Bureaux du Siècle Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 299-306).

V

LE REMOULEUR.


Si le village du Bout-du-Monde offrait, vu d’une certaine distance, un aspect qui eût délicieusement ému le poëte et l’artiste, il avait aussi, vu de près, un air de propreté, d’aisance et même de richesse qui n’eût pas moins charmé un homme positif et ami du comfortable, suivant l’expression toute moderne empruntée aux Anglais. Chaque maison, soigneusement blanchie, isolée par des bouquets d’arbres, et dont le toit d’ardoises se cachait dans le feuillage, s’élevait de un ou de deux étages, suivant l’importance de la famille qui l’occupait. Rien n’y rappelait à la pensée, comme nous l’avons dit, cette misère profonde qui ronge aujourd’hui les habitans des Alpes françaises ; tout y dénotait au contraire l’abondarice, le bien-être et la paix. Les habitans, proprement vêtus dans leur simplicité, avaient un air calme et content quoique grave ; il semblait qu’une divinité bienfaisante eût pris sous sa protection cet Éden en miniature conquis sur le désert. Mais ce qui frappait surtout les voyageurs, c’était le profond respect et en même temps la tendre affection que les habitans du village, sans exception, témoignaient à Martin-Simon. Les petits garçons qui jouaient sur le bord du chemin s’interrompaient dans leurs joyeux ébats pour le saluer ; les jeunes filles lui adressaient leur plus belle révérence et leur plus gracieux sourire ; les hommes étaient leur bonnet montagnard d’aussi loin qu’ils apercevaient le bailli, et quelques vieillards, à qui par déférence pour leur âge il serra la main en passant, semblaient plus fiers de cette faveur que de leurs beaux cheveux blancs qui tombaient en boucles argentées sur leurs épaules. On n’avait pas exagéré le pouvoir de Martin-Simon dans le village qu’il avait fondé : c’était un roi, que l’on respectait comme un père, que l’on aimait comme un ami. Tous ces hommages, à en juger par l’empressement qu’on mettait à les rendre, étaient volontaires et résultaient d’une reconnaissance sans cesse avivée par de nouveaux bienfaits. Il y avait des gens qui, des hauteurs avoisinant le village, à une distance d’un quart de lieue, se croyaient obligés d’ôter leur bonnet à la vue de Martin-Simon, comme ceux qui se trouvaient à quelques pas de lui.

De son côté, le roi du Pelvoux regardait d’un œil paternel les braves paysans qui accouraient pour le saluer après une absence de quelques jours. Il avait pour chacun d’eux un sourire, un geste bienveillant, une parole amicale ; il paraissait satisfait d’eux comme ils paraissaient satisfaits de iui, et tous les habitans du village formaient, une grande famille dont il était le patriarche.

Ces observations frappèrent si vivement le chevalier, qu’il oublia un instant sa haine pour Michelot, son voisin, et qu’il lui dit à voix basse :

— Cet homme est vraiment un inagicien ; ce pouvoir est presque surnaturel.

— Vous n’êtes pas à bout de ses prodiges, répondit le procureur en souriant malicieusement ; mais il m’a fait promettre le secret.

On arriva dans la maison même de Martin-Simon. Elle s’élevait près de l’église, adossée à l’immense rocher qui préservait le village de la chute des avalanches dans la mauvaise saison. Elle était un peu plus grande que les autres, mais elle ne semblait ni plus somptueuse ni plus élégante. La façade s’ouvrait sur une espèce de petite place taillée presqu’entièrement dans le roc et qui servait de lieu d’assembléele dimanche aux habitans du vallon. De chaque côté de la façade, une muraille qui atteignait la hauteur du premier étage soutenait une terrasse sur laquelle prospéraient de beaux arbres fruitiers. Le roc lisse et poli dominait, par derrière le bâtiment, la terrasse, les arbres, et s’élançait perpendiculairement comme une immense tour.

