La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 17-32).

CHAPITRE II

COMME QUOI IL N’EST PAS TOUJOURS COMMODE DE MONTER UNE CHALOUPE


La presse, la photographie, la gravure ont popularisé les traits du chef de la mission Congo-Nil.

De taille moyenne, le visage doux, l’air timide presque, cet air de ceux que la nature a créés pour le mépris de l’argent, et qui n’aspirent qu’à un luxe, le plus coûteux de tous, car le milliard n’en permet pas l’achat, le luxe de l’honneur.

Au repos, il tient volontiers les paupières baissées, laissant à d’autres le souci de briller par d’abondantes paroles.

Mais qu’il se présente une chose utile à dire, les volets de ses yeux francs glissent, laissant passer un éclair, un potentiel intense d’énergie. Alors les bavards se taisent avec une sorte de confusion.

Ils ont reconnu le chef, comme on dit dans l’armée ; le chef qui enlève ses subordonnés, par les seules forces de l’attraction et de l’exemple, vers les cimes du dévouement.

Or, le 12 décembre, le commandant, retenu depuis trente-quatre jours à Brazzaville, était assis sur un siège grossièrement façonné avec des tiges de rotang.

Ses yeux se fixaient sur le fleuve, et au delà, sur l’agglomération de Léopoldville, entourée d’immenses champs de manioc, dont la fécule est connue chez nous sous le nom de tapioca.

Il était soucieux et grave.

En face de lui se tenait le capitaine Mangin, dont le visage, exprimait également l’ennui.

— Alors capitaine, fit tout à coup Marchand après un silence prolongé, nos derniers convois ne peuvent arriver ?

Non, mon commandant.

— Les porteurs, engagés un jour, se dérobent le lendemain ?

— Exactement. On croirait qu’une influence néfaste s’amuse à défaire tout ce que nous faisons.

Les traits du commandant se contractèrent légèrement.

— Je me doute de la nature de cette influence, murmura-t-il. Et regardant son interlocuteur bien en face :

— Mangin, mon ami, avez-vous fait fouiller les villages des environs ?

— Non, commandant.

— Eh bien, il faut charger de ce soin et sans retard quelques-unes de nos escouades.

Il se tut un moment encore, puis avec un sourire :

— C’est une bonne précaution, nous la prendrons constamment désormais.

Le capitaine parut surpris.

— Je m’explique, mon ami. Les indigènes n’attachent pas une valeur monnayée aux pièces d’or.

— En effet. Ils en usent surtout comme parure.

— Justement. Eh bien, je pense qu’autour de nous en ce moment, et plus tard le long de notre route, la grande mode pour les coquettes africaines est, ou sera, de porter en colliers, gorgerins, bracelets, pendants de nez ou d’oreilles, des disques d’or à l’effigie de Saint-Georges, du roi des Belges ou de l’État Indépendant.

Mangin fit un brusque mouvement.

— Vous comprenez, capitaine ?

— Parfaitement, répondit le jeune officier.

— Il importe donc de constater la chose. Le nombre des parures dorées nous fera connaître l’étiage exact des inquiétudes anglaises au sujet de notre mission. Il y aura également d’autres signes : je vous les indique sommairement. Vous rencontrerez des cotonnades suspectes, des spiritueux qui nous avertiront que nos chances de réussite augmentent. Enfin, quand vous serez abordé par des chefs noirs armés d’excellents fusils ; réjouissez-vous. Ils s’en serviront contre nous, naturellement ; mais cela voudra dire que décidément on nous juge capables de toucher le but[1].

Le commandant expliquait cela paisiblement, sans colère apparente contre les procédés employés par l’Angleterre.

Il est vrai que l’irritation n’eût servi de rien.

Les subsides britanniques ne sont pas distribués par les agents officiels, ce sont les agents libres et aussi, hélas ! les missionnaires anglicans qui se chargent de ces libéralités.

