La Monarchie austro-hongroise et l’Equilibre européen/01

LA MONARCHIE AUSTRO-HONGROISE
ET
L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN

I
LES NATIONALITÉS ET L’EMPEREUR


I. LES NATIONALITÉS ET L’EMPEREUR


En ce moment même, — qui ne le sait, par les notes qu’ils communiquent aux journaux ? — ministres et diplomates prennent beaucoup de peine et déploient beaucoup d’art pour mettre debout quelque chose qui ait l’air d’une Europe à peu près en équilibre. À cette heure, — qui ne le sait, surtout ? — l’Europe, tant bien que mal en équilibre, se divise ou, selon le point de vue, se groupe presque entière en deux systèmes d’alliances, dont l’un au moins ne perd pas une occasion de proclamer son éternité. Mais qui ne voit aussi que précisément en cet instant, dans un des États sur lesquels repose l’un de ces systèmes et, par suite, l’équilibre présent de l’Europe, il commence à s’opérer ou il se prépare une transformation qui, de conséquence en conséquence, pourrait finalement entraîner la chute de tout l’échafaudage et, avec lui, de toute la bâtisse, — car la bâtisse ne tient que par l’échafaudage ?

Parmi les grandes puissances que l’on appareille ainsi, comme les matériaux ou les assises de la construction, à côté d’États achevés, élémens connus et constans, il y a, en effet, un État qu’on ne connaît pas et qui ne se connaît point lui-même ; qui se défait et se refait, qui se cherche sans s’être jusqu’ici trouvé. Entre des États, fixes et consolidés, qui sont, il y a un État qui mue et qui devient ; et cela peut suffire à ruiner les plus ingénieuses combinaisons. D’autant plus que cet État en mue, ou plutôt ce mobile assemblage de royaumes et de pays, par ses conditions ethnographiques, non moins que par sa situation géographique, est, au centre de l’Europe, dans une position telle que, son axe politique se déplaçant, il ne serait pas impossible que l’axe politique de l’Europe en fût, du même coup, déplacé.

C’est de l’Autriche que nous parlons ; de ce qu’on appelle l’Autriche dans le langage courant et l’Autriche-Hongrie dans le style officiel ; de ce qui est, en réalité, l’Autriche et la Hongrie, et plus véritablement encore, confondues malgré elles sous ces noms d’empire d’Autriche et de royaume de Hongrie, des provinces dont quelques-unes se souviennent d’avoir été, plusieurs autres rêvent d’être des États non autrichiens, non hongrois, et bien peu se résignent au rôle subordonné de provinces autrichiennes ou hongroises. Comment nier qu’un assemblage d’États, à ce point travaillé et tiraillé en sens divers, ne soit qu’incertitude et instabilité ? Comment prétendre que la monarchie austro-hongroise, hier simplement autrichienne, aujourd’hui autrichienne et hongroise, demain autrichienne, hongroise et, sans doute quelque autre chose de plus, a dès maintenant, étant ce qu’elle est, son assiette définitive ?

A ne considérer d’abord que le passé, l’Autriche de 1848 est-elle la même que l’Autriche de 1860 ; et celle-ci, la même que l’Autriche-Hongrie de 1867 ? Je ne dis pas dans sa forme extérieure : d’autres Etals, à la suite de guerres heureuses ou malheureuses, ont subi des augmentations ou des diminutions de territoire qui les ont modifiés, autant et davantage, extérieurement, dans leur forme, mais ils sont demeurés spécifiquement les mêmes ; l’Autriche, non : et, même ne changeant pas extérieurement, dans sa forme, sous l’action de causes étrangères, elle a changé au dedans, sous la pression de forces intérieures jamais au repos. Pendant les trente années de paix où s’est cicatrisée sa blessure de Sadowa, elle a été en continue et incessante évolution ; et l’Autriche-Hongrie de 1897 n’est plus spécifiquement la même que l’Autriche-Hongrie de 1867.

Durant ces trente dernières années, la question qui a le plus troublé la monarchie, c’est la question tchèque. C’est la revendication par les Tchèques des « droits historiques » de la couronne de Bohême ; « droits » qui, en leur expression suprême, comporteraient la pleine autonomie, l’indépendance de cette couronne, au même titre que la couronne de Hongrie, vis-à-vis de la couronne impériale d’Autriche. Si ces revendications seront admises ou s’imposeront, et jusqu’où, personne encore ne peut le dire ; mais, en tout cas, il paraît bien que l’hypothèse n’en doive pas être écartée comme invraisemblable. Supposons donc que les Tchèques triomphent, que la Bohême, reconnue autonome et indépendante, négocie avec l’Autriche, réduite — ou peu s’en faut — à ses parties allemandes, un Compromis calqué sur le Compromis austro-hongrois, et qu’un régime à trois se substitue au régime à deux ; l’Autriche-Hongrie-Bohême sera-t-elle ce qu’était l’Autriche-Hongrie ? C’est-à-dire, pour nous : sera-t-elle la même comme élément de l’équilibre européen, et comme facteur de la politique générale de l’Europe ?

Supposons que cette transformation se produise, ce ne sera pas sans que les puissances voisines, l’Allemagne, par exemple, en soient d’assez près affectées. La Prusse a eu beau, quand elle a fait l’Allemagne, en rejeter l’Autriche : de tout temps, aux yeux de tout le monde, de l’Allemagne plus que de personne, l’Autriche a passé pour un État allemand. Peut-être, à la voir sous ce jour ne la voyait-on que du dehors et de loin ; le jugement était un peu sommaire, mais il n’était pas absolument sans motifs ; il en avait un, spécieux et même sérieux, dans ce fait que la race allemande, la langue allemande, la « culture » allemande, la politique allemande avaient jusqu’alors, en Autriche, prédominé, sinon sans protestation, pour ainsi dire sans partage. Chassée de l’Allemagne, l’Autriche restait un État d’influence allemande et, si l’on enlève au mot ce qu’il pourrait avoir de blessant par l’idée d’infériorité qui s’y attache, comme une sorte de hinterland, d’arrière-pays allemand, ou d’Allemagne « hors les murs ».

Eh bien, croit-on que ces Allemands d’Autriche, qui à eux seuls détenaient le pouvoir, qui à eux seuls fournissaient à l’Autriche son personnel de gouvernement, dont la langue était sa seule langue officielle, la « culture » sa culture privilégiée, et la politique sa politique dirigeante, croit-on que, par les Tchèques ou par toute autre nationalité d’Autriche non allemande, ils se laisseront dépouiller de cette prépondérance sans crier vers « la grande », vers « la plus grande Allemagne » ? Mais ceux qui sont tout près de la Bavière et de la Saxe, les premiers atteints ou menacés dans la possession de leur monopole, les Allemands de Bohême n’appellent-ils pas déjà à l’aide par-dessus l’Erzgebirge ? N’est-il pas sorti déjà, le cri du cœur : « D’abord Allemands, et seulement après Autrichiens » ? Et si tous ces Allemands de Bohême, tous ces Allemands d’Autriche se mettent à crier vers « la plus grande Allemagne », voudrait-on jurer qu’elle ne prêtera pas l’oreille et n’écoutera point au moins les plus proches ? Mais si elle les entend, si l’Allemagne ressent par-là le contre-coup de la crise autrichienne, ce contre-coup s’arrêtera-t-il à elle ? ne se répercutera-t-il pas ? et, à son tour, l’Europe n’en ressentira-t-elle rien ?

