La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 33-49).

III

CHEZ LES CHILLOUKS


Fachoda, nom étrange jeté sur la carte ainsi qu’un présage. Car cette appellation a pour racine étymologique les deux mots coptes : Vagota, déformés par le patoisement chillouk.

Et ces mots Vag Ota signifient succès par l’action.

Il est certain que, dans l’avenir, les poètes du pays ne manqueront pas de dire que le lieutenant du prophète qui réédifia l’ancienne cité égyptienne ruinée, la désigna ainsi parce que la divination de l’avenir lui avait annoncé la venue future de la mission Marchand.

Cependant la flottille abordait.

Aussitôt de grands cris s’élevèrent dans la bourgade.

Les habitants, épouvantés par la brusque arrivée des blancs, s’enfermaient dans leurs maisons, se rassemblaient sur les terrasses supérieures, et de là, ils imploraient avec force hurlements et génuflexions la protection d’Allah.

Le cheik, Ra-Moeh, vassal du Mahdi, qui tenait alors les Anglais en échec dans les vastes plaines, situées au nord de Karlhoum-Ondourman, réfléchit.

Le Mahdi, ce prophète inspiré… par des marabouts à la solde d’Albion, avait prêché la guerre sainte.

Sous ses ordres, s’étaient rassemblés cinquante mille[1] « derviches ».

C’était là une force importante, bien capable de chasser les Européens qui, si inopinément, se présentaient devant Fachoda.

Mais le Mahdi se trouvait éloigné de plus de deux cents kilomètres, tandis que les blancs occupaient la ville.

Il fallait ruser.

En vertu de ce raisonnement, le cheik Ra-Moeh se revêtit de ses plus riches vêtements et, suivi par une dizaine de serviteurs, chargés de corbeilles emplies de fruits et de rafraîchissements, il se porta au-devant du commandant.

Debout sur le rivage, celui-ci, la tête penchée, était absorbé par des réflexions pénibles.

Il avait réussi, lui, à accomplir la marche la plus extraordinaire du siècle. Il était arrivé à Fachoda, point désigné d’avance comme terme de la mission, et il n’y trouvait pas ceux qu’il espérait y rencontrer.

Car, tandis qu’il s’avançait du Congo vers le Nil, il savait qu’une autre mission partie, elle, de Djibouti, devait traverser le Harrar, descendre la rivière Sobat, affluent de la rive droite du Nil et occuper Fachoda, fermant ainsi le bras français de la croix africaine.

Il ignorait que là, les intrigues anglaises avaient remporté un premier succès.

La mission Djibouti-Nil avait été mise tout d’abord sous les ordres de Bonvalot, l’illustre et énergique explorateur du Thibet, dont nous raconterons bientôt l’odyssée, puis à la suite de différends, dont l’origine pourrait être cherchée parmi nos voisins d’outre-Manche, Bonvalot en remit le commandement à M. de Bonchamps.

Celui-ci avait pour premier objectif de recruter en passant une armée abyssine, dont la présence à Fachoda aurait eu, un peu plus tard, une influence décisive.

Mais juste à ce moment, des révoltes, fomentées comme toujours par l’or anglais, éclatèrent dans l’empire d’Abyssinie.

Des ras, ou gouverneurs de provinces, prirent les armes contre le négus Ménélick, et ce dernier, obligé de rassembler des troupes pour châtier les rebelles, fut dans l’impossibilité absolue d’apporter un concours efficace à la mission de Bonchamps.

Force fut au commandant de l’expédition Djibouti-Nil de se passer de lui.

Bonchamps et sa troupe traversèrent les États du Négus, gagnèrent la Sobat, au prix de terribles fatigues, au milieu d’incessantes escarmouches avec les tribus dont les territoires se trouvaient sur leur route.

Mais au bord de la rivière, le convoi, encombré de malades, sans vivres, dut s’arrêter.

Continuer la route par terre devenait impossible et, pour la poursuivre par eau, des bateaux étaient nécessaires.

Or, par un hasard étrange — évidemment préparé par les agents britanniques, — les reconnaissances qui longèrent la rivière sur une étendue de plus de cent kilomètres, n’aperçurent pas une seule pirogue.