De telle façon que le gouvernement peut toujours répondre :

— Je n’y suis pour rien, ce sont là manœuvres de particuliers. Je les réprouve sans pouvoir les empêcher, car nous sommes un peuple libre, et chez les peuples libres, l’individu a tous les droits.

Il est bon d’ajouter que, si un citoyen de ce libre royaume s’avisait d’un acte profitable à la France, il serait pendu haut et court ; ce qui démontre bien que la liberté, en dépit des dires des philosophes, ne saurait être absolue, sous peine de dégénérer en licence.

— Je pars de suite, reprit le capitaine Mangin. Je conduirai l’une des reconnaissances.

— C’est cela. Avertissez les « cadres ».

— Parfaitement.

— Pas de brutalités. Aucune mesure vexatoire. Il s’agit simplement de nous renseigner.

— C’est entendu, mon commandant.

— Surtout pas d’imprudence, regardez sans en avoir l’air. Évitez que les indigènes devinent le but réel de nos mouvements.

Le capitaine inclina la tête, salua militairement et s’éloigna.

Ses collègues Baratier et Germain étaient occupés à surveiller : l’un, le chantier où gisaient les embarcations démontées ; l’autre, le hangar où s’amoncelaient vivres et munitions à mesure qu’arrivait un convoi.

Il appela donc de Prat, Dat, trois autres sous-officiers et leur communiqua les instructions du commandant.

Peu après, six petites fractions de la compagnie de tirailleurs prirent les armes, et chacune, suivant le gradé qui l’avait rassemblée, traversa l’étroite zone cultivée, ceinture verdoyante de Brazzaville, puis s’enfonça dans la brousse.

Toutes les reconnaissances rentraient le soir même.

Nulle part, elles n’avaient rencontré de résistance.

Par contre, elles avaient pu constater la justesse des prévisions du chef de la mission.

Partout les jeunes filles, les femmes aux nez épatés, aux lèvres épaisses, aux cheveux crépus, étaient parées des « gri-gris jaunes » (selon leur propre expression) que les Anglais pratiques appellent : livres sterling ou guinées.

Cela parut amuser énormément le commandant Marchand.

Et ici se place un incident joyeux, qui prouve qu’en véritable héros de France l’officier sait user à l’occasion des moyens[2] spirituels que l’on croirait réservés au seul vaudeville.

Le lendemain, 13 décembre, un sergent de race ouolof, faisant partie de la compagnie de tirailleurs, eut une longue conversation avec le commandant.

Il le quitta, le visage convulsé par un rire joyeux, qui découvrait ses dents blanches.

Puis il gagna la berge du fleuve.

Des piroguières okambas, qui avaient amené des volailles et des légumes au camp, étaient étendues sur le sable près de leurs embarcations.

Elles jacassaient, point désagréables à voir, avec leurs faces rieuses, étalant en plein soleil leurs jambes et leurs corps nus. Leur parure rudimentaire : des colliers, des bracelets de poignets et de chevilles, et un jupon de cotonnade descendant de la taille aux genoux, permettait d’admirer la vigueur sculpturale de ces commères noires.

Le sergent, Mohamet-Abar de son nom, en découvrit une qui, au contact des blancs, avait appris une sorte de « sabir » intelligible.

Et la conversation s’engagea.

Bientôt, le sous-officier parla beuverie et eau-de-vie, sujet de dialogue qui intéresse prodigieusement les populations nègres, sans distinction de sexe.

Il se plaignit de ses chefs, lesquels interdisaient les spiritueux aux soldats attachés à l’expédition.

Bref, il termina en exprimait le regret de ne pouvoir franchir le fleuve pour gagner Léopoldville, où il lui aurait été loisible de se gargariser d’un verre de rhum.

La comédie interprétée par le brave Ouolof eut un plein succès.

La batelière lui offrit de passer sur la rive belge, avec l’espoir de pouvoir, elle aussi, « si carré su verre d’eau-de-vie ».

Mohamed-Abar se fit prier.

Il avait parlé inconsidérément. Que diraient ses chefs s’ils apprenaient son escapade ?

