parlement où l’on ne recourait plus, pour tout argument, qu’à l’outrage, le comte Badeni ne pouvait encore concevoir pourquoi, à travers toute l’Autriche allemande et jusque par delà les montagnes de Bohême, s’était élevée et soufflait cette tempête.

Que les Allemands fussent hors d’eux-mêmes, il le voyait trop bien ! S’ils eussent consenti à entendre raison, il leur eût concédé peut-être que l’article exigeant des candidats aux fonctions publiques en Bohême la connaissance des deux langues allemande et tchèque changeait dans une certaine mesure l’égalité proclamée légalement en infériorité réelle pour les Allemands. La plupart des Tchèques, en effet, savaient ou apprendraient l’allemand, tandis que très peu d’Allemands savaient ou apprendraient le tchèque. Pas un instant non plus il n’avait oublié la très grande place qu’occupe l’Allemagne dans l’histoire, la politique et la civilisation de l’Europe, par la force de ses armes, l’éclat de sa culture, le développement récent de son industrie et de son commerce. Et il savait aussi, en corrélation avec cette très grande place, la très haute idée qu’ont de tout ce qui est allemand tous ceux qui se sentent ou se croient de sang allemand ; une fierté, une susceptibilité, une sorte d’orgueil germanique qui leur fait voir dans la moindre atteinte une offense, dans un rappel à la condition commune une insulte à l’humanité dont ils sont les exemplaires supérieurs. Pas un instant il n’avait méconnu la nécessité de ménager, en la personne des Allemands d’Autriche, l’Allemagne allemande ou prussienne qui est derrière, et à laquelle ils s’adossent comme à une forteresse de refuge. Mais, en vérité, les droits des Allemands de Bohême sont-ils lésés, à leur donner un sujet de se jeter, avec des provocations et des défis, sous les murs de cette forteresse ?

Ce n’est pas notre faute, disait le comte Badeni, s’il y a en Autriche une question des nationalités. L’Autriche, ce n’est pas nous qui l’avons faite ; et peut-être, faite autrement, serait-elle plus aisée à gouverner ; mais il nous faut la prendre comme elle est. Ah ! Napoléon III nous a mis dans un bel embarras, avec sa politique des nationalités ! Il ne l’a pas inventée, non ! mais, en lançant le mot, il a singulièrement aggravé la chose. Entre les nationalités de l’Autriche, nous avons à présent à trouver l’équilibre, et, ce qui est loin d’être commode, à satisfaire les unes, sans fâcher les autres, quand leurs prétentions et leurs vœux sont opposés les uns aux autres. Les droits des Allemands sont très respectables ; mais, à cause d’eux, nous ne pouvons pourtant pas interdire aux Tchèques de revendiquer les leurs. Voyez les Polonais : depuis trente ans, on leur a fait des concessions : leur langue a été admise à l’égalité de traitement : en sont-ils moins attachés à la Monarchie ? Où l’empereur, plus qu’en Pologne, est-il servi avec un dévouement enthousiaste ? Et pourquoi la Bohème, — je crois que le premier ministre dit : le royaume de Bohême, et aussi bien, c’est le titre officiel ; — pourquoi la Bohême donnerait-elle des inquiétudes ? Nous ne lui accordons pas, par nos ordonnances, la moitié de ce qui a été accordé à la Galicie. »

Mais ce que l’on accorde n’est pas tout : tout dépend et de celui qui accorde, et de ceux à qui l’on accorde, et du moment où l’on accorde, et de la forme dans laquelle on l’accorde. Venant de ce Polonais, un Slave, et allant à des Tchèques, des Slaves, les concessions faites à la Bohème parurent aux Allemands d’Autriche une trahison et comme le commencement de la fin. Vainement on leur représentait qu’elles n’atteignaient pas à la moitié de ce qu’avait obtenu la Galicie ; ils répondaient que la Galicie n’est pas la Bohème, et qu’entre les Allemands de Bohème et les Ruthènes de Galicie, il n’y a nulle comparaison possible.

Au Reichsrath impérial, la lutte s’engagea sans trêve ni merci, M. George Schœnerer et les deux plus fougueux de ses quatre amis marchant en tête des groupes allemands et poussant des cris de sauvages, frappant sur le couvercle de leurs pupitres, avec cette espèce de rage sacrée qui anime, à la Côte d’Ivoire, les griots frappant sur les longs tambours. Alors on vit à Vienne coque dans les plus tristes scènes, dont tous les Parlemens du monde sont devenus depuis un demi-siècle le théâtre habituel, on n’avait encore jamais vu. La gauche allemande se ruait contre le banc des ministres, qu’entouraient, comme une garde du corps, les Polonais et les Tchèques. On se prenait au collet, les uns fonçant en avant pour percer la ligne ; les autres les repoussant de force. Un ou deux furieux passaient qui venaient invectiver le comte Badeni, le couvrir d’injures, marteler sa table de coups de poing, le défier en plein visage.

Lui, cependant, très calme, les bras croisés, restait assis, maître de lui, et faisant d’autant plus d’efforts pour l’être qu’il portait un revolver dans sa poche, parfaitement résolu à ne point se laisser toucher. Les dernières séances avant la prorogation de la Chambre furent d’indescriptibles accès d’épilepsie. Le fameux député Wolf, qui plus tard devait se battre avec le premier ministre et lui loger une balle dans le bras, ce même M. Wolf, ou son compagnon M. Iro, ayant, du haut de son teutonisme, jeté dédaigneusement l’épithète de « nationalités inférieures » avait reçu sur-le-champ quatorze provocations en duel. Allemands, Tchèques, Polonais, Slaves du Sud criaient, hurlaient, vociféraient tous ensemble dans toutes les langues de l’Empire. Abasourdi par le tumulte et souffrant d’une maladie de cœur qu’un aussi scandaleux spectacle ne devait qu’exaspérer, le pauvre président Kathrein regardait, désolé, le règlement impuissant. Le premier vice-président Abrahamovicz[7], le second vice-président Kramárcz, quoique plus jeunes ou plus robustes, s’épuisaient à vouloir faire rentrer un peu de raison ou de bon sens en ces quotidiennes orgies politiques. Ce fut un soulagement pour quiconque place plus haut que tout l’honneur du pays, lorsque l’Empereur envoya cette bande d’agités passer dans les villes d’eaux la saison chaude.

