La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 32-47).

CHAPITRE III

LES RAPIDES DE L’OUBANGHI.


L’Oubanghi, principal affluent de la rive droite du Congo, indique, sur une distance d’environ 1.000 kilomètres, la ligne séparative des possessions françaises et belges.

Sa direction générale, en le prenant à partir de son confluent, est d’abord franchement du Sud au Nord, jusqu’à la station de Bangui. En ce point, la rivière s’infléchit brusquement à l’Est.

Jusque-là, la mission ne rencontra pas de difficultés.

La rivière était large, les eaux hautes et la flottille filait rapidement.

Elle franchit ainsi les postes ou les villages de Youmbé, Libembé, Gobé et Béki.

On remarquera que la consonnance se retrouve dans tous ces noms.

Et l’on ne s’en étonnera pas en apprenant que cette syllabe signifie dans la langue du pays ; agglomération ou endroit habité. Bangui, qui semble faire exception à la règle, n’est qu’une contraction des deux mots Bé Angui.

À Bangui, une halte s’imposait.

En amont de cette localité, en effet, commencent les rapides de la rivière.

C’est une série de passages resserrés, entrecoupés de chutes, qui dressent un obstacle insurmontable entre les biefs inférieur et supérieur du cours d’eau.

Obstacle qui ne surprit pas le commandant Marchand, car il était connu, prévu et étudié depuis longtemps.

Il savait qu’à Bangui, il faudrait transporter les embarcations par terre jusqu’au delà des rapides.

C’était une perte de temps considérable, il est vrai, car les vapeurs et chalands devaient être démontés, tirés à terre, et plus tard remontés ; mais, en somme, ce travail s’exécuterait dans de bonnes conditions et à proximité d’un centre populeux, qui fournirait, en hommes et en matériaux, tout ce qui serait nécessaire pour le transport de la flottille.

Enfin on était dans la saison sèche, presque aussi chaude que celle de l’hivernage, mais qui paraît beaucoup plus fraîche, parce que l’humidité a disparu et que par suite la tension électrique est moindre.

Il est à remarquer, en effet, que les Européens supportent parfaitement la chaleur sèche.

L’anémie et la fièvre ne les atteignent réellement que durant la saison humide et orageuse appelée hivernage.

Tout se passa d’abord comme l’avait prévu le commandant.

Tandis que le gros de l’expédition procédait au démontage des embarcations, une section reconnaissait la route de terre.

La route… un sentier à peine indiqué, côtoyant la rivière à travers la forêt tropicale, inextricable, que désormais les explorateurs devaient rencontrer partout jusqu’aux environs de Tambourah.

Ces éclaireurs se firent pionniers.

Ils abattaient les buissons, les arbres même qui eussent pu arrêter la marche des porteurs.

Bref, après huit journées d’attente, ils rejoignirent leurs compagnons campés autour de Bangui et annoncèrent que le passage était libre.

Le commandant décida que l’on se mettrait en route dès le lendemain.

Il veilla lui-même à ce que tout fût prêt et, le soir, il s’assura que les tirailleurs et les porteurs s’endormaient de bonne heure.

Les noirs sont, en effet, de grands enfants ; il faut les surveiller sans cesse, sous peine de les voir se livrer aux danses et aux libations exagérées, la veille d’une marche fatigante.

On devine le résultat d’une pareille préparation.

Les hommes sont sans vigueur à l’heure précise où ils en auraient le plus grand besoin.

La nuit s’écoula sans incident.

Au jour, le clairon réveilla les dormeurs.

Ce fut aussitôt, dans le campement, une agitation de fourmilière.

Rien n’était pittoresque comme le départ de la colonne formée comme celle de la mission.

Les porteurs Beduyrios se rassemblaient autour de leurs charges et chantaient une mélopée barbare où ils célébraient le soleil.

Auprès d’eux, les Fayoudas soufflent dans des cornes de buffle dont ils tirent des sons lamentables.

Les Beggars dansent une sorte de pas sacré, avec accompagnement de cris aigus.

Plus loin tes tirailleurs musulmans, tournés vers l’Est, accomplissent les génuflexions et prières prescrites par le Coran.