Pour finir, il se rendit aux raisons de la pirogayeuse, sauta dans l’esquif et débarqua bientôt sur le quai de Léopoldville.

Dix minutes après, toute la ville savait la présence du tirailleur.

Point n’est besoin d’affirmer que mister Bright et miss Jane furent avertis des premiers.

Tous deux se rendirent aussitôt sur le quai.

Mohamed-Abar y était toujours, apparemment fort ennuyé par la curiosité indiscrète des habitants de la cité.

L’agent anglais s’approcha de lui, et, employant le français, non sans certaines syllabes gutturales qui trahissaient sa nationalité.

— Bonjour, bravo soldat, dit-il.

Le Ouolof le toisa et, dans son patois naïf :

— Bonjour, toi, pékin. Toi, bonne tête tout plein. Toi dire oh Mohamed trouver eau-de-vie ?

À cette question, le visage de Bright s’épanouit ; d’un buveur, on tire toujours peu ou prou de renseignements.

— Tu veux de l’eau-de-vie ?

— Oui, toi dire où ?

— Chez moi.

— Toi mercanti alors ?

— Non, mais ami des soldats français. Si tu veux m’accompagner, je t’offrirai du cognac et remplirai ta gourde.

Le nègre le considéra un instant d’un air soupçonneux.

— Cognac, ça cher. Toi vouloir beaucoup d’argent.

— Rien du tout. Je te l’offrirai en présent.

— En présent. Toi dire moi pas payer rien.

— C’est cela même.

Du coup, Mohamed lui ouvrit les bras.

— Oh ! toi, bon mercanti, viens faire embrasser avec moi. Et, bon gré, mal gré, il frotta sa face noire sur les joues rosées de l’agent britannique.

Après quoi, tous deux escortés par miss Jane, que cette accolade imprévue avait beaucoup divertie, se dirigèrent vers la maison de Bright.

L’Anglais tint parole.

Ce fut du véritable cognac qu’il versa à son hôte, dans la gourde duquel, suprême libéralité, il vida le contenu de la bouteille jusqu’à la dernière goutte.

Le sergent sénégalais sembla pénétré de reconnaissance.

Il baragouinait d’un ton attendri.

— Oh ! toi, bon pékin, aussi bon que cognac. Moi soldat, moi pas si riche. Si toi venir à Brazzaville, moi régaler toi aussi. Toi venir, dis, avec la fille blonde, qui rire de tout ce que Mohamed parler.

La jolie miss fit un signe imperceptible à son père et se rapprochant :

— Est-ce qu’une dame pourrait visiter votre camp ?

— Si, si, s’empressa de répliquer le noir, toi pouvoir si toi accompagné avec moi.

Elle minauda :

— Si papa y consentait, nous pourrions peut-être… je n’ai jamais vu un camp, cela m’amuserait.

— Oh ! lui consentir tout suite.

En parlant ainsi le Sénégalais se retournait vers Bright.

— Est-ce pas ? Toi, consentir… toi venir avec Mohamed.

L’agent, sans défiance, finit par répondre :

— Oui.

Ce qui provoqua chez Jane une véritable explosion de joie.

On discuta longtemps.

Enfin, il fut convenu que Mohamed-Abar déjeunerait avec ses nouveaux amis et que, le repas, achevé, tous traverseraient le fleuve et parcourraient le campement de la mission.

Le breakfast fut exquis.

Le sous-officier était l’objet des soins les plus attentifs.

Bright s’occupant de remplir son assiette, Jane d’éviter le vide à son verre, il mangea et but comme savent le faire les noirs quand on leur assure franche lippée.

Mais quelles que copieuses que fussent ses libations, il ne perdit pas de vue le but de son voyage. Pas un mot, pas un geste, n’indiqua à ses amphitryons qu’il avait une arrière-pensée.

En sortant de table, tout le monde était d’humeur joyeuse.

Les Anglais pensaient avoir capté la confiance du tirailleur, et celui-ci était bien certain de les avoir amenés où il le désirait.