La plupart de ceux que l’on avait rencontrés en traversant le hameau, soit par curiosité, soit pour faire honneur à leur bailli, avaient suivi le cortège ; aussi, lorsque l’on arriva dovant l’habitation, cette troupe nombreuse produisît-elle sur la place un tumulte inaccoutumé. Aussitôt la porte de la maison s’ouvrit, et une grande jeune fille brune, aux dents blanches, aux yeux bleus, à la physionomie douce, mais froide, parut sur le seuil. Tous les gens du pays portèrent la main à leur chapeau.

— Voici ma fille, dit Martin-Simon avec complaisance, en désignant la jeune villageoise aux voyageurs, voici ma bonne Margot !

Les traits de Marguerite Simon étaient corrects et réguliers, quoique hâlés par l’action du soleil et du grand air, Ses proportions étaient nobles, et en général toute sa personne attestait cette pureté de sang, cette vigueur de constitution qu’on admire tant dans les femmes du Piémont et de la Savoie. Elle avait un air sérieux et réfléchi qui seyait merveilleusement à son visage ; son port était grave, presque majestueux, et l’on savait dans le pays que son caractère ne démentait pas sa physionomie. On disait qu’elle était bonne et compatissante pour les autres, mais d’une inflexibilité dans ses principes qui allait jusqu’au puritanisme ; elle parlait peu, mais chacune de ses paroles était frappée au coin de la raison et de la vérité. De plus, Marguerite, ou Margot, comme son père l’appelait familièrement, joignait à toutes ces belles qualités des natures primitives une instruction solide que lui avait donnée le pauvre magister si enthousiaste de Virgile, et un jugement sûr qu’elle tenait de Martin-Simon.

Son costume était simple et sans ornemens. Elle portait un casaquin de bure brune, dont le jupon court, rayé de rouge et de noir, laissait voir ses bas à coins brodés. Elle avait sur la tête un de ces chapeaux de paille qu’ont si étrangementembellis les bergères d’opéra, et qui dans sa simplicité ne manquait pas de grâce. Mais rien dans son extérieur ne révélait cette coquetterie qu’on pardonne si volontiers aux jeunes filles. Marguerite ne semblait pas se douter qu’elle était belle et que l’arrangement des plus simples vêtemens pouvait ajouter quelque chose à sa beauté. Elle était trop fière sans doute pour laisser soupçonner en elle ces frivoles instincts de femme, ou peut-être en était-elle dépourvue. Enfin, le caractère général de sa personne était plutôt la noblesse que la grâce et la naïveté.

Marguerite enveloppa les deux inconnus d’un regard pénétrant et rapide, pendant qu’ils descendaient de cheval, mais en voyant les yeux de Marcellin se diriger de son côté, elle rougit et baissa la tête. Martin-Simon courut à elle.

— Eh bien ! demanda-t-il avec précipitation, est-il venu ?

— Pas encore, mon père, murmura la jeune fille.

La figure de Martin-Simon s’éclaircit.

— Espérons qu’il ne viendra pas, reprit-il ; sa présence nous gênerait singulièrement en ce moment… Mais, dis-moi, ma chère enfant, as-tu suivi mes ordres à l’égard de cette dame étrangère ? as-tu pris soin qu’elle ne manquât de rien ?

— J’ai fait de mon mieux, mon père ; mais elle est bien inquiète au sujet de…

Elle s’arrêta et sembla chercher timidement quel était celui des deux voyageurs qui excitait les inquiétudes d’Ernestine.

— Enfin nous voici sains et saufs, reprit le roi du Pelvoux en souriant ; je pense que toi aussi, ma chère Margot, tu avais à mon sujet des inquiétudes, mais te ne voudras pas en convenir, petite orgueilleuse… Allons, rassure-toi ; tout s’est passé pour le mieux, et il est résulté de ce conflit que nous avons trois hôtes au lieu de deux.

En même temps il se détourna légèrement, comme pour présenter à sa fille les deux voyageurs, qui s’avançaient vers elle après avoir abandonné leurs chevaux à une espèce de domestique.