Délivré d’eux pour quelques mois, et sûr de la confiance du souverain, le comte Badeni reprenait courage. Il ne s’aveuglait aucunement sur les difficultés de sa position. Il ne pouvait pas ignorer que les bruits les plus absurdes et les plus basses calomnies avaient cours. On ne rougissait pas de dire, — ou de chuchoter, — qu’au moment de renouveler le Compromis austro-hongrois, tous ces Polonais, ministres en Autriche, s’étaient « vendus à la Hongrie » pour une somme qu’on indiquait ; pas cher : trois ou quatre millions, les trente deniers de Judas ! Le comte Badeni se préoccupait moins de répondre à ces sottises que de poursuivre et de fixer sa majorité introuvable. Chargé d’une mission de paix, le baron Chlumecky, ancien président de la Chambre des députés, maintenant membre de la Chambre des seigneurs et président du Conseil d’administration de la Compagnie des Chemins de fer du Sud de l’Autriche, la conciliation et la combinaison faites homme, allait et venait de Vienne à Prague et à Brünn. Il se multipliait, prêtait de bon cœur tout son entregent, ne descendait d’un train que pour remonter dans un autre, ne lâchait un Allemand que pour entreprendre un Tchèque ; toujours dispos, alerte, complaisant, empressé, de mine engageante sous ses cheveux gris, et sa barbe en broussaille, et ses lunettes d’or. Mais il constatait seulement qu’en une année il avait perdu, sans autre motif que la question des nationalités, tout son crédit en Moravie ; que le mouvement n’avait, comme on eût aimé à le croire, rien d’artificiel ni de superficiel ; qu’il n’était pas dans la presse, mais dans le peuple ; et qu’enfin on ne ramènerait pas les Allemands sans s’aliéner les Tchèques, parce que les Allemands mettaient pour condition à leur retour que les ordonnances du 8 avril seraient rapportées, et les Tchèques pour condition à leur fidélité qu’elles seraient maintenues.

Et partout, et chez tous, montait du cœur aux lèvres un grand dégoût du parlementarisme, avec le suffrage universel à la base. Au mois d’octobre, à la rentrée de la Chambre, la bacchanale recommencerait : le mal ne venait pas des lacunes du règlement ; et par suite le comte Badeni ne le pourrait guérir en cherchant dans le règlement intérieur des parlemens étrangers, — et notamment dans le règlement de la Chambre française, — des sévérités, et des rigueurs même, jusque-là inconnues eu Autriche. Le projet de réforme dont il avait, assurait-on, confié l’étude à son collègue et compatriote, le docteur Rittner, une lumière du droit constitutionnel, demeurerait, lui aussi, inefficace, si l’on ne se décidait à prendre le parti audacieux de trancher dans le vif. Pour la première fois qu’il était appliqué, en Autriche, — et encore partiellement, à l’élection de 72 députés, pas plus, sur 425, — le suffrage universel avait fait son œuvre d’abaissement : et la Chambre nouvelle était incomparablement plus médiocre ou plus mauvaise que celles qui l’avaient précédée, au triple point de vue social, moral et intellectuel : le suffrage universel pur et simple, même à dose atténuée, allait corrompre et tuer le régime parlementaire.

Quoi qu’on dise, en effet, ce régime suppose et exige une bourgeoisie forte, active, hardie, une classe de gouvernement très instruite, très honnête, très désintéressée, capable de cette tolérance pour les opinions antipathiques qui est un fruit de l’éducation et de cette urbanité de manières qui est comme la forme visible de la tolérance : il est foncièrement et essentiellement bourgeois. Avec les recrues mal dégrossies que le caprice des électeurs lui envoyait, il était inévitable que le Parlement, en tout pays de suffrage universel, prît tôt ou tard l’aspect et le ton des réunions publiques. Le Reichsrath de Vienne n’y a pas manqué. Les hommes qui en faisaient l’ornement n’y sont plus, ou n’y comptent plus : ils sont partis ou ils se taisent. M. de Hohenwart est à la Chambre des seigneurs ; le professeur Suess, en sa tranquille maison de l’Afrikanergasse, prépare la carte géologique de la Russie et rêve aux périls de la vieille Europe ; d’autres sont passés à la Cour des comptes ou ailleurs, ont accepté des fonctions d’État ou sont rentrés dans la vie privée. La gauche allemande en particulier, — ou ce qui s’appela jadis ainsi, — n’a pas été seulement décimée : elle a été décapitée. Presque tous les partis de la Chambre sont acéphales : ce sont comme des corps sans tête, que secouent des soubresauts de mouvement réflexe. Les socialistes eux-mêmes ont subi la commune loi : tous leurs chefs ont été battus, et ils ne sont arrivés à la Chambre qu’en la personne des inconnus les plus obscurs : le docteur Victor Adler, qui a tout sacrifié à ses idées, est resté sur le carreau ; en revanche, le peuple s’est donné pour représentans, à Vienne, un garçon de café convaincu d’indélicatesse, et, en Galicie, un paysan illettré qui, l’autre jour, se laissait choir, ivre-mort, d’une tribune où on l’avait hissé. Il y a dans le Reichsrath six partisans du P. Stojalowski, mais le P. Stojalowski n’y est pas. Seuls les chrétiens-sociaux et les antisémites peuvent se vanter de réunir un organisateur, le docteur Gessmann, un orateur de style, le prince Aloyse Liechtenstein, un entraîneur de foules, le docteur Lueger.