Le fait se passe de commentaires.

L’absence d’embarcations dans une région dont les habitants sont surtout pêcheurs trahit le plan longuement mûri d’avance dans les bureaux de l’Amirauté anglaise.

Et l’état de l’expédition s’aggravant de jour en jour, M. de Bonchamps, pour éviter un désastre, fut contraint de revenir sur ses pas.

Désormais Marchand serait isolé à Fachoda.

Or, le 11 juillet 1898, le commandant ignorait tous ces détails, et il s’étonnait que la mission Djibouti-Nil ne fût pas au rendez-vous ; qu’elle n’eût pas eu le temps de parcourir 2.000 kilomètres, alors que lui en avait franchi environ 5.500.

Telle est, en effet, la distance de Loango à Fachoda, distance qui assure, et de plusieurs longueurs, le record de l’exploration africaine à l’expédition Marchand.

Les plus longues, en effet, après celle-ci sont :

xxxxLe voyage de Stanley : 3.300 kilomètres.
xxxxL’exploration Monteil : 4.500 kilomètres.

Par ces quelques chiffres, on voit que nos officiers ont laissé bien loin derrière eux leurs concurrents étrangers.

Le commandant songeait donc.

Soudain son attention fut attirée par le cortège bariolé du cheik Ra-Moeh.

En un instant il se ressaisit et attendit, les yeux fixés sur les Chillouks.

Ra-Moeh, parvenu à trois pas de l’officier, s’arrêta.

Il éleva ses mains, réunies en forme de coupe, au-dessus de sa tête, et d’une voix papelarde :

— Je te salue, chef. Allah a tourné son visage vers ses enfants chillouks, puisqu’il amène parmi eux un hôte illustre.


la vierge fasch’aouda.

Le commandant s’inclina légèrement :

— Je te salue aussi. Tu es sans doute le chef de cette ville.

— De la ville et de la province.

— Et tu te nommes ?

— Ra-Moeh.

Marchand s’avança vers lui et lentement.


en attendant le parlementaire.

— Écoute donc, Ra-Moeh.

— Mes oreilles sont ouvertes à tes paroles, comme les lèvres du voyageur altéré aux ondes pures des sources murmurantes.

Mais la rhétorique arabe n’avait aucune influence sur le commandant. Il sourit et continua :

— Je suis Français.

— Fringi, toi… pas Igli.

— Non, pas Igli. Bien plus, je suis venu pour te protéger contre eux.

Le chef fit la moue.

Tu as bien peu de soldats, tandis que les Igli…

— En France, interrompit vivement l’officier, nous ne comptons jamais nos ennemis, ceux qui sont là mourront tous avant que nous rendions la ville.

— Mais ceux-là ne sont pas blancs comme toi… Les noirs ne sont pas des Français.

— Tu te trompes, ceux-là ont le même drapeau que moi. Les réponses nettes, précises, du commandant troublaient évidemment le diplomate arabe.

— Que veux-tu donc, demanda-t-il enfin ?

— Prendre possession de Fachoda, au nom de la France, et planter mon drapeau sur la ville.

Du coup Ra-Moeh ne put dissimuler une grimace.

— Et moi, moi… je ne serai donc plus le cheik des Chillouks ?

Toutes ses inquiétudes perçaient dans cette question.

— Bien vite Marchand le rassura.

— Tu conserveras ton autorité, ton titre, si tu es fidèle. Je ne sévirais contre toi que si tu essayais de me tromper.

La face de l’Arabe s’épanouit.

Tu seras le frère aîné[2] de Ra-Moeh. Il parlera par ta bouche et verra par tes yeux.

— Bien, Demain, nous écrirons nos conventions et nous signerons, afin de prouver à tous que tu es le seul cheik des Chillouks et que la France te protège.

Enchanté en apparence, Ra-Moeh sollicita la permission de distribuer aux soldats les fruits et liqueurs dont il avait chargé ses serviteurs.

Elle lui fut octroyée, et bientôt les tirailleurs, les pagayeurs, voire même les Européens, s’abandonnèrent au plaisir de la collation.

Bien simple pourtant, le lunch improvisé.