Tandis que les catholiques, à demi instruits par nos missionnaires, psalmodient en commun un Pater Noster étrange, peuplé de variantes dans le genre de celle-ci :

— Toi bon Dieu, le père des noirs.

Car dans leur conception naïve de la religion, les Africains expliquent ainsi la Trinité :

Le Père est l’ancêtre des blancs.

Le Fils est celui des noirs.

Quant au Saint-Esprit, il s’occupe spécialement des métis.

Après les diverses cérémonies que nous dépeignons succinctement, tous les nègres, musulmans, chrétiens ou autres, éprouvent le besoin de « calmer la jalousie de leurs anciens fétiches ».

Tous prennent les amulettes, grigris et autres pendeloques, qui brimballent sur leur poitrine, soutenus par une ficelle.

Ils les regardent avec force grimaces, les approchent de leurs lèvres, leur parlent à voix basse, les portent à leurs oreilles, semblant écouter une réponse imaginaire des mystérieux talismans, vendus fort cher dans les tribus par les sorciers ou les griots troubadours.

Cette dernière opération achevée, les tirailleurs s’alignent devant les faisceaux, les porteurs assujettissent leurs charges sur leurs épaules.

On peut partir.

Un clairon donne un « coup de langue ».

— En avant… marche, commandent les officiers.

Les sergents répètent :

— En avant… marche !

Et la colonne s’ébranle.

Un dernier regard à Bangui, puis, ainsi qu’un long serpent, la file d’hommes s’enfonce dans la forêt.

Il fait sombre ici.

La voûte épaisse de feuillage ne laisse passer qu’une lumière vague.

On avance dans une buée grisâtre.

Le grand silence du bois impressionne les noirs. Eux aussi se taisent, l’esprit hanté par les histoires d’esprits malfaisants, au visage de gorille, aux ailes de chauve-souris, dont ces grands enfants s’effraient mutuellement, pendant les jours hivernage.

Parfois un froissement se fait entendre sur les flancs de la colonne.


Itinéraires des principaux explorateurs en Afrique
avant la mission Marchand


C’est un animal, un reptile qui s’enfuit.

Ou bien un claquement sec de mandibules, un cri rauque descendent des branches.

Un oiseau invisible au milieu des feuillées, des lianes, proteste à sa façon contre les intrus qui troublent sa quiétude.

On avance toujours.

Le commandant Marchand, parti des derniers, cause avec les capitaines Mangin et Baratier.

— Eh bien, dit Mangin, depuis Brazzaville, plus d’ennuis. Je commence à croire que nos bons amis, les Anglais, ont renoncé à s’occuper de nous.

Mais le chef de la mission sourit d’un air de doute :

— Vous auriez tort de vous y fier.

— Pourtant !

— Jusqu’ici la navigation du Congo et de l’Oubanghi était facile ; les populations chez lesquelles nous avons établi des fortins ne sont pas aisées à soulever. Maintenant les véritables obstacles vont se dresser devant nous. C’est là que nous verrons la main britannique s’étendre vers nous, pour augmenter nos embarras.

— Le croyez-vous vraiment ?

— Absolument.

Les réponses si nettes du commandant semblent impressionner son interlocuteur. Il baisse la tête, paraît réfléchir.

— Et vous, Baratier, demande Marchand, n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Si, si, mon commandant, vous n’en doutez pas. Je suis déjà un vieil Africain et, plus d’une fois, j’ai eu affaire avec la nation… amie.

Mangin se rapproche :

— Me permettez-vous une question, commandant ?

— Naturellement, mon cher ami.

— Moi aussi, j’ai eu à subir les petites vexations que nos adversaires ne nous ménagent pas ; mais toujours j’ai été tracassé à proximité de la côte. Là, en effet, ces bons Saxons s’appuient sur leurs navires, leurs comptoirs… Il me semble pourtant que, dans l’intérieur, leur puissance doit être beaucoup moins grande.

— Erreur !

— Je hasarde une réflexion, sans le moindre entêtement d’ailleurs. Comment peuvent-ils, à la distance où nous sommes, par exemple, agir efficacement ?