Chose il y a deux ans incroyable : en cette Chambre où il y a disette d’hommes, M. de Schœnerer est un personnage ! Et Dieu sait où il eût conduit le Parlement, s’il n’eût rencontré devant lui le docteur Lueger, à qui, plus que son éloquence et sa popularité de démagogue, plus que son antisémitisme, son christianisme-social, et l’œillet blanc toujours frais à sa boutonnière, sert l’admirable faculté de se faire entendre, au-dessus des cris et du tapage, d’un bout à l’autre de la Chambre. Heureusement que M. de Schœnerer et le docteur Lueger se sont brouillés, et que le bourgmestre de Vienne s’est trouvé là pour répondre au héraut d’armes de « la grande Allemagne » dans l’allemand spécial qu’il parlait ! Mais, tandis que sonnait par la vaste salle cette voix de métal qui ne se casse pas, tandis que, la chevelure à peine plus dérangée, le teint à peine plus animé, et à peine plus de flamme en son œil voilé, M, Lueger exécutait selon ses propres rites M. de Schœnerer, non loin de lui, n’y avait-il pas un grand seigneur, un prince de maison souveraine, qui devait se sentir étrangement gêné et dépaysé ? Si près du peuple qu’il soit venu se placer, on se le figure mal, avec ses belles allures, avec l’innée et ineffaçable hauteur qui est en lui, pris dans ces disputes du pavé.

Voilà pourtant où en est le Reichsrath autrichien. Aucun parlement, — pas même le nôtre en ses jours de folie, — n’est tombé où il est tombé. Des séances de trente heures ; des discours de douze heures, que personne n’écoute et personne n’entend, à commencer par l’orateur qui les prononce ; le service d’ordre doublé et encore insuffisant à empêcher les rixes : le président assiégé, dominé, et annihilé par un énergumène ; pour tout talent et tout savoir, des poumons solides, le « catéchisme poissard », du biceps et des notions de boxe ; dans la fosse aux lions, le comte Badeni, victime du devoir et martyr du pouvoir.

Le ministère commun, n’étant point responsable devant le Reichsrath et n’ayant affaire qu’aux Délégations, assiste au duel en spectateur et juge des coups, qui pour l’instant ne tombent que sur le ministère autrichien. Le comte Goluchowski, sémillant, séduisant, content de vivre, plein de feu, plein de foi, trop heureux jusqu’ici pour ne pas croire à son étoile, renouvelant et accroissant de son mérite les services de son père et de son grand-père, devenu, de ministre à Bucharest, l’héritier et le successeur des Beust et des Andrássy, c’est-à-dire en fait chancelier de l’Empire, très jaloux de l’importance que doit avoir en Europe la Monarchie austro-hongroise et très pénétré du rôle qui est le sien dans cette Monarchie, très désireux d’étendre sa réputation d’homme du monde, en l’étant dans le plus vaste sens de ce mot : le monde ; le comte Goluchowski d’attirer l’attention vers lui, de la détourner vers le dehors, va à Berlin, va à Saint-Pétersbourg, va à Paris, va à Monza.

Silencieusement, en philosophe qui sait que les temps s’accompliront, M. de Kállay fume sa grande pipe turque ; et, songeant à tout ce qu’il y a d’Orient dans cet État de l’Europe centrale, à demi hongrois, à demi autrichien, tendant son puissant esprit à reconstruire en idée l’Empire d’après les lois de la vie et les données de l’expérience, fouillant l’avenir d’un regard assuré, il contemple, compare et conclut.

Cependant, derrière les fenêtres de la Hofburg, au coin de cette cour où, chaque midi, avec toute la pompe de la majesté impériale, musique éclatante et panaches étincelans, se fait la parade militaire ; derrière la vitre, à travers laquelle l’Autriche la voit, erre l’ombre blanche de l’empereur. Et, dans le pressentiment que quelque chose de décisif — et de redoutable — se prépare, du château d’Ofen, la Hongrie observe, et au Hradschin de Prague, la Bohême attend.


II

La Chambre hongroise est bien moins divisée que le Reichsrath autrichien. Si, comme le Reichsrath, l’obstruction l’a arrêtée pendant plusieurs mois, cette obstruction n’est jamais allée jusqu’aux violences où elle est descendue à Vienne : dans ce qu’elle avait d’anti-parlementaire, elle est restée plus soucieuse de la dignité du parlementarisme, auquel la Hongrie est attachée par une tradition qui n’est que de sept ans moins ancienne que la tradition anglaise elle-même. Le différend portait uniquement d’ailleurs sur la politique du baron Bánffy ; l’opposition voulait lui faire payer ainsi la brutalité de l’intervention gouvernementale dans les élections dernières, où, de l’aveu de tous, il avait mis trop peu de modération à se tailler une majorité : c’était une manifestation anti-ministérielle, mais non anti-magyare : une affaire de partis, mais non une affaire de nationalités.

A la vérité, il y a, en Hongrie comme en Autriche, plus qu’il n’en faut d’élémens ethniques disparates et inassimilables pour qu’il s’établisse, de l’un à l’autre, une rivalité, une sorte de concurrence nationale. Les Slovènes du versant méridional des Carpathes, les Roumains de Transylvanie, — pour employer l’expression adoptée, — les Croates, et les Serbes des bords de la Drave et de la Save ne sont pas enchantés de la domination magyare, et le font entendre. Mais la question n’est pas parlementairement posée ; il n’y a plus de Diète de Transylvanie, depuis l’incorporation du Grand-Duché ou de la Grande-Principauté au royaume de Saint-Étienne ; et, s’il y a, à Agram, une Diète croate, qui est pour les Slaves du Sud un parlement national ; si, d’autre part, cette Diète de Croatie-Slavonie a sa représentation dans les Chambres hongroises ; si enfin, chez eux, à Agram, ils font à la Hongrie une opposition implacable, cette opposition, ils se gardent sagement de la transporter à Budapest, au Parlement hongrois, en plein milieu magyar.