Il eût semblé mesquin aux gracieuses Parisiennes, habituées aux élégants five o’clock tea.

Mais pour ces échappés de la brousse, ces héros enfin arrivés au but, la joie du triomphe décorait toutes choses des plus brillantes couleurs.

Infatigable, Marchand entrait dans la cité.

Du haut des terrasses, les habitants avaient suivi la conversation de leur cheik avec le chef des étrangers.

L’apparence amicale de leur entretien les avait rassurés et maintenant ils venaient sur le pas des portes, regardaient l’officier, l’examinaient avec curiosité, mais avec un sourire aimable.

Landeroin, aussitôt mandé par le commandant, acheva la conquête pacifique de la population en annonçant au coin des rues, comme un simple tambour de ville, que les Européens n’imposeraient aucun tribut aux Chillouks. Ceux-ci seraient tenus de fournir des vivres à la mission, mais toutes leurs fournitures seraient payées.

Une heure après, les habitants et les tirailleurs fraternisaient.

La présence de la petite troupe devenait une véritable fortune pour la bourgade.

Dès l’instant où les étrangers payaient, ils assuraient un commerce considérable pour l’endroit.

Ils n’étaient plus des maîtres, mais des clients.

Et on les traita comme tels.

Pendant toute la durée de l’occupation de Fachoda, les tirailleurs sénégalais furent choyés, vécurent dans l’abondance, tandis que les régiments, amenés plus tard par le sirdar Kitchener, eurent toujours la plus grande peine à se ravitailler.

Tous les obstacles aplanis, le commandant songea à établir le signe visible de sa prise de possession.

On dressa une perche sur les bâtiments, à demi ruinés, de l’ancienne moudirieh égyptienne.

Et devant les tirailleurs alignés, le drapeau tricolore fut hissé.

Une émotion indescriptible étreignit les assistants.

Blancs et noirs avaient les yeux humides. Leur cœur battait plus vite.

Sur toutes les lèvres venaient ces mots.

— Fachoda est à nous.

Et quand retentit le commandement :

— Rompez vos rangs.

Il y eut comme une explosion.

L’enthousiasme, bâillonné jusque-là par là discipline militaire, déborda en acclamations frénétiques, auxquelles, les Fachodanais, désormais apprivoisés, répondirent sans bien comprendre peut-être ce qui se passait, mais avec le désir évident de faire beaucoup de bruit.

Ce soir-là, le commandant Marchand accepta à dîner chez le cheik Ra-Moeh.

Le repas fut aussi bon qu’il peut l’être dans une maison arabe.

Des jeunes femmes du pays, réputées pour leur talent de danseuses, avaient été conviées à réjouir les yeux de l’hôte du cheik.

Elles exécutèrent des danses, parfois grotesques et lourdes comme les bourrées nègres en usage sur le Haut-Nil, mais parfois aussi gracieuses et poétiques comme le pas de l’écharpe ou la marche de l’Ibis exécutées : la première, par deux personnes, la seconde par six.

Aussi, quand le commandant Marchand quitta son hôte, il était d’excellente humeur.

Il se voyait parvenu au terme de son long et périlleux voyage.

Sans combat, il occupait Fachoda, où le ravitaillement de ses soldats se ferait aisément.

En attendant les ordres du gouvernement français qu’il allait informer de son succès, tous se reposeraient de leurs fatigues, se « referaient » de leur mieux.

Or, à ce moment même, le cheik Ra-Moeh appelait auprès de lui un jeune homme du nom d’Embe, qui lui servait de secrétaire.

Âgé de seize ans, le teint cuivré, ce nouveau personnage était originaire de la Haute-Égypte.

Sa face maigre, ses yeux aux regards fuyants, indiquaient la ruse, la dissimulation.

Embe avait un ascendant considérable sur l’esprit du cheik, qui ne manquait jamais de le consulter quand il était embarrassé.

Il se présenta donc devant lui.

— Embe, commença Ra-Moeh, on ne t’a pas vu ce soir.

— Parce que je me suis caché.

— Pourquoi as-tu cru devoir prendre cette précaution.

— J’ai pensé qu’il valait mieux que l’Européen français n’aperçut pas mon visage.