Les amateurs de solutions rapides ont vite fait de décider. « Les Tchèques sont des Slaves et, par conséquent, lorsque le royaume de Bohême sera entré en tiers dans la raison nationale : Autriche-Hongrie-Bohême, leur poids déplaçant le centre de gravité de la monarchie, l’axe politique, qui s’éloignera de l’Allemagne, se rapprochera naturellement de la Russie. » C’est, en vérité, trop commode et l’affaire n’irait pas tout droit, parce qu’il n’y a pas seulement des Tchèques en Autriche ; parce que les Hongrois ne sont pas des Slaves ; parce que tous les Slaves ne sont pas des Russes ; parce qu’enfin il y a une Allemagne. Oui, le malheur veut, il est fatal, il est écrit, la force des choses fait que toute rupture dans l’équilibre artificiel de la monarchie austro-hongroise doit amener une rupture correspondante dans l’équilibre, également artificiel, de l’Europe. Mais cette rupture, cette troisième ou quatrième transformation de l’Autriche, il n’est presque plus en la main d’homme vivant de l’empêcher ; et, s’il vit aujourd’hui pour le repos du monde, l’homme qui seul peut la retarder, pauvre sécurité que celle qui ne se fonde que sur les jours comptés d’un homme !

Pour toutes ces raisons, étant donné que l’Autriche est un État qui devient, il importe à l’Europe de savoir ce qu’elle devient, afin de savoir ce qu’elle-même deviendra. Le nœud du problème européen n’est ni à Constantinople, comme on s’est habitué à le dire, ni à Berlin, comme quelqu’un voudrait le donner à penser, ni à Saint-Pétersbourg, quelles que soient les destinées, encore mystérieuses, de la Russie ; il est à Vienne ; ou plus exactement, l’avenir prochain de l’Europe est en train de s’élaborer dans un triangle dont les sommets sont Vienne, Prague et Budapest. D’où la conséquence légitime qu’en traitant de l’évolution ou des révolutions intérieures de l’Autriche-Hongrie, c’est après tout, c’est avant tout une question internationale, européenne, et, pour une part, française que nous allons traiter.


I

L’idée la plus claire que l’on rapporte d’un voyage d’études en Autriche est, sans paradoxe, qu’il n’y a pas d’Autriche. « Ce n’est qu’une expression géographique », a-t-on dit jadis, en une phrase célèbre, alors que l’Autriche avait encore une apparence d’unité ; non pas même ; ce n’est qu’une expression diplomatique, une formule du protocole européen, et la géographie, à l’écrire comme la font la nature et la vie, se refuse à connaître une Autriche. Il y a bien eu dans l’histoire, et toute-puissante pendant plusieurs siècles, une Maison d’Autriche ; il y a eu un archiduché, formé de deux duchés, qui portait ce nom. Il y a, dans le droit public de l’Europe, depuis 1804, un État qui a commencé par prendre le titre d’empire d’Autriche et qui, en 1867, a dédoublé ce titre on celui de monarchie austro-hongroise. Mais d’Autriche, dans le sens où l’on dit la France, ou l’Espagne, ou l’Italie, ou la Russie, ou l’Empire allemand même, il n’y en a pas.

Ce n’est point, on ne le répétera jamais trop, une nation, mais une mosaïque de peuples ; ce n’est point un État, mais un assemblage d’États, qui sont l’un à l’autre comme les pièces d’un « jeu de patience ». Les grands hasards qui font l’histoire ont ici réuni sur des territoires contigus et, à la longue, sous le même sceptre des races, des langues, des religions. Et c’est ainsi sans doute que l’histoire procède partout : il n’y a pas de nation de pur sang, j’entends qu’il n’y a pas de nation d’un seul sang. Là même où l’unité semble tout à fait achevée, où l’on ne distingue plus les soudures, il est rare, presque sans exemple, que cette unité soit complète et originelle. Quelle nation plus unie, plus une, que la France ? et pourtant que de populations et d’idiomes mêlés dans l’unité de la France ! Mais au feu intense de la forge et sous la dure main des rois qui en furent les artisans, toutes ces races, Bretons, Normands, Gascons, Provençaux, Francs-Comtois, dans la suite des temps, sont allées se fondre, s’allier et couler ensemble l’indivisible métal. En Allemagne, en Italie, une longue aspiration des peuples vers l’unité a entretenu la flamme, et si ardemment qu’à la fin, ce qu’avaient fait nos anciens rois, l’esprit allemand et l’esprit italien, recueillis et concentrés par Guillaume Ier et Bismarck, par Victor-Emmanuel et Cavour, l’ont fait dans ce siècle même. En Autriche, au contraire, rien de fait, parce que, peut-être, les races étant plus dissemblables, l’esprit national n’a pas soufflé, et peut-être parce que, quand on eût pu battre le fer, le forgeron royal a manqué.

Il n’y a point d’Autriche, en somme, parce qu’il n’y a pas eu à temps de rois ou d’empereurs d’Autriche. Ce n’est pas non plus un paradoxe, car il y a eu des rois de France avant qu’il y eût une France. Victor-Emmanuel était encore roi de Piémont et Guillaume Ier roi de Prusse que déjà ils étaient en vertu, de par leurs ambitions et leur volonté, l’un roi d’Italie, et l’autre empereur allemand. Ils n’avaient qu’un objet, qu’une pensée, circonscrite en des limites certaines, la pensée « italienne » ou la pensée « allemande » ; et de faire l’unité de l’Italie ou l’unité de l’Allemagne, c’était pour eux plus que grandir, c’était atteindre le plein épanouissement. Mais, tout à l’opposé, pour le saint Empereur romain de la dynastie de Habsbourg, borner ses efforts à l’Autriche, c’était se restreindre et diminuer ; il ne pouvait avoir la pensée « autrichienne ». Et c’est pourquoi, après 1806, lorsqu’il n’y eut plus de saint Empire, vainement on essaya de créer une Autriche : on ne put que ramasser sous cette étiquette, sous cette expression géographique ou diplomatique, des nations germaniques, — et non germaniques, — démembrées du saint Empire disparu. Ainsi, parce que les Empereurs, orgueilleusement dits romains, manquèrent autrefois à l’Autriche ou la négligèrent, il y a bien maintenant des Empereurs autrichiens, mais il n’y a pas d’Autriche.

Par quelque cause qu’on veuille, au surplus, l’expliquer, le fait éclate avec une évidence saisissante. Qui regarde seulement une carte ethnographique d’Autriche-Hongrie y aperçoit tout de suite trois groupes principaux, trois races : au nord, au nord-est et au sud-ouest, des Slaves ; au nord-ouest et à l’ouest, des Allemands ; à l’est, les Magyars. Races juxtaposées, et qui se sont toutes gardées intactes, qui ne se sont ni mêlées ni fondues : si ce n’était abuser des images, nous dirions que l’Autriche, avec ces trois races, ces trois groupes ethniques principaux, ressemble à un vase cloisonné, où les pâtes rose, verte, jaune s’étendent, se touchent et ne se pénètrent pas, maintenues chacune en son isolement par une lamelle invisible. A l’observateur attentif l’image paraîtrait bien plus juste encore ; dans les couleurs, il discernerait les nuances. Voici des Slaves de Bohême, de Moravie et de Silésie, des Tchèques ; voici des Slaves de Galicie, des Polonais et des Ruthènes ; voici, dans la Hongrie septentrionale, des Slovaques ; et au sud, sur l’Adriatique, voici en Carinthie des Slovènes ; dans le Trentin, le Frioul et l’Istrie des Italiens ; plus loin, voici des Croates et des Serbes. Mais ce n’est pas tout, et voici en Transylvanie et en Bukovine des Roumains, qui ne sont ni des Slaves, ni des Allemands, ni des Magyars.