— Qu’ils soient les bienvenus l’un et l’autre dans notre maison, dit Marguerite en s’inclinant avec une dignité naturelle.

Michelot et surtout le chevalier se confondaient en politesses. Mais l’honnête Martin-Simon poussa doucement Marcellin vers sa fille, en disant avec familiarité :

— Allons, pas tant de cérémonies ; nous sommes de bonnes gens, nous. Chevalier de Peyras, embrassez votre… embrassez Marguerite.

Le gentilhomme, attribuant aux mœurs simples en patriarcales du pays ce qu’il y avait d’insolite dans cette invitation, s’approcha de Marguerite avec toute la galanterie prescrite par la mode du temps en pareil cas, mais la jeune fille resta immobile. Elle ne fit pas un mouvement pour se prêter à la légère familiarité ordonnée par son père, en apparence avec si peu de convenance. Cependant lorsqu’elle sentit les lèvres du chevalier effleurer ses joues fraîches et brunes, un vif incarnat colora son visage, et elle se rejeta en arrière d’un air d’effroi.

Mais cette émotion fut courte, et personne n’eut le temps de la remarquer. Marguerite se hâta de rentrer dans la maison, et pendant que son père prenait congé des montagnards qui l’avaient accompagné jusqu’à l’endroit où il avait trouvé Peyras aux prises avec Michelot, elle introduisit ses hôtes dans la salle à manger, où un repas subtantiel était préparé pour eux.

Cette salle, située au rez-de-chaussée, avait un aspect propre et gai, comme tout ce qui dépendait de cette charmante habitation. Le plancher en bois de sapin était frotté avec un soin extrême ; les poutres du plafond étaient sculptées avec un goût bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre dans ce village écarté. Les lambris, peints en blanc, avec une légère guirlande de fleurs qui courait le long des moulures, n’avaient pour ornement que deux médaillons à cadres dorés qui semblaient être des portraits de famille : l’un représentait un vieillard à mine triste et pensive, en costume de montagnard ; l’autre, une femme à visage frais et vermeil, en costume de bergère, poudrée et la houlette à la main. Quelques chaises en paille ouvragée, et une grande table sur laquelle était étalée un joli service de faïence blanche et d’argenterie, complétaient l’ameublement de cette salle, où pénétrait l’air parfumé des montagnes à travers de fins rideaux de mousseline.

Les étrangers tombaient de surprise en surprise ; ce luxe bien entendu, cette richesse modeste, ce bien-être qui se montraient en toutes choses autour d’eux, les ravissaient d’admiration. Mais à peine avaient-ils eu le temps d’examiner dans ses principaux détails l’élégante salle à manger de Martin-Simon, qu’une voix bien connue vint faire tressaillir le chevalier de Peyras.

— Marcellin ! criait-on, est-ce vous ? m’êtes-vous donc enfin rendu ?

En même temps, une jeune fille, vêtue à peu près de la même manière que Marguerite, s’élança dans la salle, et, par un élan spontané plus fort que toute considération vint se jeter dans les bras de Marcellin.

Mademoiselle de Blanchefort, en empruntant à la fille de son hôte les parties les plus importantes de sa toilette, avait tiré cependant de sa propre valise quelques effets plus mondains, qu’elle avait ajoutés aux autres ajustemens. Il était enrésulté dans sa mise un charmant mélange de simplicité et de richesse, qui convenait parfaitement à sa figure pâle, à ses proportions délicates. Ses longs cheveux se déroulaient en boucles naturelles autour de sa tête nue, et si elle avait paru belle dans son équipage de cavalier, elle était vraiment charmante, maintenant qu’elle avait repris avec le costume de la femme ses grâces et sa touchante faiblesse.

Marcellin, en retrouvant sa jeune compagne, dont il avait pu se croire un moment séparé pour toujours, se montra plus froid peut-être qu’elle n’aurait dû s’y attendre.

— Ernestine, dit-il, je vous remercie d’avoir été si prompte à m’envoyer du secours. Sans cette promptitude, je ne sais ce qu’il fût advenu de moi.