— Je ne te comprends pas… Dis tout ce qui est en ton esprit.

Le secrétaire baissa la voix.

— Si je me suis trompé, que le cheik me pardonne.

— Tu n’as rien à craindre, interrompit Ra-Moeh avec bienveillance. Ainsi, parle sans réticences.

— J’ai songé, ô mon maître, que le Mahdi serait irrité contre toi, qui as rendu, sans combat, la ville dont tu as le gouvernement.

Le Cheik pâlit légèrement.

— Je ne pouvais pas résister.

— Cela, est évident, reprit Embe, mais le Mahdi sera cependant rempli de colère.

— Était-il en mon pouvoir d’agir autrement ?

— Non, non.

— Alors, que faire ?

Que faire ? Voilà la question que le rusé Égyptien attendait.

Ses yeux brillèrent et, se penchant à l’oreille de Ra-Moeh, il murmura :

— Obliger le Mahdi à rendre hommage à ta fidélité.

— L’obliger… l’obliger… tu ne doutes de rien…

— C’est facile.

— Comment cela ?

— Dépêche-moi vers lui.

— Toi ?

— Oui. Tu me confieras un message, par lequel tu lui manderas que des Européens venus du Sud, ont envahi le pays chillouk.

— Mais si ces Européens apprennent…

— Ils n’apprendront pas. Muni de ta lettre, je pars cette nuit même. Je fais diligence pour rejoindre le Mahdi. Il s’emporte, non contre toi, mais contre les blancs. Il envoie des guerriers nombreux. Les Européens sont anéantis, et toi, sans avoir couru aucun danger, tu passes pour le plus fidèle, le plus zélé des amis.

L’instinct de la ruse existe chez toutes les populations africaines.

Poussé ainsi, le Cheik ne résista pas longtemps.

Vers minuit, Embe, ayant enfermé la missive de son maître dans un sachet de peau, curieusement brodé, sortit de Fachoda, du côté ouest, qui n’était pas gardé.

Décrivant une large courbe, il contourna la bourgade, rejoignit en aval la rive du Nil, et s’arrêta à environ six kilomètres de là dans une ferme isolée, entourée de champs de maïs.

Là il se procura une embarcation.

Sans perdre de temps, il y prit place, gagna le milieu du courant et se laissa emporter par le fleuve.

Au matin, il était parvenu à trente ou quarante kilomètres de Fachoda et il n’avait plus à craindre d’être aperçu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le commandant Marchand, pour la première fois depuis si longtemps, passa une bonne nuit.

Dès son réveil toutefois, il fit mander les capitaines Baratier et Mangin.

Ici nous cédons la parole à sir Baves, agent libre à Gaba-Schambé, qui, jusqu’à l’arrivée de sirdar Kitchener et des forces anglaises, a rôdé, invisible espion, autour de la petite colonne française rassemblée à Fachoda.

Voici l’extrait de son rapport.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marchand, très prudent, a fait venir les deux capitaines sur l’un des chalands amarrés le long de la berge.

Je les ai vus monter en bateau.

Mais il m’eût été impossible d’entendre.

Par bonheur, j’ai à bord du chaland, un indigène Toumbou, un porteur qui s’est enrôlé sur le Haut-Soueh, à l’Instigation de l’honorable Twain[3], et dont les renseignements nous ont rendu de grands services.

Étendu au fond du chaland, il affectait de dormir.

Voici ce qu’il m’a rapporté.

Le commandant Marchand a dit à ses capitaines Mangin et Baratier :

— Messieurs, notre situation est celle-ci : Nous avons au Nord, en face de nous, une armée anglaise, forte d’environ vingt-cinq mille hommes, plus une armée mahdiste qui compte deux fois plus de soldats.

D’autre part, les renforts que l’on a dû nous expédier de Djibouti ne sont pas arrivés,

Il y aurait donc deux choses à faire.

Remonter le Nil jusqu’à la rivière Sobat et s’informer auprès des tribus riveraines si elles ont entendu parler d’une troupe d’Européens venant de l’Est.

C’est, vous, Baratier, qui devez vous charger de ce soin.

Pendant ce temps, Mangin et moi, nous établirons quelques retranchements autour de Fachoda, afin d’être prêts à toute éventualité.