On descendit vers le Congo en échangeant des propos affectueux.

Le canot de l’agent libre était amarré à quai.

Le dais rayé de bleu et de blanc fut déroulé, afin de protéger le joli minois de miss Jane contre les caresses brutales du soleil, et la traversée commença.

Curieusement, les Anglais considéraient la petite agglomération de Brazzaville avec ses quatre ou cinq maisons européennes, un peu à l’écart des cases indigènes.

Ils regardaient, en touristes, la construction de ces cases dont le support central est un arbre ébauché, autour duquel se dressent les murs et le toit conique. Bien simples ces habitations. Une seule ouverture, la porte. Deux chambres séparées par une cloison de nattes : la première commune, où l’on reçoit l’étranger, la seconde réservée à la famille, sanctuaire du sommeil, des fétiches domestiques et des coffres contenant la fortune de la maison.

L’embarcation atteignit ainsi la rive française et vint prendre place au milieu des nombreuses pirogues des pourvoyeurs rangées en ligne, la proue sur le sable.

Personne ne sembla faire attention aux nouveaux venus.

Ce qui amena Bright à communiquer à sa fille cette réflexion pleine d’humour :

— Étonnants ces Français. Ils ne se gardent pas plus en pays étranger que chez eux.

Et cette réponse malicieuse de la gentille blonde :

— Que voulez-vous, mon père. Le mouton qui doit être mangé n’a jamais eu de griffes.

Le proverbe anglais parvint aux longues oreilles de Mohamed-Abar.

Il se détourna pour cacher son large rire silencieux.

Et la promenade commença à travers les paillottes du campement.

Jane semble enchantée.

Tout lui est sujet à étonnement. Les armes en faisceaux, les ustensiles de campement, l’arrêtent, l’intéressent.

Il faut que tout lui soit expliqué.

Avec une ingénuité feinte, elle affirme vouloir conserver le souvenir de sa visite… aux braves soldats français.

Elle tire de son réticule, car elle a un réticule, tout comme si elle se promenait à Londres, au lieu d’être en pleine Afrique ; elle en tire


capitaine Baratier.


disons-nous, un mignon petit carnet. De son porte-mine d’or elle trace des lignes d’une écriture un peu anguleuse. Elle dessine même quelques silhouettes de tirailleurs.

Tout doucement, sans en avoir l’air, elle entraîne le sous-officier Mohamed vers le hangar qui abrite les charges.

Là, elle s’extasie.

— Que de rations, que de munitions ; jamais la petite troupe du commandant Marchand ne consommera tout.


Les rapides de l’Oubanghi à l’époque des hautes eaux


Avec une complaisance qui ne se dément pas, le Soudanais répond à ses questions, il pousse l’amabilité jusqu’à interroger ses camarades, voire même les gradés du « cadre européens », quand il ne sait pas.

Et Jane note : tant de rations, tant de cartouches, tant de ceci, tant de cela.

De temps à autre, elle adresse à son père un regard triomphant.

Elle semble lui dire :

— Admirez, voyez comme je comprends bien un service d’espionnage.

Lui, la considère d’un air tendre, ému.

Il se confesse que vraiment il possède une fille exceptionnelle.

Une fille qui fera sa gloire, lorsqu’il transmettra à l’Amirauté les notes si précises, si complètes, que la folle confiance des Français lui permet d’amasser.

L’inventaire du hangar est terminé.

Là, tout près, s’étend le chantier que remplissent les bateaux démontables ; on n’a pas encore eu le loisir de les assembler.

Jane a un cri de surprise, un joli cri de jeune fille, tel un gazouillement d’oiseau.

— Qu’est-ce donc que tous ces morceaux de métal ? On dirait de l’acier, de l’aluminium. C’est sans doute pour faire des présents, pour vous concilier les bonnes grâces des chefs dont vous traverserez les territoires ?