Si du moins chaque race avait son domaine, chaque couleur son champ qu’elle couvrît tout entier, si dans les masses il n’y avait point de petits îlots, de petites taches ; mais il y en a et qui ne s’aplanissent pas, ne s’effacent pas, ne se perdent pas dans ce qui les environne. Il y a des Allemands en Bohême, en Moravie, en Silésie ; il y en a en pays slovaque, en pays slovène, en pays magyar ; il y en a sur le Danube hongrois, très bas, vers le confluent de la Drave, il y en a jusque sur la Save et jusqu’au pied des Alpes de Transylvanie.

Ou bien encore si ces groupes ethniques pouvaient, suivant leurs affinités, s’agréger en un bloc compact ; mais le groupe slave, au moins, ne le peut pas, coupé qu’il est en deux tronçons, Slaves du nord : Tchèques, Moraves, Polonais, Ruthènes, Slovaques ; et Slaves du sud : Slovènes, Croates, Serbes, par toute une bande allemande et magyare.

Ou si enfin l’un de ces groupes l’emportait décidément ; mais ils sont là comme en balance, livrés à une perpétuelle oscillation. Contre 10 960 000 Allemands, on compte 7 770 000 Tchèques, Moraves et Slovaques, 7 508 000 Magyars, 4 879 000 Croates et Serbes, 3 900 000 Polonais, 3 668 000 Ruthènes, 2 940 000 Roumains, 1 325 000 Slovènes, 729 000 Italiens. La statistique officielle fait l’addition et donne pour toute la monarchie 21 540 000 Slaves, dont 14 805 000 en Autriche (contre 8 840 000 Allemands) et 6 735 000 en Hongrie (contre 7 500 000 Magyars). Mais cette statistique ne répond à rien de positif, de vivant ou de viable, car, nous venons de l’observer, les Slaves du nord et les Slaves du sud ne peuvent se rejoindre par-dessus la large digue que poussent entre eux les Magyars et les Allemands.

Et il y a, en outre, pour qu’ils ne se rejoignent pas, d’autres obstacles que ceux qui tiennent à la géographie politique. Ils sont de même souche, de même race sans doute et, si l’on veut, de même famille, mais ils ne parlent pas la même langue. Point n’est besoin pour qu’ils ne s’entendent pas de faire venir deux interlocuteurs des extrémités de l’empire : dans la même série et, puisqu’il s’agit de famille, dans des branches collatérales, c’est à peine s’ils se comprennent ; et l’on voit, pour ne citer qu’un trait significatif, des Polonais très instruits qui ne font que deviner par-ci par-là quelques mots de tchèque.

De cette diversité même il résulte que chaque nationalité et fraction de nationalité veut employer pour les actes de sa vie publique et faire reconnaître sa langue, qui est à elle, mais qui n’est pas aux autres ; et il résulte de cette prétention que l’Autriche-Hongrie, de même qu’elle est et parce qu’elle est un pays de huit ou dix nationalités, est un pays de cinq ou six langues. Il y a, en Autriche-Hongrie, un « droit des langues », qui régit en Autriche les rapports de l’allemand avec le polonais ou le tchèque, et pour la conquête duquel les Slovènes et les Italiens se remuent ; qui régit en Hongrie les rapports du magyar avec le dialecte croato-serbe, et dont les Roumains de Transylvanie revendiquent, eux aussi, le bénéfice.

Mais tous ces peuples différens de race et de langue, un lien qui ailleurs est si fort, le lien religieux, lui du moins, les rattache-t-il ? Nullement. Les catholiques sont, il est vrai, en nombre infiniment plus grand que les fidèles des autres confessions : 28 740 000 pour l’ensemble de la monarchie, dont ils occupent plus de la moitié, toute la partie occidentale où, dans leur masse, n’émergent guère que quelques petits centres protestans. Mais voici on Hongrie, au-delà de la Theiss et déjà sur la rive gauche du Danube, trois ou quatre régions où dominent les protestans, calvinistes pour la plupart, au nombre de 4 025 000. Les Grecs ont le nord-est, l’est et le sud ; mais il y en a de deux espèces : les Grecs unis, que la liturgie seule et la discipline distinguent des catholiques proprement dits, et non le dogme ou le symbole, qui sont ainsi plutôt des catholiques que des Grecs : en Galicie et en Transylvanie, on en a recensé 4 527 000 ; les Grecs orthodoxes qui sont, en y comprenant ceux de Bosnie et d’Herzégovine, 3 825 000. Ajoutez 1 920 000 Israélites, répandus, de l’est à l’ouest, sur la surface entière de l’empire, mais inégalement et de telle sorte que, s’il y a des villes, dans l’ouest, où ils ne représentent que de 2 à 5 pour 100 de la population ; ou de 5 à 10 pour 100, comme Vienne ; ou de 10 à 15 pour 100, comme Prague ou Presbourg ; il y en a aussi, comme Budapest, où ils atteignent de 15 à 25 pour 100 ; comme Lemberg ou Grosswardein, 25 à 50 pour 400 ; et une douzaine de villes secondaires en Galicie, où ils dépassent 60 pour 100. En termes généraux on peut dire que, plus on marche en Autriche-Hongrie de l’ouest à l’est, plus la proportion des Israélites s’accroît, jusqu’à ce que, dans le fond de la Galicie, elle s’élève presque au point d’y former un État juif.

L’aire ou le domaine des religions ne coïncide, du reste, pas avec les divisions géographiques ou politiques, avec l’aire ou le domaine des races et des langues. En une même province, la Galicie, tout ce qui n’est pas juif est catholique dans les districts occidentaux, grec uni dans les districts orientaux. La Hongrie est comme écartelée entre les catholiques dans l’ouest, les protestans dans le nord et au centre, les Grecs unis dans l’est, les Grecs orthodoxes dans le midi. En Croatie et Slavonie, les comitats croates sont catholiques, mais les comitats serbes, distraits des Confins militaires abolis, sont grecs orthodoxes. Dans une seule. ville de Galicie, Lemberg, voisinent un archevêque catholique, un archevêque grec uni et un archevêque arménien ; car la table des religions de l’Autriche-Hongrie serait incomplète, si l’on y oubliait quelques communautés arméniennes et un demi-million de musulmans en Bosnie-Herzégovine.

Deux des plus efficaces agens d’unification, deux des instrumens les plus aptes à transformer des nationalités en nation, une langue commune, une foi commune, ont donc fait défaut à la monarchie austro-hongroise ; mais plutôt, tous ces agens et tous ces instrumens lui ont fait défaut à la fois. Comme il n’y avait pas une langue nationale, il n’y a pas eu, il ne pouvait pas y avoir une littérature nationale. Il n’est pas excessif de dire que les Allemands d’Autriche n’ont guère eu d’autre littérature nationale que la littérature allemande. Et s’il y a eu une littérature tchèque, — dont tous les monumens n’ont peut-être pas, du reste, la vénérable antiquité qu’on leur a pieusement attribuée, — et une littérature magyare, elles n’ont eu de vigueur et de vertu, celle-ci que pour les Magyars et celle-là que pour les Tchèques. Mais d’action nationalisante, elles n’en ont pas exercé, ni la littérature tchèque sur les autres Slaves d’Autriche, ni la littérature magyare sur les autres races de Hongrie ; bien loin d’en exercer une entre Allemands, Slaves et Magyars. Dans le développement de la monarchie, ni l’une ni l’autre n’a agi pour aider à l’unification, mais au contraire pour perpétuer les divisions ; ni l’une ni l’autre n’a su devenir assez large, assez générale pour être raison d’unité ; et trop étroites, trop fermées, trop particulières, elles n’ont jamais été que raison de particularisme.