A la Chambre hongroise, les partis sont donc des partis politiques, plus que des partis nationaux, encore qu’il y ait dans cette Chambre un parti dit de l’indépendance, et un parti dit national : ces mots « de l’indépendance » et « national » ne doivent s’entendre que par rapport à l’Autriche, non comme l’affirmation de la nationalité magyare en face des autres nationalités de la Hongrie ; ils n’ont de signification que vis-à-vis de l’Autriche. Les partis ne se classent pas, à la Chambre hongroise, en parti magyar, parti croate, parti roumain, mais en parti de l’indépendance, ou de 1848, assez improprement qualifié d’extrême gauche ; parti catholique du peuple : parti national, et parti libéral. Et s’ils ne conçoivent pas tous de la même manière l’union du royaume de Hongrie avec l’empire d’Autriche, si les uns la veulent réelle, avec des affaires communes, les autres seulement personnelle, avec le souverain commun, il n’y a, en leur conception de l’union austro-hongroise, que des différences de degré ; leur caractéristique, dans le moment présent, est qu’aucun d’eux ne veut la séparation totale de l’Autriche et de la Hongrie, ou tout au moins qu’aucun ne veut la séparation de la Hongrie et de la dynastie de Habsbourg.

En somme, quatre partis principaux, qui sont des partis politiques. Le parti libéral est au gouvernement. Nous ne nous chargerions pas de donner, en langage occidental, la définition de son « libéralisme ». Le baron Bánffy, qui préside le cabinet, passe pour aimer assez à écraser ses adversaires ; et justement ce pour quoi, tout le mois de juillet, on le combattait par l’obstruction, c’est pour avoir à maintes reprises prouvé d’une main un peu lourde l’originalité de son « libéralisme », laquelle n’éclate jamais mieux qu’en période électorale, quand des villages entiers vont voter entre les gendarmes ; quand, devant les électeurs, soupçonnés d’être hostiles, les bacs sur les rivières disparaissent, et les routes d’eau ou de terre sont coupées. Car le suffrage, pense, comme tant d’autres, le baron Bánffy, est faillible et a besoin d’être corrigé.

Avoir, des galeries de la Chambre, ce grand et gros homme, le chef couvert d’une calotte de soie, on serait tenté de lui trouver, — malgré la farouche moustache qui s’aplatit en deux touffes sur les joues comme des favoris arrêtés tout court, belliqueux attribut des compagnons chevauchans d’Attila ou d’Arpád, — on ne sait quoi de détendu, de rond, de placide et de paternel. Mais, assis à deux pas de lui, et dès qu’il parle, on s’aperçoit que l’œil jaunâtre, qui jette une petite lueur fauve, est vif, brillant, perçant et regarde bien droit, du regard d’un homme de sens, de volonté, et de franchise, à l’occasion, brutale : avec la calotte noire, posée sur le bord de la table, s’en sont allées toute la bonhomie, toute la bureaucratie et toute la paternité. Il reste le solide, carré et un peu rude descendant de ces rudes barons Bánffy, dont l’un, au temps de la domination ottomane, eut la tête tranchée par ordre d’un Teleki.

Transylvanien, c’est en Transylvanie qu’il a fait ses débuts, en qualité de comte suprême, et ses détracteurs mêmes consentent à avouer qu’il connaît comme pas un les affaires de ce pays. Ils vont plus loin et ne nient pas que dans la suite, ou président de la Chambre, ou président du Conseil des ministres, il ait sur une scène plus en vue montré de plus hauts talens : après le reproche de ne point épargner l’ennemi dans le combat, on ne lui en entend guère adresser que deux autres : par les professeurs, celui de n’être point un savant, et par la jeune noblesse celui d’avoir trop peu de souci des élégances. Et il se peut vraiment qu’il ne sache pas tout ce qu’on peut savoir, mais il sait tout ce qu’on peut vouloir ; il le veut ; et cela vaut peut-être mieux pour un homme d’État.

Au plus fort de la crise, lorsqu’on ne prévoyait pas la fin de l’obstruction dans laquelle il était menacé d’être enveloppé et renversé, il disait tranquillement : « J’ai à la Chambre une majorité incontestable (280 voix environ sur 413) ; Sa Majesté m’ordonne de ne pas quitter mon poste ; comment ferais-je pour m’en aller ? Quand l’opposition en aura assez, elle désarmera. » Mélancoliquement, pourtant, il effeuillait le calendrier : non point par lassitude, mais par regret de ses vacances perdues. Au demeurant, les difficultés politiques, dans le Parlement ou au dehors, le laissaient impassible. La grève des ouvriers ruraux, qui un moment eût pu compromettre la moisson dans l’Alföld, ce grenier de la Hongrie, ne l’avait pas ému plus que de raison, bien qu’il ne la crût pas exempte de toute pensée de socialisme agraire. Il avait fait dresser une liste en partie double, ici des bras demandés et là des bras offerts ; amené de loin des travailleurs sur les points où l’on en manquait, et pourvu au reste avec des soldats. Sous aucun de ses travestissemens, le spectre rouge ne l’épouvantait. Quand il recevait une de ces lettres que de vrais ou de faux anarchistes adressent volontiers à tous les gouvernemens et qui ne parlent que de mort, il était disposé à y soupçonner une part d’escroquerie ou de mystification. Et, si on lui rappelait que, tout de même, une bombe avait fait explosion, devant sa porte, au pied du monument de Heindsieck, il fallait entendre de quel ton il répondait, en haussant les épaules : « Ce sont les petits inconvéniens du métier ! » Mais il ne négligeait pas, pour cela, de rechercher les auteurs, terribles ou non, toujours suspects, de ces plaisanteries stupides ou criminelles ; lorsqu’il en tenait un : « Il sera puni, disait-il, comme de juste. » Et là-dessus on pouvait s’en remettre à lui.