— Hélas ! ce n’est pas moi que vous devez remercier. Quand je suis arrivée ici, j’étais incapable d’agir et de parler ; mais déjà Martin-Simon était averti par le maître d’école… C’est lui qui a tout fait, lui et sa généreuse fille. En ce moment, elle leva les yeux sur Marguerite, qui, debout à quelques pas, les examinait avec une attention singulière.

Mademoiselle de Blanchefort saisit la main du chevalier et l’entraîna rapidement vers sa nouvelle amie.

— Le voici, dit-elle en souriant à travers ses larmes. Si vous saviez combien je l’aime !

— Si j’avais eu un frère, dit Marguerite avec mélancolie, je l’eusse aimé comme vous aimez le vôtre.

Ce mot de frère, qui rappelait l’erreur de Marguerite, troubla mademoiselle de Blanchefort, et elle baissa la tête d’un air de confusion. Le chevalier lui-même ne put s’empêcher de se sentir embarrassé devant la jeune montagnarde si austère et si pure. Celle-ci promena ses yeux de l’un à l’autre, ne comprenant pas ce qui avait pu, dans les paroles qu’elle avait prononcées, frapper si vivement ses auditeurs. Marcellin fut le premier à surmonter son embarras.

— Mademoiselle Marguerite croit donc, dit-il avec un accent qui tenait le milieu entre la simple galanterie et un sentiment plus sérieux, qu’il ne peut y avoir d’autre affection vive que celle d’un frère ou d’une sœur ?

— Il y a encore celle d’un enfant pour son père et d’un père pour son enfant, répondit Marguerite de sa voix grave et ingénue à la fois.

Le chevalier se taisait en souriant.

— Mademoiselle, reprit-il enfin d’un ton gracieux, je croyais que vous étiez trop belle pour ignorer encore qu’il existe un autre sentiment dont vous ne parlez pas.

La fière Marguerite se redressa brusquement, jeta un regard irrité au chevalier, et sortit aussitôt de la salle.

— Vous l’avez fâchée, dit Ernestine avec dépit ; ne pouviez-vous donc vous abstenir de galanteries ?

Marcellin haussa les épaules.

— Elle n’est point fâchée, mais seulement effarouchée, reprit-il ; c’est peut-être la première fois que cette jeune sauvage reçoit un compliment ; il n’est pas mal qu’elle s’y habitue.

Mademoiselle de Blanchefort prit un air boudeur. En ce moment, Michelot, qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart dans un coin de la salle, s’approcha d’elle et lui dit en s’inclinant profondément :

— Mademoiselle de Blanchefort est-elle donc si occupée de ses nouvelles connaissances qu’elle ne fasse plus attention aux anciennes ?

En apercevant le procureur, Ernestine poussa un cri d’effroi, et s’avança vers le chevalier, comme pour implorer son appui.

— Encore lui ! s’écria-t-elle ; cet homme ici ? Marcellin, vous m’avez trompée, tout danger n’est pas passé pour nous ; cet homme nous perdra.

— Que Dieu le préserve de l’essayer ! dit le chevalier avec menace.

Le procureur fut un peu décontenancé par cette vive expression de la haine d’Ernestine.

— Vous êtes cruelle pour moi, mademoiselle, dit-il avec amertume, et mon titre d’ami de votre père eût dû me mettre à l’abri d’une pareille injustice. Il est vrai que la mission que j’avais reçue de monsieur le lieutenant-criminel, mon digne patron, avait précisément pour but de contrarier vos projets ; mais c’est avec une vive satisfaction que j’ai vu la possibilité d’arranger cette affaire suivant vos désirs et suivant ceux de monsieur de Blanchefort ; je serai le premier à approuver un mariage qu’il aura sanctionné de son consentement.

Ces paroles si positives firent une vive impression sur les deux fiancés.