D’autre part, il n’y a pas eu, ou presque pas, d’histoire commune aux États de la monarchie austro-hongroise. Il n’y a pas une histoire nationale autrichienne, et le moins qu’on puisse compter d’histoires en Autriche-Hongrie, c’est trois : une d’Autriche, une de Bohême, une de Hongrie. Encore est-ce faire bon marché de bien des gloires, de bien des traditions et de bien des souvenirs. Mais veut-on, en forçant les faits, qu’il y ait une histoire nationale d’Autriche ? le plus tôt qu’on puisse la faire commencer, c’est à la réunion des trois couronnes d’Autriche, de Bohême et de Hongrie sur la tête de l’empereur Ferdinand, en 1527 ; le plus tard qu’on puisse la faire finir, c’est au Compromis entre l’Autriche et la Hongrie, en 1867 ; et tout l’intervalle n’est rempli que des luttes déclarées ou sourdes, du grand procès en restitution de personnalité, de deux de ces pays contre le troisième. Puis, — comme si c’était trop peu, — de ces trois histoires particulières se relèvent ou se lèvent des histoires plus particulières encore, et qui toutes se vantent d’être, chacune en soi, une histoire nationale. Le grand-duché ou principauté de Transylvanie en a une, le royaume de Croatie-Slavonie-Dalmatie en a une… Mais il n’y a pas une histoire autrichienne qui soit vraiment commune et nationale ; nationale, non point de telle ou telle nationalité, mais de toutes en une seule nation.

Et il n’y a pas, pour tous les États en un seul État, une seule loi, mais plusieurs : il y a des lois de tel ou tel État. Ce sont les Diètes de pays qui le plus souvent font les lois pour chaque pays ; et la loi générale elle-même, la loi centrale, impériale ou royale, comporte toujours des exceptions ou des dérogations provinciales. — Point de langue, point de littérature, point de religion, point d’histoire, point de loi communes ; tout a manqué à ces peuples pour s’unifier en un peuple.

Non seulement, en leurs couches profondes, nulle force capable de former tourbillon n’est venue les remuer, les soulever, les entraîner, les jeter l’un vers l’autre et l’un dans l’autre ; mais à la surface même, en aucune de leurs classes, ils ne se sont mêlés, fondus, unifiés. C’est ainsi qu’on ne saurait dire qu’il y ait eu une noblesse autrichienne, dans le sens où il y a eu, par exemple, une noblesse française ou une aristocratie anglaise. Les grandes familles allemandes, implantées et possessionnées en Bohême après la bataille de la Montagne-Blanche, n’y ont pas donné naissance à une noblesse autrichienne, mais tout au plus, et quand elles sont restées fidèles à leurs origines, à une noblesse allemande de Bohême. De même en Hongrie : rien n’est moins autrichien et plus magyar que la noblesse magyare, qui peut bien dans la monarchie accepter des offices et des charges de cour, mais qui ne les accepte qu’à la cour hongroise, jamais ou rarement à la cour autrichienne.

Car il y a, — nous y sommes ramenés, — un empire d’Autriche et un royaume de Hongrie ; il y aura peut-être avant longtemps un royaume de Bohême : couronne des Habsbourg, couronne de Saint-Etienne, couronne de Saint-Wenceslas ; et, plus tard, qui sait combien de royaumes et de couronnes ? Le ministre de la Maison impériale et royale fait bien de ne pas abréger dans le Gotha l’interminable liste des titres de l’empereur-roi : Empereur d’Autriche, roi apostolique de Hongrie, roi de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, d’Esclavonie, de Galicie, de Lodomérie et d’Illyrie, etc ; archiduc d’Autriche, grand-duc de Cracovie, duc de Salzbourg, de Steyer, de Carinthie, de Carniole et de Bukovine ; grand prince de Transylvanie, margrave de Moravie, duc de la Haute et de la Basse-Silésie, etc. Ce ne sont point là de vains titres, vides de toute réalité, ombres rôdeuses d’une histoire lointaine, qui ne peut plus revivre. Ce n’est point là, comme au Trésor de la Burg, le public et pompeux étalage de manteaux pour le sacre, de tuniques ou de robes impériales qui ne servent plus et ne serviront plus.

La symbolique du blason ne se trompe pas, qui a donné à l’aigle autrichienne deux têtes ; toutes deux couronnées, avec un double cou d’où pendent trois ordres de chevalerie, et des ailes sur lesquelles sont cloués une douzaine d’écussons. Ces écussons de royaumes et de duchés, on a voulu les réunir dans l’écu impérial qui les contiendrait ou les résumerait tous ; impossible : il eût fallu trop de quartiers, et sur le cœur l’aigle ne porte que les armoiries des Habsbourg. Or, comme dit le poète :


L’empereur est pareil à l’aigle, sa compagne.

Sa tête est deux fois couronnée ; trois ou quatre royaumes sont pendus à son cou ; ses mains sont comme chargées d’une douzaine d’États ; et tout cela ne tient qu’à lui, et il n’y a d’Autriche qu’en la personne de l’Empereur.


II

En la seule personne de l’Empereur. On n’aurait garde d’oublier que, pour les professeurs de droit, l’union de l’Autriche-Hongrie est « réelle » et non pas seulement « personnelle » ; mais les subtilités du droit échouent devant la sincérité des faits ; et le fait, ici, c’est que l’Autriche-Hongrie ne tient guère qu’à l’Empereur-roi. On dit : à l’Empereur François-Joseph.

Certes, les peuples de l’empire sont fiers, quelles que soient leurs préférences nationales, de cette longue lignée de princes qui, depuis Rodolphe et Albert Ier, occupent sans interruption le trône — ou les trônes — de la monarchie. Leurs portraits sont partout dans les publications illustrées, et il n’est pas d’atlas d’école où ils ne se détachent, sur fond d’or, encadrés de laurier. Des reproductions de leurs médailles ornent tous les objets qui en peuvent être ornés et l’on sent, jusqu’aux moindres choses, comme un intime et héréditaire contact de ces souverains d’une même maison et de ces sujets de tant de races. Mais, entre tous, François-Joseph est le bien-aimé, quoiqu’il ait été l’un des moins heureux. Peut-être parce qu’il a été très malheureux ! L’année prochaine, lorsque s’accomplira la cinquantième année de son règne, et que l’Autriche sera en fête, et que lui, il songera, comme de temps en temps doivent songer les conducteurs d’hommes, comment n’entendrait-il pas au dedans de lui la voix tragique : « Hélas ! hélas ! infortuné : c’est la seule parole que je te puisse adresser, et ce sera la dernière » ? Comment ne se rappellerait-il pas qu’il a souffert, en ces cinquante ans de règne, tout ce que peuvent souffrir et les plus grands et les plus humbles, et qu’il a touché le fond de toute douleur humaine ?