A un autre point de vue, il ne ferait pas bon apporter au baron Bánffy des revendications nationales fondées sur un droit historique. Il demanderait alors : Qu’est-ce qu’un droit historique qui n’est pas un droit vivant ? C’est-à dire : qu’est-ce qu’un droit qui n’est pas la force ? Le prince de Bismarck a fait école, et peut-être a-t-il en Europe plus d’un élève : il n’en a pas de meilleur que le baron Bánffy. — Moins défiant que M. Wekerlé, plus résolu que le comte Jules Szápary, M. de Bánffy est soutenu par un parti, nombreux, uni, et qui compte en ses rangs des hommes comme M. Koloman de Széll, le docteur Falk, l’économiste Louis Láng, comme le publiciste Auguste Pulszky. En lui et sur lui la Hongrie se repose, entre hier et demain, entre le vieux Koloman et le jeune Etienne Tisza.

M. Tisza appuie le Cabinet. On le voit passer encore dans les couloirs du Parlement, long, sec, et si maigre qu’il semble décharné, tout gris de la tête aux pieds, de longues mèches blanches pendant de son feutre mou aux larges bords et venant se plaquer sur la nuque, la barbe étalée sur sa poitrine grêle, la face pâle dans laquelle font tache seulement deux gros verres bleus, tel — toute révérence gardée — le fantôme d’un astrologue du temps jadis ; il rôde, grave et sans bruit, il glisse quasi immatériel en ses vêtemens qu’on dirait vides, celui qu’en Hongrie même, et parmi ses amis, on n’appelle plus que « le vieux Tisza », et qui, moins vieux qu’il ne paraît, a l’air de n’avoir plus d’âge, le Burgrave du parti libéral magyar. Le tour de force, accompli par Taaffe en Autriche, de se maintenir quinze ans au pouvoir, il l’a, de son côté, accompli en Hongrie. C’était un maître manœuvrier parlementaire qui, comme Taaffe, savait prendre les hommes. Il n’était point de député ignoré et muet, descendu de quelque bourg perdu dans le Tátra, qu’on ne pût voir un beau soir promené amicalement à son bras, admis à l’honneur de faire sa partie de tarot, et emmené par lui, avec une douzaine d’autres, souper au restaurant de l’île Marguerite. À aucun prix il n’eût manqué, en bon bourgeois à qui ses habitudes sont chères, de venir lire les journaux, causer et jouer à son cercle : pour se délasser de la politique qu’il avait faite toute la journée au ministère et à la Chambre, il en faisait la moitié de la nuit au Casino. Calviniste à fond, et doctrinaire dans l’âme, en dépit de cet abandon apparent, d’une certaine affectation de scepticisme ou d’éclectisme ; très magyar et très allemand, parce que pour lui l’un était le complément, le prolongement, la conséquence et comme la condition de l’autre ; parce que pour lui dans l’Autriche allemande on ne pouvait être très magyar que si l’on était très allemand en Europe ; le nombre est grand des choses qu’il a faites en laissant dire, et en disant parfois, qu’il s’en désintéressait : il a tracé dans la politique hongroise, et même dans la politique austro-hongroise, un sillon profond, où le baron Bánffy marche encore, d’un pas plus pesant et moins assourdi. Maintenant il vit en ses souvenirs, au passé ; il vient moins au Parlement qu’il n’y « revient », exspectans resurrectionem, ainsi qu’il est écrit sur les tombeaux, ombre apaisée et consolée par la certitude de revivre en son fils Étienne.

À l’extrême gauche, un autre fils de grand homme, M. François Kossuth. De même que le libéralisme du baron Bánffy serait difficile à définir en notre langage d’Occident, de même l’extrême gauche de la Chambre hongroise ne ressemble pas à la nôtre. Son programme, en effet, ne contient rien, ou presque rien, de ce qui fait, dans les Parlemens d’Occident, le fonds commun du programme des extrêmes gauches. Il poursuit bien l’extension du droit de suffrage jusqu’au suffrage universel, sous la réserve que l’aspirant électeur sache lire et écrire en magyar (la restriction a son importance dans un pays de plusieurs langues), et l’abolition d’un cens mal établi et trop variable, suivant lequel il y a des comitats ou départemens où l’on ne vote pas en payant 15 florins d’impôt, et d’autres où l’on vote en ne payant que 80 kreutzers. Ce parti extrême veut, d’une manière générale, l’amélioration du sort des humbles, des ouvriers de la ville et des champs ; mais quel parti ne la veut pas ? et en quoi la vouloir distingue-t-il un parti d’un autre ? A l’extrême gauche un seul titre conviendrait : parti de l’indépendance ou de 1848.

« Parti de l’indépendance : nous voulons, explique M. François Kossuth, que les droits de la Hongrie soient pleinement respectés et que la Hongrie se développe librement, à côté, mais indépendamment de l’Autriche. Nous voulons que l’Autriche et la Hongrie suivent chacune ses destinées particulières ; qu’elles n’aient de commun que le souverain, dans une union strictement personnelle ; qu’elles soient unies sur la tête de François-Joseph et de ses successeurs, comme la Suède et la Norvège sur la tête du roi Oscar (mais non, ce n’est pas là une union strictement personnelle), comme le Luxembourg et la Hollande, il y a quelques années, sur la tête de Guillaume Hl d’Orange-Nassau. Nous voulons que, pour le reste, la Hongrie ait sa diplomatie à elle, son armée à elle, ses finances à elle seule ; qu’elle soit, en un mot, ce qu’elle n’est pas : une nation de plein exercice. »

Ainsi pense et s’exprime le fils du dictateur, depuis qu’il est rentré dans son pays, y rapportant pieusement les cendres de son père ; ainsi, secondé, conseillé, et de temps en temps sans doute contredit par M. de Justh, — Saint-Justh, risquent les mauvais plaisans de Budapest, — il travaille à faire penser et s’exprimer l’extrême gauche, le parti de l’indépendance.