Le commandant regarde Baratier ; le jeune capitaine hoche la tête en homme qui, dès longtemps, connaît la réponse à la question posée.

— Expliquez-lui cela, Baratier, reprend le chef de la mission.

— Bien volontiers.

Mangin se rapproche :

— Je vous écoute.

Et Baratier parle :

— Mon cher collègue, vous avez déjà vu à l’œuvre les agents libres de l’Angleterre.

— Oui, et en dernier lieu, à Brazzaville. J’ai ri aux larmes de l’aventure des « malades malgré eux ».

— Eh bien, ces gens, qui sont rarement aussi amusants, ont imaginé une chose géniale.

— Vous m’étonnez.

— Écoutez et vous partagerez mon opinion.

Lentement, comme pour faire pénétrer mieux ses paroles dans l’esprit de son auditeur :

— Ces agents ont remarqué que les populations noires ont un respect inné, instinctif de l’uniforme.

— Parbleu ! moi aussi je l’ai remarqué. Quand j’allais « palabrer » dans une tribu, j’arborais la grande tenue, avec des galons d’or sur toutes les coutures.

— Après la cérémonie, vous vous déshabilliez et tout était dit.

— Dame !

— Voilà où les agents libres sont plus malins que nous.

Et, avec un froncement de sourcils :

— Ils ont inventé un uniforme qu’ils font porter aux noirs. Mangin éclata de rire :

— Ça, je demande à voir.

— Vous verrez, mon cher collègue, soyez-en sûr, et vous regretterez de voir.

Puis, après une pause :

— L’uniforme est simple. Un baudrier rouge avec des étoiles, dorées. Nos gens vont dans les villages, sous couleur de commerce. Ils s’enquièrent, ils s’informent, apprennent ainsi que tel ou tel habitant jouit d’une influence incontestée, soit parce qu’il est un guerrier renommé, soit simplement parce que ses poings sont solides.

— Allez toujours, je vous suis.

— Ils se rendent chez ce personnage, le complimentent, lui déclarent que l’Angleterre chérit les valeureux guerriers ou les lutteurs robustes, exaltent sa vanité en lui affirmant qu’il aurait droit à tous les honneurs. Bref, ils lui confèrent le baudrier rouge avec le titre de « champion de l’ordre » dans le district, et le droit de percevoir une dîme sur ses concitoyens.

Mangin haussa les épaules.

— C’est absurde.

— Pas du tout. Les Anglais ont étudié le noir. L’homme choisi, ayant un signe distinctif, devient aussitôt l’idole d’une partie de la tribu. Enchanté de la façon dont ses mérites ont été proclamés, ravi de pouvoir vivre dans la paresse, grâce à l’impôt dont il frappe ses compagnons, le champion devient un ferme allié de l’Angleterre. Au bout de peu de temps, il est doublé d’un missionnaire qui travaille ardemment à augmenter son pouvoir… et la farce est jouée. Qu’une mission comme la nôtre passe à proximité du village, vite l’agent anglais court à la case du champion. « Ce sont des ennemis, dit-il, ils songent à te déposer et à nommer un champion dans leurs intérêts. » Une telle éventualité serait la ruine pour le bon nègre ; aussi il n’en demande pas davantage, il soulève ses partisans et alors, plus de vivres, des flèches ou des coups de fusil qui partent des broussailles ; nos traînards sont assommés.

— Mais, gronda le capitaine Mangin, on marche sur le village, on le détruit…

— Vengeance platonique.

— Comment cela.

— Les indigènes l’évacuent à l’approche des soldats. Ils le reconstruisent en quinze jours, et le champion, continuant à régner, reste le fidèle ami de l’Angleterre. Pour la mission, elle continue sa route et les mêmes faits se reproduisent dans la tribu voisine. Au bout de trois ou quatre expériences semblables, on s’aperçoit que l’on a perdu du monde sans avantage appréciable. On se décide à marcher vite, à se bien garder, à maintenir une discipline sévère, sans répondre aux attaques des noirs.

— Et ils en concluent que nous avons peur d’eux.