Et comme Mohamed-Abar fait entendre un gros rire sonore :

— J’ai dit une folie, j’imagine, continue-t-elle gentiment ; je vois que vous riez de moi. Ce n’est pas bien, mon ami noir ; je ne suis pas un militaire, moi, et je ne saurais être tenue de connaître tous vos engins de guerre.

Mais l’Africain paraît confus de s’être laissé aller à l’hilarité.

Il s’excuse, et, de plus en plus complaisant, il explique encore :

— Ce sont là les bateaux démontables de la mission,

— Des bateaux, ces choses-là, se récrie l’Anglaise ?

— Mais oui.

— Je ne croirai jamais cela.

Pour la persuader, Mohamed-Abar est obligé de la guider à travers le chantier.

Il lui détaille les opérations de montage et d’ajustage des différentes pièces des coques, des machines, du pont, des embarcations.

Cela intéresse bien vivement Jane, car elle ne se lasse pas d’interroger.

Et comme le Soudanais ne se lasse pas de répondre, elle apprend le tonnage, le gabarit de chaque bateau, son tirant d’eau, la force des machines.

Et les pages du carnet se couvrent de notes ; le porte-mine court fiévreusement sur le papier.

La visite est terminée.

Les Anglais savent tout ; ils ont tout vu, tout sans exception.

Maintenant ils vont regagner leur canot.

Ils peuvent retourner à Léopoldville, leur moisson est complète. Le gouvernement britannique connaîtra les forces dont dispose la mission, tout aussi bien que le commandant qui l’a organisée.

Pas de danger qu’ils se trompent, que les chiffres se brouillent dans leur tête, qu’ils omettent un détail essentiel.

Le carnet est là pour assurer leur mémoire.

Malgré eux, leurs traits expriment le triomphe, et c’est avec une ironie transparente qu’ils disent à leur guide combien ils regrettent de le quitter.

Ils espèrent bien le revoir.

Et Mohamed, qui est un grand « blagueur », comme tous les Ouolofs, leur répond en clignant des yeux le plus comiquement du monde.

— Moi voir toi tous les jours, fille blonde. Toi jolie ; moi triste si pas voir et rire avec toi.

Ce dont Jane s’amuse, s’amuse comme une enfant.

Comme les hommes sont bêtes… tous, tous sans exception… la couleur n’y fait rien. Blancs, rouges, jaunes ou noirs, ils sont hypnotisés par deux yeux de femme et ne soupçonnent pas les complications du cerveau qu’abritent le front poli et la chevelure soyeuse.

Avant la séparation, Mohamed veut absolument conduire les Anglais à la cantine.

Car la mission a une cantine, une grande tente de toile, au milieu de laquelle trône Bouba, la vieille Congolaise, qui rit toujours en montrant ses gencives dont les dents sont absentes ; Bouba qui dit à chaque consommateur :

— Bouba, plus dents. Li dents parties, grand voyage. Li dents à ti partir bien plus tôt avant mi miennes reveni.

Elle est coquette néanmoins, la vieille Bouba. Elle a une chemise de soie, jadis verte, qui décollète ses épaules noires, un jupon écossais, et de larges babouches rouges cachent ses pieds nus.

À force de patience, elle a réussi à donner à sa toison crépue, l’apparence d’un chignon, dont l’extrême pointe est cachée sous son chapeau rose.

Bouba s’empresse autour de Jane.

— Quoi ti boi, petit cœur, dit-elle. Soif, bé sur, li souleil routit.

Et ne recevant pas de réponse, elle continue :

— Ti boi Itoutou, ti vouloi…

Mais l’itoutou, boisson fermentée extraite des fruits de l’arbre Djoriga (Aubrya Gobonensis) ne paraît pas tenter Jane.

La jeune fille hésite ; alors Bouba lui montre un petit fût sur lequel est écrit : Porto.

Cela fait partie des provisions de la mission.

— Porto, bonno eau di raisin… li fara ta joue rose, ti joulie tout plein.

Alors Jane se décide.

Le porto jouit d’une estime particulière en Angleterre.

Et puis c’est si drôle de se faire offrir du porto, dans une cantine, par un soldat noir.