Mais dans ce parti même, il se rencontre des gens pour dire qu’élevé à l’étranger, en Italie, dans le voisinage de la cour piémontaise, il a acquis, de par son éducation, un vague sentiment monarchique, lequel d’instinct, et à son insu, s’est étendu de la maison de Savoie à la maison d’Autriche. Et tandis que les uns le blâment d’avoir, grisé par le triomphe des funérailles paternelles, pris pour de la force et de la vie ce qui n’était plus que de la gloire et de l’histoire, et de prétendre traiter avec François-Joseph d’égal à égal, de souverain à souverain, d’autres, plus intransigeans, l’accusent d’incliner devant la dynastie des Habsbourg la dynastie des Kossuth : les patriotes farouches gémissent de le voir porter des costumes de coupe anglaise et, dans l’amertume de leur cœur, pleurent sur l’enfant prodigue, qui s’est « européanisé. »

Le parti du peuple combat sous la bannière des comtes Ferdinand Zichy et Nicolas-Maurice Esterházy. Et, tout « parti du peuple » qu’il s’intitule, c’est, remarque-t-on dans le camp opposé, un parti de grands seigneurs et de grands propriétaires, féodal, réactionnaire, clérical, ultramontain ; ce qui ne veut peut-être dire, en réalité, que catholique. Il s’est constitué après le vote des lois sur le mariage civil, et son ambition, que le succès, jusqu’ici, n’a qu’à demi justifiée, serait d’être dans le Parlement hongrois l’équivalent du Centre dans le Reichstag allemand. Mais ses deux capitaines, le comte Zichy et le comte Esterházy, — celui- ci plus actif, plus combatif, plus positif, celui-là plus mystique, plus théoricien et en quelque sorte plus théologien, — n’ont pu se faire élire à la Chambre : ils se comptent, eux et leurs disciples, au premier rang des victimes du baron Bánffy, n’ayant qu’une vingtaine de sièges, au lieu d’une soixantaine qu’ils auraient dû avoir : c’est donc de la Table des magnats qu’ils donnent leurs instructions, et dans la Chambre même, ils sont suppléés par un prêtre, l’abbé Molnar.

Le comte Albert Apponyi est le porte-paroles du parti national, qui ne saurait avoir à son service ni une plus brillante intelligence, ni une plus magnifique éloquence. Vingt fois il a failli remporter de haute lutte la victoire ; il partait ardent et fougueux, ses phrases couraient pressées comme des escadrons qui chargent ; il abordait de front les obstacles et les franchissait ; c’en était fait : rien ne l’arrêtait plus. Et tout à coup il s’arrêtait, au pied de la dernière haie, au bord du dernier fossé. Ceux qui, haletans de crainte ou d’espérance, l’avaient suivi, gardaient la sensation d’une très belle chose inachevée ; mais d’une chose si belle, que, plus tard, lorsqu’ils rangeait, pour charger à nouveau, les escadrons sonores des mots, involontairement, même en s’en défendant, ils étaient repris à le suivre encore, Le parti national ne va pas tout à fait jusqu’à l’union exclusivement personnelle ; il ne demande pas une armée purement hongroise, mais seulement des écoles militaires spéciales pour les officiers hongrois : il accepte le Compromis, en souhaitant de le voir modifier à l’avantage de la Hongrie. Il est comme le Centre gauche du parti de l’indépendance, cette extrême gauche ; un grand seigneur, un grand propriétaire aussi, le comte Alexandre Károlyi et ses agrariens le relient au parti catholique du peuple, ainsi que, de l’autre côté, la fraction Ugron y reliait le parti de l’indépendance, avant qu’entre M. Kossuth et M. Ugron, le fil ait été coupé par le sabre. Au-dessus des partis, mais l’un des champions néanmoins et l’une des réserves du parti libéral, plane M. de Szilágyi, président de la Chambre. M. de Szilágyi est peut-être, avec M. de Kállay, une des personnalités les plus originales de la Monarchie austro-hongroise : une de celles qui laissent le plus une impression de force, et dans lesquelles on sente se recueillir, se condenser, se concentrer et battre, pour ainsi dire, une vie capable de faire vivre un grand État. Bien carrément campé dans son fauteuil présidentiel, ayant le geste prompt, brusque et catégorique, il incarne l’autorité et inspire la sécurité ; il sait manier, avec une vigueur et une colère efficaces, les foudres dont sa droite est armée ; et justement il ne lui manque, à ce qu’on affirme, qu’un peu d’égalité d’humeur et de sérénité olympienne.

Mais, parti de l’indépendance ou parti national, ou quelque parti hongrois que ce soit, il n’y a dans les Chambres hongroises que des partis hongrois. Qui veut connaître la Hongrie politique doit tout ramener à l’idée de l’État hongrois et de la nation hongroise : dans le magyarisme, entre Magyars, il n’y a pas de dissidence. Ce n’est pas seulement comme fils jaloux de perpétuer l’œuvre de son père, que le comte Jules Andrássy proclame que l’Autriche est nécessaire à la Hongrie, et que la Hongrie perdrait beaucoup à déchirer le Compromis : c’est comme Magyar ; et la majorité, l’unanimité des Magyars repousse la vision d’une Hongrie séparée de l’Autriche, obtînt-elle en compensation l’hégémonie dans une confédération des peuples des Balkans. Discuter sur les bénéfices et les charges, sur la forme et l’intimité de l’union ; agiter la question de savoir si elle continuera d’être réelle ou se relâchera peu à peu jusqu’à n’être plus qu’une union à peu près personnelle ; tâcher de s’y installer commodément et d’y occuper la première place, en reléguant l’Autriche au second plan ; faire de l’Autriche-Hongrie une Hongrie-Autriche : à merveille et tant qu’on voudra ; mais il n’est pas un Hongrois, il n’est pas un parti hongrois qui, publiquement ou en secret, nourrisse un autre dessein ; et ce n’est point à Budapest, ni par la faute de la Hongrie, que, si elle doit se défaire, la Monarchie austro-hongroise se défera.