N’avez-vous aucune observation à présenter.

Les deux capitaines ont répondu :

— Non, aucune. C’est bien vu.

Le conseil était terminé.

Les officiers sont alors revenus sur le rivage.

Blotti dans un champ de mais, je les suis des yeux.

Ils se dirigent vers les anciennes fortifications égyptiennes.

Est-ce qu’ils voudraient les remettre en état ?

Ce serait fâcheux, car, s’ils ne sont pas en nombre suffisant pour résister à notre armée, ils peuvent, une fois retranchés, tenir longtemps et nous tuer du monde.

C’est une troupe d’élite. Nos régiments noirs ne leur sont à aucun point de vue comparables.

En abandonnant aux Français la plus large part des bassins du Niger et du Sénégal, je crois que l’on a eu tort.

On leur a donné ainsi les meilleurs territoires de recrutement de toute l’Afrique.

C’est un danger pour l’avenir.

Notre diplomatie doit tout faire, à mon avis, pour empêcher la constitution de l’armée coloniale française.

Marchand et Mangin parcourent les retranchements. Ils discutent. Je n’ai malheureusement pas d’oreilles dans leur voisinage.

Évidemment ils se préoccupent de mettre la ville en état de défense.

Si l’on pouvait aviser le Mahdi et lui persuader d’envoyer quelques milliers de ses hommes contre Fachoda, cela ferait une heureuse diversion en notre faveur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai pu, à la faveur de mon déguisement chillouk, pénétrer dans la ville. Une vieille femme, de la secte bakel, me cache chez elle.

Elle me croit un espion du khalife d’Ondourman. Vénérant le Mahdi, elle m’obéit aveuglement.

Baratier partira après-demain, 14 juillet, il explorera le Sobat, afin d’avoir des nouvelles de la mission Djibouti-Fachoda.

Bon voyage. Je pense qu’il rapportera du découragement pour tout le monde.

13 juillet. — Je ne m’étais pas trompé. Ils fortifient Fachoda.

Étonnants vraiment leurs soldats.

Arrivés le 11, après des fatigues extraordinaires, ils creusent, bêchent, fouillent la terre comme des troupes fraîches, après vingt-quatre heures de repos.

L’Angleterre regrettera le Niger, cela est certain.

14 juillet. — Baratier parti avec pirogues ce matin.

Il n’est pas grand ; il ne représente pas la force, selon notre idéal à nous, Anglais.

Étrange chose, ces hommes petits de France qui ont une énergie surhumaine. C’est cette race petite dont il faut se défier.

Souvenons-nous que Bonaparte aussi était de taille exiguë.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les soldats du commandant Marchand travaillent avec acharnement.

Ils établissent un bastion, avec casemate blindée.

Certainement, ces gens songent à tenir tête à n’importe qui.

Cela est pénible de voir avancer les travaux dirigés contre nous. J’espère pourtant que les renseignements que rapportera Baratier engageront nos bons amis à la prudence.

Je n’en suis pas sûr, malheureusement, car ces gens ont la folie de la bataille.

Le mieux serait de lancer le Mahdi sur eux. Ils s’entre-détruiraient, et plus ils se feraient de mal plus nous aurions le cœur à la gaieté.

19 juillet. — Cela tient du prodige. L’enceinte est remise en état.

Des fractions de tirailleurs se sont répandues dans la plaine en avant des retranchements.

Elles creusent des tranchées en arc de cercle, menaçant à la fois le fleuve et la campagne. Si cela continue, la place va devenir très forte.

20 juillet. — Un renfort pour les Français.

Des pirogues et des chalands, laissés en arrière, à cause de la difficulté de leur faire traverser les marais du Bahr-el-Ghazal, viennent d’arriver.

C’est une cinquantaine d’hommes de plus.

Cinquante fusils de renfort.

Et des fusils à tir rapide. Cela est vraiment très, très fâcheux.

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À signaler : Les populations chilloukes, à de très rares exceptions près, manifestent une sympathie marquée pour les Français.

Encouragés par la présence des tirailleurs, les habitants de Fachoda ne craignent pas de dire qu’ils espèrent que les Anglais mangeront le Khalife et qu’ils mourront d’indigestion.