Mais l’âme des foules a ses délicatesses, et il n’est rien à quoi elle s’attache autant que la misère des riches et la faiblesse des puissans de ce monde : comme si, par là, elle se retrouvait en eux, y retrouvant l’humanité. Ainsi l’Espagne en sa reine régente aime et respecte la faiblesse de la femme, et celle de l’enfant en son jeune roi. Ainsi, quand la jeune reine des Pays-Bas fit son entrée à Amsterdam, le peuple disait, en voyant le bourgmestre la couvrir de son vêtement pour la défendre du froid : « C’est notre Wilhelmine, notre petite fille ! » En l’Empereur François-Joseph, le prince et le père sont également plaints et aimés.

L’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche-Hongrie sont loyalistes ; mais le loyalisme de l’Espagne va à la monarchie, presque indépendamment de la dynastie ; celui des Pays-Bas va à la dynastie des Orange-Nassau, presque indépendamment de la personne du monarque : le loyalisme de l’Autriche-Hongrie a quelque chose d’ému, de tendre, de chaud, de choisi et de resserré aussi, comme une affection privée ; il est direct, immédiat, personnel, — de la personne de chaque Autrichien et de chaque Hongrois à la personne de l’Empereur, et de cet Empereur, François-Joseph. Il semble que l’instinct populaire ait deviné l’abîme qui, devant ce père impérial, s’ouvrait avec la tombe de son fils, et que les relations des sujets au souverain en aient pris on ne sait quoi de filial, d’un côté, et de l’autre, de paternel.

« Ce qui, pendant mon séjour en Hongrie, m’a causé la plus profonde impression, disait Guillaume II, tout récemment, à Budapest, c’est le sentiment du dévouement enthousiaste des Hongrois pour Votre Majesté. Mais ce n’est pas seulement ici, c’est partout en Europe, et surtout chez mon peuple, qu’on brûle du même enthousiasme à l’égard de Votre Majesté. Permettez-moi d’ajouter que, moi aussi, je partage cet enthousiasme et que, avec des sentimens de fils, je regarde Votre Majesté comme mon ami paternel. » Si l’on éteint un peu le flamboiement de ce discours, si l’on y introduit une note un peu plus discrète, si l’on y parle un peu moins « d’enthousiasme » et un peu plus de « vénération », il traduit à merveille une grande vérité, rien que par le pouvoir d’un mot mis en sa place, par ce mot qui contient tout l’homme : paternel.

Et ce n’est point pour eux uniquement, pour les Empereurs de trente ans, pour Guillaume II et pour Nicolas II, c’est pour tous ceux qui par hasard l’approchent, qu’il y a, dans le doux et toujours triste sourire de ces yeux, de la paternité, qui est de la majesté encore. Cette paternité du prince, François-Joseph, en quelque sorte, la répand et la distribue, lorsqu’une étiquette sévère, aux fêtes militaires ou religieuses, le laisse entrer de plus près en communication avec le peuple ; ainsi, lorsque, à travers ce peuple agenouillé, il suit par les rues de sa capitale, à pied, la tête découverte, entouré de toute sa maison et de toute sa cour, la procession du Très Saint-Sacrement : elle tombe, en quelque sorte, sur tous, et chacun en emporte sa part, comme de la bénédiction du prêtre. L’Empereur marche grave et recueilli, dominé par son devoir ; car, souverain, il a la plus claire conscience et la notion la plus haute de tous ses devoirs d’Etat ; il n’en est pas pour lui de si négligeable qu’il s’en remette à d’autres du soin de le remplir. Esclave de la parole donnée, il n’engage pas légèrement sa parole ; l’Empereur, en François-Joseph, ne manque jamais de prendre conseil du gentilhomme ; dans toute affaire il veut se conduire comme le chef de l’une des plus illustres familles entre tant de familles illustres. Il interroge peu, écoute bien, ne répond point, réfléchit beaucoup, et une fois décidé, maintient. Il hésite avant, pas après : il a l’obstination tranquille des pacifiques.

Comme je demandais si les chrétiens-sociaux ne seraient pas, en cas de crise, appelés au pouvoir. « Oh ! non, fit quelqu’un, l’Empereur n’abandonnera pas si vite son libéralisme : l’acquisition lui en a coûté trop de peine ! » En cette phrase où sans doute voulait s’envelopper une critique, il n’y a, pour des juges désintéressés, qu’un éloge. Le « libéralisme » de François-Joseph a dû, en effet, lui coûter singulièrement ; mais il s’y est contraint, il s’y est fait et façonné, il s’est vaincu lui-même ; et, c’est par où son règne mérite d’être donné en exemple, si la qualité la plus nécessaire aux souverains de ce temps, c’est, pour garder le gouvernement des choses qui peuvent être dirigées et corrigées, de savoir se soumettre aux inévitables. — Le génie est peut-être plus qu’une longue patience, mais une longue patience chez un prince vaut autant et souvent mieux que du génie.

Par toutes les transformations que l’Autriche a subies depuis un demi-siècle, par ces mêmes transformations l’esprit de l’Empereur François-Joseph a dû passer. Il avait été élevé en prince qui, le jour où il arriverait au trône, y devait arriver en maître absolu. Une double révolution en Autriche et en Hongrie, une multiple révolution des multiples nationalités avait, par l’abdication de Ferdinand Ier, son oncle, précipité son avènement. Le nouvel Empereur avait dix-huit ans : ce n’est pas l’âge des solutions moyennes : une réaction impitoyable succéda à la révolution vaincue : l’Autriche fut ramenée de force à l’ancien système. Cette réaction ne dura pas moins de dix années, de 1849 à 1859. Elle ne fut interrompue que par les défaites de la guerre d’Italie : mais ce premier malheur fut pour François-Joseph la première leçon. Il se retrouva, la paix signée, avec des frontières entamées et des finances à bout ; dans le vaste silence de l’empire, il entendit l’accusation muette des peuples ; et dès lors il comprit qu’il n’était pas empereur pour lui, mais pour eux.

L’Empereur changeant, c’était l’empire changé. Cinq ans, de 1860 à 1865, se passent en essais, en tâtonnemens, en négociations. Diplôme du 20 octobre 1860, patente du 26 février 1861 ; manifeste et patente du 20 septembre 1865, le trouble et le désordre sont partout : la Hongrie, en ce qui la concerne, ne veut pas de la constitution qu’on lui offre ; elle lui oppose la sienne, celle qu’elle eut autrefois, son droit imprescriptible ; et elle semble prête à rompre avec l’Autriche.

Tout à coup survient Sadowa ; second malheur plus dur, seconde leçon plus pressante. L’Autriche, déracinée, a besoin de reprendre en une autre terre : elle reconnaît une Hongrie historique et vivante, elle se lie avec elle par contrat, à parties égales ; elle l’attire à elle ou plutôt se laisse attirer vers elle : et ce n’est pas seulement une transformation intérieure de la monarchie, qui fait désormais deux au lieu d’un ; c’est l’annonce et l’ébauche d’une transformation de l’Europe. Repoussée du nord et de l’ouest, l’Autriche glisse à l’est et au sud ; cessant définitivement d’être une puissance germanique, elle devient une puissance balkanique ou pro-balkanique, une puissance mixte, à demi occidentale encore et déjà à demi orientale, mais plus occupée de l’orient que de l’occident. Le Compromis de 1867, d’où est sortie l’Autriche-Hongrie des trente années qui viennent de s’écouler, est donc un acte auquel ses conséquences, au fur et à mesure qu’elles se sont développées, ont donné une portée européenne. En refaisant la face politique de l’Autriche, il a touché à la face politique du continent entier ; essentiellement, il consiste en ceci.