— Michelot, demanda le chevalier avec vivacité en se levant, parlez-moi avec franchise : est-ce que vous avez des raisons sérieuses de penser que nous obtiendrons le pardon de monsieur de Blanchefort, par l’intervention de notre mystérieux protecteur ?

— Votre mystérieux protecteur vous assure que vous l’obtiendrez ! s’écria gaiement Martin-Simon, qui rentrait en ce moment et qui avait saisi au bond ces dernières paroles ; demain matin, monsieur Michelot retournera à Lyon avec une lettre pour monsieur le lieutenant lui-même, et dans quelques jours d’ici, c’est-à-dire après le délai rigoureusement nécessaire pour aller à Lyon et revenir, nous pourrons célébrer votre union dans l’église du Bout-du-Monde, de l’aveu même de ce père impitoyable.

— Oh ! faites cela, monsieur, dit Ernestine avec chaleur ; obtenez le pardon de mon père, et je vous bénirai toute ma vie !

Peyras était devenu pensif.

— Et vous ne pouvez, dit-il à Martin-Simon, me faire entrevoir les moyens que vous comptez employer pour vaincre une obstination que je sais presque invincible ?

— C’est mon secret, dit le roi du Pelvoux en se frottant les mains ; je vous dirai tout lorsque nous aurons réussi. Je suis habitué à ne supporter aucune contrariété ; si je vous mettais dans ma confidence, vous trouveriez à mes projets une foule d’obstacles et de difficultés que je saurai bien surmonter. J’aime à rendre service, mais à ma manière, et il faut que ceux que je sers me laissent mon humeur, toute bizarre qu’elle leur paraisse.

En ce moment, Marguerite rentra suivie de deux domestiques. Martin-Simon posa rapidement un doigt sur sa bouche, et il invita les assistans à se mettre à table.

Une sorte de gêne régna parmi les convives pendant le repas. Marguerite, assise en face de son père, ne semblait avoir aucune autre préoccupation que celle de faire, avec une politesse froide mais attentive, les honneurs de la table. Ernestine était rêveuse, et le chevalier observait avec intérêt ce qui se passait autour de lui. Michelot seul tenait bravement tête au maître de la maison et pour la conversation et pour l’appétit.

Une place était restée vide au bas bout de la table, et Marcellin remarqua que le roi du Pelvoux tournait fréquemment les yeux du côté de la porte, comme si l’on eût attendu un nouveau convive. Il en fit l’observation à son hôte, qui répondit négligemment que cette place était réservée au maître d’école, son commensal ordinaire ; mais que sans doute ce jour-là quelque distraction avait fait oublier au vieux pédagogue l’heure du dîner, à moins que la présence des étrangers ne l’eût mis en fuite, car il était timide comme un enfant.

Le chevalier n’avait aucune raison de révoquer en doute cette explication fort naturelle, et il continua d’exercer son ardente curiosité sur tout ce qui s’offrait à ses regards. Bientôt il s’aperçut que le maître du logis buvait dans un gobelet d’argent, de forme antique, sur lequel étaient gravées des armoiries à demi effacées par le temps. Il se pencha sans affectation pour reconnaître cet écusson, qui pouvait le mettre sur la voie de quelque découverte, mais le roi du Pelvoux, bien qu’il parût vivement engagé avec Michelot dans une discussion de droit, remarqua ce mouvement : il saisit précipitamment le gobelet et le porta a ses lèvres. Le chevalier, pris en flagrant délit d’indiscrétion, tourna la tête en rougissant légèrement. Lorsqu’il jugea à propos de continuer son examen, l’objet qui avait attiré son attention avait disparu, et avait été remplacé par un verre de cristal ordinaire, plein jusqu’au bord de vin de l’Ermitage.

Cette circonstance le préoccupa pendant le reste du dîner. Enfin les voyageurs allaient se retirer pour prendre un peu de repos que les fatigues de la veille et de la matinée leur rendaient nécessaire, lorsque le bruit d’une discussion animée qui avait lieu au dehors, et qui bientôt retentit dans la maison même, vint attifer leur attention. Il était facile de distinguer au milieu du bruit la voix criarde du maître d’école, à laquelle répondait une voix rauque, caverneuse, que les hôtes de Martin-Simon n’avaient pas encore entendue. Les deux personnages parlaient d’un ton de plus en plus élevé à mesure que la querelle s’échauffait : les convives firent silence pour écouter.