III

Mais à Prague, et sous la poussée de la Bohême, c’est possible. Répétons-le d’ailleurs : il ne s’agit pas de destruction ni de disparition, il s’agit d’une transformation, et l’Empire ne se déferait sans doute que pour se refaire. Le gouverneur qui veille à ce poste d’avant-garde, le comte Coudenhove, y est venu en pacificateur ; il y a relevé le comte François Thun, compromis par sa politique de répression. Entre les Allemands et les Tchèques, le comte Thun ne pouvait point ne pas prendre parti : c’eût été demander trop à un Allemand de Bohême. Le comte Coudenhove, qui est étranger en Bohême, y est neutre et impartial. Administrateur de carrière, il n’a pas, il est vrai, la grande situation personnelle du comte François Thun ; et si, n’étant plus Statthalter, il passait en chemin de fer près de Konopitz, l’Archi-duc-héritier ne se dérangerait peut-être pas pour aller le saluer à la gare voisine : mais, en revanche, il n’a pas d’intérêt personnel, ni de système qu’il veuille faire prévaloir sur les instructions de son ministre. A une prudence, à un tact supérieurs il allie un sang-froid qui est presque du flegme : il ne bouscule, ni n’embrouille, ni ne précipite rien. C’est beaucoup ; ce n’est pas assez pour endormir les passions nationales surexcitées jusqu’à la haine et la guerre ; mais qu’est-ce donc qui les endormirait ?

Qui pourrait aujourd’hui recoller les deux moitiés de la Bohême ? Car les finesses, les subtilités s’effacent dans le classement des opinions, et cette politique, si compliquée, si enchevêtrée, où l’on se perdait, s’est simplifiée au point qu’il ne saurait y en avoir de plus simple. d’une part les Tchèques, d’autre part les Allemands. Il n’y a plus de Vieux Tchèques, plus de Jeunes Tchèques, plus de Tchèques radicaux, plus de Tchèques cléricaux, plus de féodaux tchèques : ou s’il y en a encore, c’est comme s’il n’y en avait plus. Il n’y a plus d’aristocratie tchèque, plus de bourgeoisie tchèque, plus de peuple ou de prolétariat tchèque : toute la Bohême est debout, en un seul bloc.

Le même mot d’ordre circule dans les châteaux, dans les boutiques et dans les maisons de paysans. En ces manoirs entourés de parcs immenses, perchés sur la hauteur au bout de la plaine poudreuse, hérissés de tourelles et de clochetons ; aux escaliers de pierre dont les murs sont tapissés de trophées de chasse, — peaux d’ours, cornes de cerfs, ailes d’oiseaux ; — aux salles encombrées de meubles sculptés naïvement dans le bois massif ; en ces demeures nobles, froides et comme refermées sur ce qui fut, qui évoquent des siècles oubliés, — aussi bien que dans la fabrique aux cheminées fumantes, aux ateliers bourdonnans, toute droite et toute plate sous sa tuile neuve, née du matin aux portes de la ville, — partout la même formule est prononcée de la même voix : « Nous revendiquons les droits de la couronne de Bohème : qu’on nous rende nos droits historiques ! »

Et l’on développe ainsi la proposition : « Ces droits ne sont-ils pas établis et reconnus ? Louis XV, pour citer un roi de France, et, après lui, la Convention, n’ont-ils pas déclaré la guerre à la reine ou au roi de Bohême et de Hongrie ? Que réclamons-nous, au total ? En Bohême, une parfaite égalité entre les Tchèques et les Allemands. Dans l’Empire, une autonomie qui nous permettra de disposer plus largement de nos ressources ; non pas l’autonomie hors de l’Empire et contre l’Empire, mais l’autonomie dans l’Empire. Nous ne réclamons pas le même traitement que la Hongrie (mais il est des Tchèques qui le réclament) ; toutefois la Bohème n’est ni géographiquement, ni politiquement, ni économiquement, une province comme Salzbourg ou Gœrtz : c’est plus qu’une province, c’est un État : elle veut être traitée en État. Nous demandons que le Reichsrath de Vienne ait moins d’attributions et de moins étendues ; que la Diète de Bohême en ait plus et de plus importantes. Et pour ce qui est de ce Parlement central ou Reichsrath, nous demandons que, pour premier gage de justice, on revienne au Reichsrath d’avant 1873, composé de députés choisis par et parmi les Diètes de pays. »

C’est là, autant qu’on peut le toucher en lisant ce qui s’imprime et en écoulant ce qui se dit, le fond des revendications de la Bohème, dans lesquelles tous les partis politiques, toutes les classes sociales de race tchèque sont unanimes, fermes, inébranlables : le baron Rieger, retiré dans sa terre de Maletch, professe sur le point capital une doctrine sensiblement pareille à celle de M. Grégr ou de M. Herold ; le prince Frédéric Schwarzenberg ne pense pas autrement que le comte Sylva Tarouca ; encore une fois il n’y a plus, à cet égard, ni Vieux Tchèques ni Jeunes Tchèques, et le tiers parti des Tchèques réalistes, le docteur Kaizl et le docteur Kramárcz sont en complet accord avec les uns, avec les autres et avec les « plus Jeunes » Tchèques qui suivent le docteur Forjt. Le docteur Podlipny, bourgmestre de Prague, qui représente à l’Hôtel de Ville les Jeunes Tchèques, ne se distingue plus guère du premier vice-bourgmestre, le docteur Srb, qui y représente les Vieux Tchèques. Et il en est à l’Université comme au Parlement, à la Diète et à l’Hôtel de Ville ; à la Chambre de commerce ainsi qu’à l’Université : les Jeunes Tchèques ont pris leur tactique aux Vieux, et les Vieux leur programme aux Jeunes, Lors même qu’il y aurait entre eux dissentiment sur les personnes, il n’y en a plus sur les principes, sur le but : les roses de Bohême, rouge et blanche, peuvent refleurir : l’unité tchèque est refaite.