L’Autriche et la Hongrie, traitant de pair, forment un État qui prend le nom de monarchie austro-hongroise. L’Autriche proprement dite, — ou les anciens États héréditaires, — est qualifiée d’empire, la Hongrie de royaume. L’empereur d’Autriche est roi de Hongrie ; il le devient dès qu’il est allé à Budapest prêter serment et se faire couronner. Il est roi de Hongrie par le fait même qu’il est empereur d’Autriche, et pourtant il ne l’est pas avant cette formalité du serment et du couronnement à Budapest : Non est rex, nisi coronatus.

La monarchie austro-hongroise est, de la sorte, composée de deux parties distinctes : la Cisleithanie, la Transleithanie. Une rivière médiocre et pour qui c’est sans doute un bien grand honneur, la Leitha, marque la séparation. La Leitha, en réalité, ne fait guère qu’un bout de la limite sud-est de ce qui fut l’archiduché d’Autriche. Cisleithanie, Transleithanie, noms fabriqués, toujours dans le même dessein, afin de masquer la coupure, afin de se donner à soi-même et de donner aux autres l’illusion d’une unité qui n’existe pas. Mais il n’y a pas plus de Cisleithanie ou de Transleithanie qu’il n’y a d’Autriche : il y a, sur une rive, des États dont on dit : l’Autriche, et sur la rive d’en face, la Hongrie, avec des pays associés. Quant au souverain : empereur en deçà de la Leitha, roi au-delà. Jamais, par-delà la rivière, on ne l’appellera autrement que le roi, et, pour qui ne veut pas, en s’y trompant, surprendre désagréablement une oreille magyare, il est prudent de tourner et de dire : « Sa Majesté. »

Autriche sur une rive et Hongrie sur l’autre, empire en deçà et royaume au-delà, Cisleithanie et Transleithanie, aux termes du Compromis, forment, au résumé, une union dynastique indissoluble, tant que « la descendance des deux sexes des archiducs d’Autriche ne vient pas à s’éteindre par la mort de tous les héritiers légitimes des empereurs et rois de Hongrie de glorieuse mémoire. » Union réelle en droit, — quoi qu’il en soit dans le fait, — puisqu’elle proclame affaires communes la diplomatie, l’armée et les finances, en termes plus précis, les dépenses qui se rapportent à ces affaires communes.

Pour ce qui est de ces trois affaires, le Compromis est ferme, immuable, non sujet à révision ni à renouvellement, perpétuel comme l’union dynastique elle-même. Au-dessous d’elles, d’autres affaires doivent être « traitées non pas en commun, mais d’après des principes identiques à établir de temps en temps, par voie d’entente commune » ; telles sont : les affaires commerciales, spécialement la législation douanière ; la législation sur les impôts indirects qui ont un lien étroit avec la production industrielle ; les dispositions concernant le régime monétaire, etc. Là-dessus, et sur la quote-part de chacun des deux co-associés dans les dépenses communes, le Compromis est « révisable » et renouvelable à intervalles fixes, en pratique tous les dix ans : 1877, 1887, et maintenant, 1897.

De ce Compromis, de ce contrat et de ses clauses fondamentales découle aussi logiquement que possible l’organisation politique et administrative de la monarchie austro-hongroise, par deux constitutions : l’une autrichienne, l’autre hongroise. Le Compromis institue des affaires communes : il y a, en conséquence, un ministère commun, qui siège à Vienne. Le Compromis déclare communes trois affaires : la diplomatie, l’armée, les finances : il y a, en conséquence, dans le ministère commun, trois départemens : affaires étrangères, guerre, finances. On ajoute officiellement : de l’empire, il faudrait ajouter : de l’empire-royaume ou dire : de la monarchie. Mais il reste en dehors du Compromis des affaires qui ne sont point communes, dont les unes sont particulières à l’Autriche, et les autres, à la Hongrie. En conséquence, deux ministères encore, l’un à Vienne, cisleithan ou autrichien ; l’autre à Budapest, transleithan ou hongrois. Et détail à noter : le ministre commun des affaires étrangères est en même temps ministre de la Maison impériale et royale, et le ministère cisleithan ne compte pas de ministre de la Maison impériale autrichienne ; mais dans le ministère transleithan figure un ministre du cabinet ou de la Maison royale, ministre ad latus, quand le roi réside dans sa capitale hongroise.

Le pouvoir exécutif est ainsi exercé par l’empereur-roi, persona duplex, et trois ministères : un qui est commun et qui ne comprend que trois membres : deux qui sont particuliers, le premier à l’Autriche, avec neuf membres, le second à la Hongrie, avec dix. En tout, pour une monarchie d’une quarantaine de millions d’âmes, vingt-deux ministres. Un seul, le ministre impérial et royal des affaires étrangères, peut se flatter d’avoir juridiction pleine et exclusive sur l’ensemble, Autriche et Hongrie ; il est le seul qui ne soit pas doublé ou triplé. Ses deux collègues du ministère commun le sont : le ministre de la guerre de l’empire, par un ministre de la défense nationale en Autriche et un en Hongrie ; le ministre des finances de l’empire, par un ministre des finances autrichien et un ministre des finances hongrois.

Nous ne pouvons sans quelque effort, nous Français, et en général, nous Latins, nous habituer à cette complication. On raconte que, lorsque le roi Humbert rendit visite à l’empereur François-Joseph, au deuxième ministre des finances qu’on lui présenta, il ouvrit de grands yeux, au troisième, il les dilata ; au deuxième ministre de la guerre, il fronça le sourcil, au troisième, il se mit à rire : « Je m’explique à présent, dit-il en se penchant vers l’Empereur, pourquoi Votre Majesté a trois ministres des finances ; c’est parce qu’elle a trois ministres de la guerre ! » Et c’était se tirer spirituellement d’embarras ; mais qu’eût pu dire le roi d’Italie si on lui eût présenté, dans le ministère autrichien, le ministre sans portefeuille en sa vraie qualité de ministre pour la Galicie, et dans le ministère hongrois, avec son titre tout au long, le ministre pour la Croatie, Esclavonie et Dalmatie ? — car la Galicie a obtenu de l’Autriche une charte, et la Croatie a passé avec la Hongrie un sous-compromis. — Comment eût-il retrouvé son Autriche, en ce défilé solennel où, du particulier, se détachait et comme se déboîtait devant lui du plus particulier ?

Il n’y a pas un conseil des ministres, mais trois : conseil commun, conseil autrichien, conseil hongrois, chacun avec son président ; il est tout à fait exceptionnel qu’ils délibèrent deux à deux, le conseil commun avec le conseil autrichien ou le conseil hongrois ; et l’on n’imagine guère que le conseil autrichien puisse délibérer avec le conseil hongrois, ni tous les trois, délibérer ensemble. Le pouvoir effectif n’est pas là où à première vue il paraîtrait être. A première vue, on serait porté à concevoir le conseil commun des ministres comme une espèce de ministère supérieur ; ce qu’il n’est pas. Il n’a pas plus de pouvoir, il en a moins que le cabinet autrichien ou le cabinet hongrois ; il en a plus en étendue, dans les deux parties de la monarchie ; il en a moins, et très peu, en profondeur, dans l’une ou l’autre de ces deux parties ; sauf toutefois le ministre des affaires étrangères, mais il regarde le dehors et non point le dedans. A côté et déjà au-dessous de lui, arrêté, gêné déjà par un ministre autrichien et un ministre hongrois, le ministre commun de la guerre ; quant au ministre commun des finances, il fait tout simplement office de caissier, recevant de la main droite et payant de la main gauche. Dans la même capitale, à Vienne, aucune relation constitutionnelle entre le conseil commun et le conseil autrichien ; tout dépend de la bonne volonté réciproque des ministres ; constitutionnellement, les cinquante mètres qui séparent la Ballhausplatz, où est la présidence du conseil commun, de la Herrengasse, où est la présidence du conseil autrichien, font une distance aussi grande que celle qui sépare Vienne de Budapest.