— Précisément ; mais, entre deux maux, il faut choisir le moindre. Il vaut mieux qu’ils chantent notre fuite que notre trépas.

Les officiers restèrent silencieux après ces dernières paroles.

La gravité des responsabilités qui leur incombaient dans ces régions lointaines, sourdement ameutées par les agents britanniques, pesait sur eux.

Leurs regards se portèrent sur la colonne.

C’était d’eux seuls, de leur vigilance, de leur énergie que dépendait la vie de tous les hommes qui les accompagnaient.

C’était d’eux seuls que la France attendait le succès.

Et soudain Mangin s’arrêta.

— À propos, pourquoi la France ne crée-t-elle pas des champions comme l’Angleterre ?

Ce fut le commandant qui répliqua :

— Parce qu’elle n’a pas d’agents libres.

— On en envoie…

Le chef secoua la tête :

— Non, mon cher capitaine. Ils doivent venir librement, en colons, et, dans notre pays, le colon manque.

Et avec un soupir :

— Les uns accusent le Gouvernement de ne pas encourager la colonisation. Les autres s’en prennent au caractère national qu’ils disent casanier. Certains prétendent que la tendresse égoïste des mères, plus disposée à former des jeunes gens efféminés que des hommes, est seule coupable.

— Et vous, mon commandant, quel est votre avis ?

— Oh ! moi… Je crois que tous ont un peu raison. Ce qui nous a rendus casaniers, en France, c’est surtout la prospérité. Pourquoi s’exiler, pourquoi courir les risques des entreprises en pays neufs, quand notre patrie nous assure tout ce que nous pouvons désirer. Aujourd’hui cela commence à changer. Notre dette publique énorme, nos dépenses militaires irréductibles, car elles sont la condition sine qua non de l’existence de la France, l’encombrement de toutes les carrières libérales, dû à l’extension incessante de l’instruction ; toutes ces raisons font que les regards de la jeunesse se tournent vers ces possessions françaises que nous autres, soldats, avons conquises pour lui permettre d’en exploiter les richesses. Toute une génération de coloniaux grandit. Dans vingt ans, on verra, en Afrique surtout, qui est en quelque sorte un prolongement du sol de la mère patrie, on verra, dis-je, des Français s’installer, s’enrichir, faire souche de colons, assurer la conquête pacifique.

Et, avec mélancolie, le commandant ajouta :

— À ce moment, il n’y aura plus de gens, comme il s’en trouve aujourd’hui, pour nous faire un crime de risquer notre existence, afin d’assurer à la France la richesse dans l’avenir.

Marchand s’interrompit.

Un brusque arrêt venait de se produire dans la colonne.

— Qu’y a-t-il donc, interrogea-t-il ?

Presque au même instant, le sergent Dat, qui commandait l’avant-garde, accourut tout essoufflé.

— Commandant, cria-t-il du plus loin qu’il pensa pouvoir se faire entendre, le sentier est barré.

— Barré ?

Il se rapprocha, arriva devant le commandant, et, prenant, la position réglementaire :

— On a établi en travers du sentier, déblayé ces jours derniers par nos éclaireurs, des abatis d’arbres. C’est une véritable barricade, épaisse d’au moins, trois ou quatre cents mètres.

Le commandant haussa les épaules :

— En quarante-huit heures, le passage sera rétabli. Que l’on campe ici. Les porteurs seront employés comme ouvriers. Que l’on fauche tous les buissons dans un rayon de cinq cents mètres, afin que, la nuit, nos projecteurs électriques éclairent le terrain dénudé et s’opposent à toute surprise.

Puis, se tournant vers les officiers :

— Pour vous, messieurs, des reconnaissances dans toutes les directions. En avant des abatis surtout. Il s’agit de savoir si d’autres obstacles n’ont pas été créés, entre ce point et celui où nous pourrons reprendre la navigation.

Les capitaines Mangin et Baratier s’éloignèrent en courant, suivis par le sergent Dat qui communiqua aux divers gradés les instructions du commandant.

Une demi-heure plus tard, le campement était établi.