Quelle aventure, pleine de couleur (sans calembour) à consigner dans sa prochaine lettre à ses amies d’Angleterre, à ses anciennes condisciples de l’institution Phileabog, de Chatham.

Bright, très égayé aussi, s’absorbe dans la confection d’un cognac coktail.

Certainement pour le coktail, le whiskey est préférable à l’eau-de-vie française, mais quand on n’a sous la main que cette dernière, il faut savoir s’en contenter. À la guerre comme à la guerre. In the war as in the war.

Soudain, un sergent entre sous la tente.

Celui-ci est un blanc.

Il s’approche des Anglais, et avec politesse :

— Pardon de vous troubler, Monsieur, Mademoiselle, mais Monsieur le médecin-major Emily a entendu dire que vous habitiez Léopoldville.

— C’est exact, répond Bright.

— Alors, seriez-vous assez aimables pour me suivre auprès de lui. Il désirerait vivement converser avec vous.

— Converser de quoi, grommelle l’Anglais ?

Mais Jane l’interrompt vivement :

— Nous ferons avec grand plaisir la connaissance du docteur. Nous comprenons parfaitement son désir. Après quelques mois de brousse, on est heureux de trouver des personnes avec lesquelles on puisse causer.

Bright opine de la tête.

Et le père et la fille se séparent de Mohamed-Abar en l’invitant à revenir goûter leur cognac à Léopoldville.

Précédés par le sergent qui est venu les chercher, ils se dirigent vers le village de Brazzaville.

À la porte de l’une des maisons, le sous-officier s’arrête.

Il heurte.

Presque aussitôt on ouvre.

— Les personnes que le major a demandées.

C’est un caporal infirmier qui reçoit les visiteurs.

Il les fait entrer, les conduit dans une petite pièce, sombre parce que toutes les ouvertures sont fermées par des contrevents de bois.

Évidemment le docteur craint la chaleur ; il se barricade contre elle.

Deux minutes se passent. Un homme au visage souriant pénètre dans la salle.

Il salue avec la plus parfaite aisance :

— Mademoiselle, Monsieur, excusez l’indiscrétion d’un homme privé depuis plusieurs semaines de la vue de personnes avec lesquels il lui soit loisible d’échanger quelques idées.

Cela est dit si naturellement que les Anglais répondent par un sourire agréable.

Le docteur leur tend les mains, ils y placent les leurs.

Mais alors la scène change.

Les traits du médecin se rembrunissent soudain :

Il murmure entre ses dents :

— Oh ! oh ! qu’est cela ?

Il a saisi les poignets de l’agent, de sa fille.

Il leur tâte le pouls.

— Ah ça ! que signifie cette plaisanterie, gronde Bright.

M. Emily secoue la tête.

— Vous riez, malheureux, alors que le cas est aussi grave.

— De quoi parlez-vous ?

— De votre santé.

— De ma santé, jamais elle n’a été aussi bonne.

— Erreur profonde.

— Erreur ?

— Complète. Vous êtes malade à ce point, cher monsieur et vous aussi, ma gracieuse demoiselle, que, si vous ne vous conformiez pas absolument à mes prescriptions, je ne donnerais pas un penny de votre vie.

Le père et la fille se regardent.

La même pensée est dans leurs yeux.

— Cet homme est fou, positivement fou.

Mais M. Emily reprend :

— Avant tout, il faut vous persuader. Vous êtes atteint de la fièvre jaune.

— Nous !

C’est un cri de terreur qui s’échappe de leurs lèvres au nom de la terrible maladie.

Le docteur les rassure bien vite :

— Ne vous effrayez pas, je vous assure que vous ne courez aucun danger si vous restez dans cette chambre. Un mois, six semaines suffiront pour vous tirer d’affaire.

— Un mois, six semaines, s’exclament les Anglais.

— Au moins, reprend d’un ton paterne, le docteur redevenu souriant.

Et très sérieusement :

— Mais ne perdons pas notre temps en vaines récriminations.