Mais, en face des Tchèques unis, se dressent les Allemands unis, déterminés à rendre coup pour coup et blessure pour blessure. M. de Schœnerer n’a que quatre adhérens dans le Reichsrath ; mais que d’Allemands de Bohême approuvent et applaudissent, quand l’un d’eux pose comme un axiome ou comme un dogme l’incomparable valeur des Allemands, auprès de qui tout autre peuple n’est qu’un ramassis de Barbares ; quand ils en appellent à la « grande Allemagne » de l’ingratitude de l’Autriche, et quand, du perron de la Chambre, ils soulèvent les étudians de Vienne, au cri anti-autrichien de : All Deutschland hoch ! Que d’Allemands de Bohême se considéreraient comme en exil dans une Autriche où les Allemands ne prédomineraient plus, et chercheraient plus loin la patrie ! Ils ne passent pas tous la frontière, pour aller tenir, en sol franc d’Allemagne, les réunions, interdites en Bohême, contre le gouvernement de 1er Autriche, mais la pensée et les vœux cachés de plusieurs s’en vont avec ceux qui y vont ; ceux même qui s’abstiennent, jugeant qu’il se dit là des choses qu’il vaut mieux ne dire que chez soi, ne condamnent pas ce qui est dit, mais seulement le choix du lieu où cela est dit.

Et sans doute le docteur Russ ne parle pas aussi crûment que M. Wolf ou M. Iro ; ni le docteur Baernreither aussi amèrement que le docteur Russ, ni tel autre Allemand de Bohême aussi sévèrement que le docteur Baernreither. Parmi les grands propriétaires allemands fidèles à la Constitution, tel ou tel n’eût pas fait ou ne referait pas les harangues par lesquelles le comte Oswald Thiun a répliqué au retentissant discours du prince Frédéric Schwarzenberg à Budweis. Mais une manière de patriotisme ou de suprapatriotisme allemand, plus ou moins intempérant, plus ou moins contenu, plus ou moins débridé, plus ou moins maîtrisé, unit tous les Allemands de Bohême et d’Autriche, comme une espèce de patriotisme slave, confus encore et inconscient, unit les Tchèques de Bohême, de Moravie et de Silésie. Entre les uns et les autres, les uns qui veulent la Bohême aux Allemands, les autres qui la veulent aux Tchèques, le rôle d’arbitre n’est pas aisé ; — et le maréchal de la Diète, le prince George Lobkovicz, le sait bien.

À cette heure d’angoisse où deux races entières se défient, c’est s’exposer à de cruels remords, que de railler l’épaisseur des crânes tchèques et de vanter le poids des butons allemands. Les rues de Prague sont paisibles encore ; et si, quelque nuit, en rentrant, on les voit parcourues par des patrouilles à cheval, d’ordinaire ce déploiement de forces n’a pour cause qu’une procession de socialistes. Mais Eger n’est pas très éloigné de Prague ; et déjà, à Eger, le sang allemand et le sang tchèque ont coulé. Ce ne sont plus des syllabes inertes qui s’entre-choquent, ce sont des hommes ; ce ne sont plus chicanes de politiciens, logomachies parlementaires, ce sont batailles de nations. Il n’y va pas seulement d’une réforme du Reichsrath, d’une révision de la Constitution : il y va d’une refonte de l’Empire. Il ne suffit donc pas de savoir comment se groupent les partis dans les Parlemens, il faut apprendre quelles affinités rapprochent, et quelles inimitiés divisent les peuples de la Monarchie. En eux est la matière vivante dont sera faite l’Autriche future, — un morceau de la matière vivante dont sera faite la future Europe.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Publiée par G. Freytag et Berndt ; Vienne, 1897 et dressée sur la statistique du professeur Hirkamnn, qui fait autorité.
  3. A son arrivée au pouvoir, en octobre 1895, et dans l’ancien Reichsrath, avant la réunion électorale, le comte Badeni , qui se présentait avec un programme de conciliation conservatrice, s’était appuyé d’abord sur une coalition du Club polonais (aristocratique), du Club Hohenwart (fédéraliste), du parti libéral et du parti catholique. Il promettait alors de tenir compte à la fois des réclamations nationales et de « la position traditionnelle », ainsi que de « la culture plus avancée » du peuple allemand. — C’est là qu’est le nœud de la question ; et les choses se sont brouillées quand, entre Allemands et Tchèques, il a fallu choisir.
  4. Une fois, une quinzaine de ses membres s’étaient abstenus contre l’avis de leurs collègues ; une autre fois, — c’était à propos de l’occupation de la Bosnie-Herzégovine, — quelques-uns avaient déclaré qu’ils ne pouvaient consacrer par leurs suffrages un acte qui, étant un commencement de partage de l’empire ottoman, leur rappelait trop tristement le partage de la Pologne.
  5. Ce n’était pas même la majorité simple de la moitié plus un : où prendre la majorité des deux tiers que le règlement exige pour certains votes ?
  6. Depuis 1880, les Polonais, les Tchèques et les Slaves du Sud. Slovènes et Croates de Dalmatie, avaient, de concert avec les cléricaux allemands, formé le fond de la majorité du comte Taaffe, tandis que l’opposition était formée des débris de la Gauche unie : Club allemand. Club allemand autrichien, réunion des Nationaux Allemands »
  7. Élu ces jours-ci président après la démission du docteur Kathrein ; ce qui, entre parenthèses, fait un Polonais de plus dans les premières charges de l’Empire.