Des escouades de porteurs, armés de haches ou de sabres d’abatis, fauchaient les buissons à droite et à gauche du campement. Des arbustes coupés, d’autres formaient des fagots qu’ils allaient précipiter dans la rivière.

Marchand s’était porté en avant, pour se rendre compte de l’importance de l’obstacle placé sur sa route par des mains inconnues.

C’étaient des abatis conçus évidemment à la manière européenne.

En effet, si l’on veut rendre une route encaissée impraticable à l’artillerie et à la cavalerie, on abat des arbres en travers, et, pour leur donner plus de cohésion, on les relie par un lacis de fil de fer.

Ici on avait procédé de même.

Seulement, le fil de fer faisant défaut dans les forêts africaines, on y avait substitué des liens de joncs.

Il n’y avait donc pas de doute.

La série des tracasseries anglaises commençait.

Sous ce climat torride, tout retard d’une colonne, tout surcroît de fatigue imposé à ceux qui en font partie, sont batailles gagnées par l’ennemi.

Ce qui arrête une troupe bien armée et approvisionnée, ce n’est pas la résistance des indigènes, c’est la lassitude.

La lassitude, mère de l’anémie, mère de la fièvre, qui terrassent les plus forts, qui déciment les corps les plus entraînés et les mieux conduits.

Mais, en confiant la mission Congo-Nil au commandant Marchand, le gouvernement français avait été bien inspiré.

C’était un routier d’Afrique.

Il prévoyait tout et ne se laissait surprendre par aucun incident.

On avait barré la route pour causer aux hommes une fatigue plus grande.

Cette fatigue deviendrait un repos, de par la volonté du chef.

La coupe des buissons terminée, les porteurs furent divisés en quatre portions. Chacune travailla une heure aux abatis.

De cette façon, les noirs se reposaient trois heures sur quatre.

Puis le commandant décida, qu’à partir de ce moment, on préparerait soir et matin du thé additionné d’une faible proportion de quinine.

La boisson tonique acquiert ainsi des propriétés fébrifuges.

On peut affirmer que si le commandant Marchand a ramené sa mission presque au complet, cette sage précaution y a puissamment contribué.

À la nuit on avait déblayé environ cent vingt mètres d’abatis.

Les reconnaissances étaient rentrées une à une.

Le rapport de leurs chefs pouvait se résumer ainsi.

« Rien vu. Pas un indigène aux alentours, dans un rayon de trois kilomètres.

Les éclaireurs envoyés en avant des abatis avaient progressé jusqu’au delà des rapides.

Ils n’avaient rien remarqué d’anomal.

Les abatis franchis, la route était libre.

Cependant une inquiétude tenait encore le commandant.

Bien qu’à si peu de distance de Bangui une attaque de vive force ne parût pas à craindre, elle était cependant possible.

Aussi les lampes électriques à réflecteurs furent-elles installées de loin en loin autour du campement.

Elles inondèrent le sous-bois de nappes de lumière blanche, tout en maintenant le camp dans l’ombre.

De cette façon, si l’ennemi se montrait, on le verrait nettement, tandis que lui-même ne pourrait apercevoir ses adversaires.

Et ces précautions tactiques prises, les sentinelles placées, tout le monde s’endormit.

Au milieu du camp plongé dans le sommeil, un homme veillait.

Il s’était assis devant sa tente et ses yeux sondaient incessamment les profondeurs mystérieuses de la forêt. Il était là, prêt à bondir à la moindre alerte, à défendre ceux qui marchaient sous ses ordres.

Le repos qu’il avait ménagé à ses soldats, le chef ne se l’accordait pas.

Cependant rien ne troubla la mission. La nuit s’écoula paisible, la clarté du jour reparut.

Alors les travaux furent repris.

À quatre heures du soir, les derniers abatis cédaient à l’effort des ouvriers noirs et, sans perdre un instant, la colonne se remettait en marche.

À sept heures, elle débouchait sur une plage de sable doré.

L’Oubanghi formait en ce point une anse assez profonde, dont la rive dénudée était entourée, en arc de cercle, par la lisière de la forêt.