— Pourtant.

— Il faut avant tout vous séparer des objets qui vous ont communiqué cette vilaine fièvre.

— Des objets qui… ?

Bright, Jane regardent autour d’eux avec épouvante.

Ils tiennent leurs mains en l’air, loin de leurs vêtements comme s’ils craignaient de toucher l’étoffe.

Ils ont peur, une peur atroce.

La jolie blonde a laissé tomber son réticule.

M. Emily s’en saisit, l’ouvre, en tire le carnet de l’Anglaise.

Et le tenant du bout des doigts.

— Voici le coupable, dit-il.

Alors Jane comprend.

Elle se précipite en avant, veut reprendre le carnet.

Doucement le docteur la repousse.

— Ne jouez pas avec la mort, malheureuse enfant, reprend-il d’un ton moitié grave, moitié badin. Ce calepin contient des notes qui vous convaincraient d’espionnage, vous et monsieur votre père, si elles n’étaient l’œuvre du délire qui précède toujours la fièvre jaune.

Et avec une nuance de sévérité :

— Restez ici ; vous ne manquerez de rien. Dans un mois, vous en sortirez complètement guérie, je l’espère.

Jane est atterrée.

Sans voix, sans un geste, elle a courbé la tête.

Son triomphe s’est transformé en défaite.

Ce sont les Français qui l’ont jouée.

Ils ont, dans son carnet, des preuves suffisantes pour l’emprisonner, la condamner comme espionne, sans que le gouvernement anglais soit en droit d’intervenir.

Elle tremble, elle enrage.

Mais toute résistance est inutile. Il lui faut se soumettre.

La petite comédie bouffe, organisée par le commandant, était arrivée à sa dernière scène.

À dater de ce jour, le campement français compta deux hôtes de plus.

Les attentions les plus délicates entourèrent les prisonniers.

Et comme un bienfait n’est jamais perdu, la mission trouva désormais les porteurs, les ouvriers dont elle avait besoin.

Tous les obstacles disparurent.

Malgré les pluies diluviennes, les effroyables orages journaliers, la température étouffante (moyenne 37° centigrades à l’ombre) qui, pendant la saison des pluies (octobre à mai), causent à l’Européen une transpiration constante, un ralentissement de la circulation sanguine, un invincible alourdissement du cerveau ; malgré tout, les bateaux se montèrent, et, le 13 janvier 1897, le capitaine Mangin quitta Brazzaville avec trois vapeurs qui emportaient ses tirailleurs, des porteurs et onze mille charges.

Le 24 du même mois, le steamer La Ville-de-Bruges suivait avec onze cents charges et toutes les embarcations.

Enfin le 1er mars, le commandant partait à son tour.

Il avait pris passage sur un bateau à marche rapide, et il put ainsi rejoindre ceux qu’il avait envoyés en avant, un peu au-dessus du confluent de l’Oubanghi et du Congo.

Quelques jours avant son départ, le docteur Emily, qui venait, chaque matin, visiter les prisonniers anglais, les avait déclarés guéris.

Lui-même les avait accompagnés jusqu’au bord du fleuve, les avait installés dans une pirogue préparée pour les recevoir.

Mais, avant de donner aux rameurs l’ordre de se mettre en marche, il s’était penché vers Jane et lui avait murmuré à l’oreille :

— Je suis heureux d’avoir sauvé une aussi ravissante personne. Mais ne dédaignez pas de prendre beaucoup de précautions, car dans ces terribles fièvres, ce qu’il faut craindre surtout ce sont les rechutes.

Sur un geste de lui, les pagayeurs imprimèrent à l’esquif une impulsion rapide.

M. Emily salua de la main, cria encore :

— Gare aux rechutes.

Et revint paisiblement rejoindre le commandant Marchand avec lequel il devait s’embarquer.

Nous verrons bientôt si miss Jane et mister Bright tinrent compte de sa recommandation.

  1. Sic.
  2. Cet épisode réjouissant est authentique.