Toute la région est animée du plus mauvais esprit.

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Pour finir, une bonne nouvelle.

Le cheik Ra-Moeh a envoyé un émissaire au Mahdi ; je viens de l’apprendre à l’instant par ma vieille hôtesse, dont le fils est au service du cheik.

Ce fonctionnaire fait bonne mine à Marchand, mais il attend de jour en jour la venue des troupes du Khalifat.

À noter.

24 juillet — Baratier revient.

Comment a-t-il pu recueillir si vite les renseignements qu’il est allé chercher. Il n’a pas eu assez de temps pour atteindre la rivière Sobat et revenir ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon hôtesse m’a ménagé une entrevue avec le cheik Ra-Moeh.

J’ai tout appris.

Décidément, ce magistrat est tout acquis à notre cause. Cela tient sans doute au faible effectif de la troupe Marchand.

Il m’a répété à plusieurs reprises :

— Que faire avec si peu d’hommes. Il parle de protéger ma ville ; il ne pourrait se protéger lui-même.

Bref, en le poussant un peu, il m’a tout raconté.

Baratier n’a pas poussé jusqu’au Sobat. Il a simplement abordé sur la rive droite du Nil et effectué une reconnaissance dans les terres.

Il a appris ainsi que la mission de Bonchamps avait battu en retraite vers l’Abyssinie.

Les révoltes des Ras dans cette contrée ont été créées avec un rare à-propos. Sans elles, nous aurions aujourd’hui une armée noire sur le Nil.

Et ce Marchand paraît un officier capable, qui lui aurait fait prendre les meilleures dispositions.

Baratier était furieux.

Marchand a baissé la tête, un peu pâle, mais il n’a pas prononcé une parole.

Le soir, il a dîné avec le cheik. Il semblait avoir repris son calme habituel.

Et comme Ra-Moeh, qui est curieux, lui demandait :

— Es-tu content de la reconnaissance de ton ami, le chef Baratier ?

Il lui a répondu tranquillement :

— Non, car des renforts que j’attendais de l’Est ne viendront pas me rejoindre.

— Ah ! a repris le cheik ; alors, si les soldats du Khalife ou les Igli arrivaient ici, tu ne me protégerais pas contre eux et tu battrais en retraite.

Le commandant lui a lancé un regard dont il a été très effrayé.

— Je ne battrai pas en retraite, dit-il. Depuis trois ans, je marche sans cesse en avant, je continuerai, car, aussi bien, je ne saurais plus reculer.

— Cependant, que pourras-tu faire, avec tes deux cents hommes, si tes ennemis ont des milliers et des milliers de guerriers.

— Je puis mourir avec tous les miens.

Et, se levant brusquement, l’officier saisit le cheik par le poignet, l’entraîna jusqu’à une fenêtre, d’où l’on découvre le drapeau français, placé sur le vieux moudirieh.

— Tu vois ce drapeau, fit-il d’une voix dure.

— Oui, répliqua Ra-Moeh plus mort que vif.

— Eh bien ! Souviens-toi. Quand il tombera, tu pourras jurer qu’aucun de mes tirailleurs, aucun de mes officiers et sous-officiers n’est vivant.

C’est une tête de fer, cet homme-là.

Combien des nôtres périront victimes de son obstination.

Je cherche le moyen de soulever la population. Cela ferait une bonne diversion au moment d’une attaque de front.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Obligé de rentrer précipitamment à Gaba-Schambé.

Ma présence ici a été signalée. Comment ? Par qui ? Je ne le sais pas.

Mais le fils de mon hôtesse est venu m’avertir.

On devait m’arrêter cette nuit.

Je vais quitter la ville. Ma pirogue est cachée dans les roseaux à deux milles au Sud. Écrirai à Luckow de tâcher de venir me remplacer ici.


autographe du capitaine baratier



le capitaine baratier
(photographie annoncée par la lettre ci-contre)



  1. Chiffre réel. Les gazettes londoniennes ont parlé de 70.000, voire même de 100.000 derviches, simples exagérations.
  2. Locution qui indique le respect, la soumission.
  3. Autre agent libre.