Maturate fugam ! s’écria Eusèbe Noël, toujours fidèle à son Virgile ; hors d’ici, vaurien, menteur effronté ! Il n’y a rien à faire pour vous dans une maison où vous vous êtes conduit d’une manière si honteuse la dernière fois que vous y êtes venu. Prenez-vous la demeure du roi du Pelvoux pour un cabaret, vieil ivrogne que vous êtes ? Je ne m’étonne plus si ce matin les sortes virgilianæ m’avaient annoncé une visite désagréable pour le bailli. Quis novus hic nostris… ? Et moi qui avais attribué ce mauvais présage à ces pauvres étrangers qui sont ici ! Dî, prohibete minas !

— Ah çà ! que diable me chantez-vous là ? reprit la grosse voix avec un accent auvergnat fortement prononcé ; depuis quand donc êtes-vous chargé, monsieur Noël, d’empêcher les gens de parler au bailli, s’ils en ont la fantaisie ?

— Vous avez dit hier, dans un cabaret du Monestier, que vous comptiez venir faire votre tournée par ici, et le bailli ne veut pas vous voir, j’en suis certain. Allons, tournez-nous les talons et allez vous enivrer ailleurs, vieux sac à vin que vous êtes !

— Sac à vin ! sac à vin ! grommela la grosse voix d’un ton irrité. Prenez garde à vos paroles, monsieur le savant ! Croyez-vous donc que j’aie déjà oublié le jour où vous m’avez fait entrer chez vous pour me griser et me tirer les vers du nez à propos du bailli ?… Mais vous aviez affaire à plus fin que vous ; je ne dis rien, et vous tombâtes ivre mort sous la table, souvenez-vous-en !

La voix du maître d’école baissa tout à coup et murmura quelques mots que l’on ne put entendre.

— Et moi je ne veux pas me taire ! s’écria l’Auvergnat avec rudesse ; mes affaires avec le, bailli et sa fille ne vous regardent pas. Je veux entrer, moi !… Eh bien ! si l’on n’est pas content de me voir, on me le dira à moi-même ; mais on ne l’osera pas. Est-ce que le bonhomme Martin-Simon m’en voudrait pour la petite ribotte que j’ai faite ici la dernière fois que je suis venu ? Je n’ai pas parlé contre lui, et je suis sûr, voyez-vous, qu’il n’aura pas le cœur de chasser son ami Raboisson, le gagne-petit, tout roi du Pelvoux qu’il est !

Dès les premières paroles qu’avait prononcées ce personnage, Martin-Simon avait pâli et s’était levé brusquement. Margot s’était levée aussi, sans toutefois que son sang-froid habituel en fût troublé, et un colloque à voix basse s’était établi entre le père et la fille. Les étrangers se regardaient avec étonnement, ne sachant où allait aboutir cette scène singulière.

Cependant la dispute continuait au dehors.

— Et moi, je vous dis, reprenait Eusèbe Noël en s’échauffant, que vous n’êtes pas digne de paraître dans une honorable compagnie telle que celle qui est là dans la salle à manger… Ne sutor ultra crepidam !

— La salle à manger ! répéta la grosse voix d’un ton railleur, il doit y avoir de ce côté de l’ouvrage pour moi… Allons, laissez-moi faire mon état…

Il sembla que le maître d’école fut repoussé d’une main vigoureuse, et la voix chanta sur le ton si connu des gagne-petits parisiens :

— Voilà le repasseur de couteaux, de ciseaux, le raccommodeur de faïence !

Au même instant, celui qui s’annonçait avec tant d’impudence, vieillard déguenillé, à tournure ignoble, entra dans la salle basse, portant sur son dos voûté la machine à aiguiser qui était l’instrument de sa profession.