Et le législatif ? Un double et triple parlement, un double et triple système de parlemens. Pour les affaires communes, les Délégations, qui sont deux : l’une émanant du parlement autrichien, l’autre du parlement hongrois ; qui, toutes deux, se réunissent alternativement à Vienne et à Budapest, mais chacune dans son local et ne tiennent, toutes deux jointes, de séances plénières que pour essayer de trancher leurs désaccords. Pour les affaires de l’Autriche, un Reichsrath ou parlement impérial en deux Chambres : Chambre des seigneurs, Chambre des députés ; et parallèlement, pour les affaires de la Hongrie, un parlement hongrois, en deux Chambres aussi : Chambre des magnats et Chambre des députés : au total six Chambres. Mais de chacune de ces Chambres, en elle-même et à part, on ne peut pas dire qu’elle soit une unité, et toute la diversité de la monarchie s’y fait jour.

Dans chacune d’elles, chaque province, chaque nationalité a droit à tant de sièges ; sur les quarante membres que, ces jours-ci, la Chambre des députés autrichienne envoyait à la Délégation, douze représentent la Bohême, dix sont des Allemands, sept des Polonais, quatre des Italiens, le reste, des Ruthènes ou des Slovènes ; et ils sont nommés, non parce qu’ils sont tel ou tel, ni comme députés de tel ou tel parti, mais comme députés de telle ou telle nationalité : comme Tchèques, Allemands, Italiens, Ruthènes ou Slovènes. Jusque du parlement impérial, l’unité de l’empire est absente : il ne s’y rencontre pas même cette unité extérieure et inférieure, qui provient d’un mode de recrutement identique ; puisque la loi électorale, faite cependant pour toute la Cisleithanie, se modifie, se diversifie en certains de ses articles selon les législations provinciales. Jusque dans ce parlement, il n’y a pas d’Autriche, mais une Bohême, une Galicie, etc. Pareillement, dans les deux Chambres du parlement hongrois, bien que, comprimée avec l’énergie magyare, il y a une Croatie-Slavonie, dont l’existence est attestée par la présence d’un nombre fixe de représentans ; et, pendant les sessions, le drapeau croate flotte sur le palais aussi haut que le drapeau hongrois lui-même.

Ce n’est pas tout, ce serait peu, si, pour divisés et subdivisés qu’ils soient, la monarchie austro-hongroise n’avait que ces trois parlemens en six Chambres. Mais elle a, en outre, dans sa moitié autrichienne, autant de Diètes locales que de pays ; et comme il y a dix-sept pays, cela fait donc dix-sept Diètes locales, qui sont de véritables parlemens, et des parlemens de plein exercice. De quelques-unes de ces Diètes, au moins, il n’est même pas permis de dire que ce sont de « petits » parlemens, si quelques-unes comptent près de 250 membres, comme la Diète de Bohême, ou 150, comme la Diète de Galicie, ou 100, comme la Diète de Moravie. Leur compétence est antérieure à celle du parlement impérial, la déborde et la dépasse ; le Reichsrath et la Délégation n’ont d’attributions que ce qu’ils leur en ont pris. La vraie et primitive législature, celle qui est demeurée la plus active, la plus féconde, la plus puissante pratiquement, pour les dix-sept pays de l’Autriche, c’est la Diète provinciale, le Landtag. Les dix-sept Diètes de pays, ou les principales d’entre elles, sont comme les forteresses où s’abritent les nationalités contre l’envahissement du pouvoir central. Mais peut-on parler de pouvoir central, en Autriche, et d’un pouvoir central « envahissant » ? Ce sont bien plutôt les nationalités qui seraient ici envahissantes ; elles ne se défendent pas, elles attaquent ; et les Diètes de pays sont bien plutôt comme les tours roulantes dans lesquelles elles marchent à l’assaut de l’Empire.

Un pouvoir central ? Mais l’Autriche-Hongrie du Compromis n’est pas un cercle avec un centre ; c’est une ellipse avec deux foyers : Vienne et Budapest. Un pouvoir central ? Mais l’exécutif y réside en trois ministères, avec vingt-deux ministres, et le législatif en trois parlemens avec six Chambres et dix-sept Diètes locales ; — dix-huit, pour ne pas omettre, en Hongrie, la Diète croate d’Agram, qui n’est pas une des moins particularistes. — Le fil d’une administration commune ne relie point ces deux parties de monarchie, que ne relient d’ailleurs ni l’exécutif ni le législatif, tandis qu’un ministère commun jette à peine entre elles quelques points de suture, très faibles et très lâches. Où donc est l’unité de l’Empire ? — Dans l’Empereur. — L’État, c’est lui.

Ce serait lui, Empereur et Roi, l’unité de cette monarchie, faite d’un empire et d’un royaume, même si le dualisme était une vérité, s’il n’y avait dans la vie comme dans les textes qu’un empire d’Autriche et un royaume de Hongrie. C’est lui, à plus forte raison, si le dualisme n’est qu’une fiction juridique ; et peut-être avons-nous montré que, du moins, il n’est pas toute la vérité : que, sous l’Autriche-Hongrie, il y a autre chose, et que c’est là une combinaison qui vaut ce que valent ordinairement les combinaisons. Pour qui ne verrait que l’Autriche une et la Hongrie seule, le Compromis de 1867 n’a pas eu de mauvais effets ; il a donné à la Hongrie, maîtresse d’elle-même, le moyen d’accomplir des progrès étonnans. Mais justement on ne peut pas voir l’Autriche une. Entre l’Autriche une et la Hongrie, l’acte préparé par Deak, réalisé par Beust et Andrassy, a été, somme toute, une solution ; il ne pouvait pas en être une entre les divers pays dont se compose l’Autriche.

Il n’était pas encore mis en vigueur que les Tchèques en dénonçaient l’arbitraire. Pourquoi un compromis avec la Hongrie, et pourquoi pas de compromis avec la Bohême ? Pourquoi une monarchie à deux couronnes, et pourquoi pas à trois ? Un péril conjuré, un autre se découvrait tout de suite : non plus le péril magyar, mais le péril tchèque : l’Autriche, assurée au sud-est, et gardée des Hongrois par la Hongrie, devait, sans répit, faire face au nord. Au bout de trente ans, pendant lesquels le mouvement tchèque n’a fait que grandir, — les Vieux Tchèques étant éliminés par les Jeunes et ceux-ci, à leur tour, entamés par de plus Jeunes ou de plus radicaux, mais tous d’accord sur le but, sinon sur les personnes et la méthode, — après ces trente années, l’Autriche, c’est-à-dire l’Empereur, se trouve vis-à-vis de la Bohême dans une situation sensiblement pareille à celle où elle se trouva vis-à-vis de la Hongrie, de 1860 à 1867.