Au loin, en aval, se faisait entendre un sourd mugissement. C’était le bruit des eaux tumultueuses des rapides que l’on venait de contourner.

Le point était propice à l’établissement du camp.

La zone découverte, existant aux abords de la petite baie, rendait la surveillance facile. Une surprise n’était pas à redouter.

De plus, le terrain, plat et dur, se prêtait merveilleusement aux opérations de remontage des embarcations de la flottille.

Toutefois, Marchand ne négligea aucune précaution : Lampes électriques, postes de garde furent installés comme la nuit précédente.

Seulement, cette fois, le chef pensa pouvoir dormir.

Or, vers minuit, une alerte se produisit. Un coup de feu éclata dans le silence.

Au même instant, le commandant bondissait hors de sa tente, et sa voix claire, exempte de toute émotion, lançait cet ordre.

— Aux faisceaux… Par escouades à vos postes de combat.

Le mouvement s’opéra sans désordre.

Les tirailleurs sénégalais sont de merveilleux soldats. Ils ont l’intuition de la guerre et, après quelques mois de service, aucune surprise ne les prend au dépourvu.

Agenouillés derrière le rempart formé par les bagages de la colonne, le doigt sur la détente de leurs armes, ils attendaient.

Mais rien ne parut. C’était une fausse alerte.

Un factionnaire, surpris par l’approche d’un crocodile qui avait rampé jusqu’à lui, avait fait usage de son fusil pour éloigner cet incommode voisin.

À cette nouvelle, chacun retourna se coucher, et la nuit s’acheva sans autre incident.

Huit jours plus tard, toute la flottille était à l’eau.

L’embarquement s’opéra sans encombre et la navigation fut reprise.

Rien ne s’opposa au passage de l’expédition.

À deux ou trois reprises, alors que l’on franchissait des canaux resserrés entre des îles boisées, quelques flèches, quelques coups de feu partirent de la rive belge, à l’adresse des voyageurs.

Le tirailleur Houza fut légèrement blessé au bras.

Deux ou trois pirogues furent trouées par les projectiles, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison.

Ce fut tout.

La mauvaise humeur des ennemis de la France se trahissait par ces procédés peu courtois, mais, en somme, la mission n’en souffrait guère.

On atteignit Mayaka.

Là, le commandant congédia ses porteurs et pagayeurs, qui, d’après les conventions de leur engagement, ne devaient pas dépasser cette localité.

Il les remplaça pas des équipes fraîches que l’administrateur Bobichon avait recrutées pour lui dans les régions du Kazango et de Bourma.

L’entrevue du commandant et de l’administrateur fut des plus cordiales.

La mission allait gagner le confluent de l’Oubanghi et de la rivière M’Bomou.

Elle remonterait ce dernier cours d’eau jusqu’au village de Rafaï.

De là elle se dirigerait vers Dem-Ziber, en traversant la vaste plaine qui s’étend entre les rivières Chinke et Dinda.

Puis, poussant droit vers le Nord, elle contournerait les marécages du Bahr-el-Ghazal, réputés infranchissables, longerait la frontière méridionale du Kordofan, les rives vaseuses du lac No et atteindrait le Nil.

Pour ces hardis pionniers de France, il semblait que la partie fût gagnée.

Déjà, ils avaient parcouru près de la moitié du chemin.

La réussite qui avait accompagné jusque-là leur entreprise leur donnait confiance en l’avenir.

Bref, l’expédition quitta Mayaka dans les plus heureuses dispositions.

La flottille abandonna son mouillage.

Sur la rive, l’administrateur et ses compagnons agitaient leur mouchoir.

À bord des embarcations, les voyageurs répondaient à cet adieu amical.

Et sur une case du village, dressé au haut d’un mât, un pavillon tricolore flottant au vent semblait, lui aussi, saluer ceux qui partaient.

Dans les pirogues, les pagayeurs, à la peau luisante, chantaient une chanson lente, qui rythmait leurs mouvements.

Les bateaux glissaient rapidement sur les eaux. Ils s’éloignaient, se rapetissaient. Bientôt M. Bobichon les perdit de vue,

Maintenant, les explorateurs allaient entrer en plein inconnu.