Mais François-Joseph a trente ans de plus ; et ce n’est pas impunément qu’un demi-siècle durant, on porte le poids d’un souci comme le sien. Il s’est prêté à toutes les expériences : toutes, il les a laissé poursuivre avec une correction et une foi scrupuleuses : il a consenti à tout oublier et à tout apprendre. Du régime centralisé, absolutiste, quasi théocratique, de l’Autriche d’avant 1859, il a passé au régime dualiste, constitutionnel et libéral, de l’Autriche-Hongrie d’après 1867. Même les propositions plus ou moins franchement fédéralistes du comte Belcredi et du comte Hohenwart, il ne les a pas rejetées sans les entendre : il est allé d’un pas ferme, en droite ligne, jusqu’à l’extrême limite de son devoir impérial. Pourtant, il est las à la fin d’être l’unique point d’attraction de tant de forces centrifuges, las de retenir et de soutenir cette brassée d’Etats qui s’échappent. Il souffre de sentir qu’entre ses peuples il n’y a que le lien magnétique du respectueux amour que tous, indistinctement, lui ont voué, qu’ils ne s’aiment les uns les autres qu’en cet amour, et qu’ils ne se supportent qu’en lui…

« Je dis donc, écrivait un moine du couvent de Santa-Croce, racontant la fuite de Dante exilé, que lorsque cet homme, en route pour des pays au-delà de nos monts, vint à traverser le diocèse de Luni, attiré soit par la sainteté du lieu, soit par quelque autre motif, il visita notre couvent. Quand je vis qu’il m’était inconnu ainsi qu’à nos frères, je lui demandai ce qu’il voulait, et comme il ne répondit rien, je lui demandai encore ce qu’il voulait. Alors lui, promenant en cercle son regard sur les frères qui étaient avec moi, il répondit : « La paix ! » — Et c’est l’amère et découragée réponse que fait à ses ministres, qui lui demandent ce qu’il veut, ce souverain autour de qui tout tombe : « La paix ! » — « Je veux la paix en Bohême ! » a-t-il dit au comte Badeni : il ne lui a pas dit autre chose. Mais ce mot, et ce seul mot de l’Empereur, éclaire à fond tout l’Empire.


III

Cette monarchie qui se transforme, qui se défait et se refait, en quel sens va-t-elle se refaire ? et d’abord, quand sa transformation s’opérera-t-elle ? Il est difficile de le prévoir avec quelque sûreté. Peut-être l’événement arrivera-t-il plus vite, et peut-être tardera-t-il plus qu’on ne pense. Comme c’est un lien personnel, plus encore qu’un lien dynastique, qui rattache à François-Joseph tous ces royaumes et pays que rien ne rattache l’un à l’autre, il se peut qu’un changement d’empereur, le jour, qu’on souhaite lointain, où il se produira, n’aille pas sans ce changement de l’empire. Il se peut aussi que l’Autriche, depuis un siècle et presque dans toute son histoire, passant sa vie à paraître n’avoir plus dix ans de vie, les choses traînent ainsi, ne mûrissent, et n’aboutissent que lentement. Le sens de cette transformation, nous est, quant à présent, caché comme sa date : ce que l’on en devine ne suffit pas à le déterminer, et nous ne pouvons aujourd’hui que rassembler les données sur lesquelles on devra aborder ce calcul de probabilités, où il reste plus d’une inconnue.

Si, dans la monarchie austro-hongroise telle que l’a faite le Compromis de 1867, la Hongrie s’est placée au moins sur le même plan et le même rang que l’Autriche, dans cet État de tant d’États, il n’est pas une nationalité, pas une race dont la position soit assez éminente parmi toutes les autres pour que, dès ce moment, on ose lui promettre l’avenir. Les Allemands ont pour eux une séculaire possession d’état, mais cette possession même s’est retournée contre eux, et contre eux aussi ils ont l’hostilité des Slaves. Les Magyars, en trop petit nombre, ont suffisamment à faire chez eux. Les Slaves ont pour eux le nombre, mais ils sont par trop dispersés ; il y a trop de branches dans leur famille. Deux de ces branches seulement semblent, du reste, appelées à une grande fortune politique : les Tchèques et les Polonais, dont l’alliance, dans le combat final entre Slaves et Allemands, peut donner la victoire aux Slaves. En attendant que sonne l’heure des Tchèques, si elle doit sonner, de l’heure des Polonais ont déjà tinté discrètement les premiers coups. Les Tchèques ont fait plus de bruit, mais les Polonais ont fait plus de chemin ; et si l’Autriche se « dégermanise » pour se « slaviser », ce sera par eux : ce sont eux qui serviront de pont et faciliteront le passage.

Où l’Autriche en sera-t-elle demain ? L’évolution qui se dessine sera-t-elle traversée et déviera-t-elle ? Ou bien s’achèvera-t-elle ? — On ne sait : tout ce qu’on sait, c’est qu’à ce jour, l’Autriche en est aux Polonais. Le ministre commun des affaires étrangères est Polonais ; le président du conseil autrichien et quatre ministres sur neuf sont Polonais. — Et sans doute ce n’est pas la première fois qu’en Autriche les Polonais occupent le pouvoir ; mais c’est la première fois qu’ils l’occupent en force, et surtout, c’est la première fois que, dans le parlement impérial, dans le Reichsrath, la majorité est polonaise et tchèque, et l’opposition allemande.

L’Autriche en est comme renversée. Non pas que, s’il s’agit de fidélité à la maison de Habsbourg et à l’Empereur, les Tchèques et les Polonais soient moins Autrichiens que les Allemands ; mais ils le sont autrement, et leur Autriche serait autre. Ainsi dans le parlement impérial, dans le Reichsrath, de même que ce sont avant tout des nationalités qui sont représentées, ce sont pardessus tout des questions de nationalité qui s’agitent ; et les partis se classent par nationalités, et les hommes sont toujours les hommes d’une nationalité. Ils sont Allemands avant d’être progressistes ou libéraux, Tchèques avant d’être radicaux, cléricaux, ou agrariens. Les socialistes eux-mêmes se sont vus obligés de briser la discipline et la hiérarchie du parti, de s’organiser par nationalités : socialistes de Bohême, de Moravie, de Haute et Basse-Autriche, etc.

La « lutte des races » — aussi bien c’est un Slave d’Autriche qui a créé l’expression — la « lutte des races » est donc devenue au premier chef une question parlementaire et, pour tout dire, la première des questions parlementaires, la seule à l’instant où nous sommes. La transformation de l’Empire, qui doit ou du moins qui peut en être le résultat, — si nous ne savons ni quand ni en quel sens elle s’opérera, — suivant les probabilités, et à moins d’une intervention violente d’en haut ou d’en bas, s’opérera parlementairement. Le parlement en sera le terrain, les partis et leurs hommes, — et les hommes de l’Empereur, — en seront les agens. Mais non, bien entendu, dans cette monarchie qui n’a pas de centre, le parlement impérial, le Reichsrath tout seul. Devant une transformation de l’Autriche, la Hongrie ne saurait rester spectatrice indifférente. Et l’existence, à l’état de nation, de la Bohême en étant le prix, la Diète de ce pays est un organe trop développé et trop vivant pour ne point prendre une large part à l’action.

La bataille se livrera à la fois, ou se déroulera, en ses phases et ses épisodes, du Parlement impérial d’Autriche au Parlement royal de Hongrie et à la Diète de Bohême. Vienne, Budapest, Prague, voilà le triangle, — d’une importance européenne tout autre que le fameux quadrilatère italien dans lequel tant de sang fut versé, — le triangle où va se débattre et se décider le sort de la monarchie austro-hongroise. L’intérêt, plus qu’autrichien, que met en jeu la transformation de l’Autriche est la mesure de l’intérêt qu’il y a à lâcher de bien connaître, à Vienne, à Budapest et à Prague, avec les hommes de l’Empereur, ses ministres, les partis et leurs hommes.


CHARLES BENOIST.