À cette vue, tous les convives se levèrent, et mademoiselle de Blanchefort poussa un léger cri d’effroi. Les sourcils noirs de Martin-Simon se crispèrent de fureur, et il saisit convulsivement une bouteille pour la lancer à la tête de l’audacieux intrus : un mot de sa fille le retint a temps :

— Il est ivre, murmura-t-elle.

Le montagnard déposa la bouteille sur la table avec tant de violence qu’elle se brisa.

— Que veux-tu, misérable ? s’écria-t-il ; que viens-tu faire encore ici ? Ne t’ai-je pas défendu de reparaître jamais devant moi ?

Raboisson, puisque tel était le nom du gagne-petit, parut perdre beaucoup de son assurance en reconnaissant dans les convives des personnages plus importans que ceux qu’on voyait d’ordinaire au Bout-du-Monde, et, malgré son ivresse, il éprouva quelque honte de son acte d’insolence. Il resta donc debout au milieu du salon, ne sachant s’il devait reculer ou avancer, et il répondit avec une sorte de regret :

— Pardon ! excusez, la compagnie… je ne savais pas… je voulais seulement demander si vous aviez de l’ouvrage pour moi.

— Il n’y a ici pour toi que…

Un regard de Marguerite arrêta sur les lèvres de son père la menace qui allait s’en échapper. Le bailli se ravisa tout à coup.

— J’oublie que tu n’es pas payé pour savoir vivre, reprit-il ; allons, va à la cuisine, demande un morceau à manger, et surtout tâche de ne plus parler du ton de tout à l’heure, si tu ne veux pas que nous nous brouillions tout à fait.

Il est évident que Martin-Simon, en prononçant ces derniers mots, faisait violence à son indignation. Un seul geste impoli de la part de Raboisson en ce moment aurait infailliblement déterminé une explosion. Mais le vieil Auvergnat parut comprendre le danger, car il se contenta de murmurer un remerciement, et, après avoir fait une gauche salutation, il sortit d’un pas lourd, toujours chargé de la machine à aiguiser qui semblait être à demeure sur ses larges épaules.

— Veillez à ce qu’on ne le laisse pas trop boire, dit Martin-Simon au maître d’école, qui était resté sur le seuil de la porte sans oser avancer, et qu’il vienne me parler dans quelques instans.

Eusèbe fit un signe d’intelligence et suivit le gagne-petit.

Un silence pénible régna dans la salle, dès que Raboisson eut disparu.

— Voici une assez sotte interruption, reprit enfin le roi du Pelvoux en cherchant, mais inutilement, à retrouver la gaieté qu’il avait au commencement du dîner ; ce vieux drôle est parfois d’une familiarité insupportable ! Les ménagères du voisinage le gâtent, parce que personne n’est plus adroit que lui à raccommoder les ustensiles de cuisine, et parce qu’après tout il faut être indulgent pour la vieillesse. Lorsqu’il a bu, il est d’une insolence rare, et il veut en agir chez moi comme il en agit partout… Mais, continua-t-il d’un ton différent, un pareil personnage est indigne d’occuper d’honnêtes gens, et je vous demande pardon d’une circonstance ridicule que je n’ai pas été maître de prévenir.

Les convives répondirent par quelques mots de politesse, et on se leva de table. Malgré sa tranquillité apparente, Martin-Simon semblait plus occupé de cette visite qu’il ne voulait le faire croire, et son inquiétude n’échappa pas à ses hôtes. Cependant il les conduisit lui-même aux chambres qui leur avaient été préparées et où l’on avait transporté leurs effets. Après s’être assure qu’ils ne manqueraient de rien, il se hâta de redescendre à la salle à manger où était restée Marguerite.

Il trouva sa fille donnant tranquillementses ordres aux domestiques, comme si rien n’eût pu altérer la sérénité de cette âme fortement trempée. D’un signe, il ordonna aux gens de service de sortir, et il se promena un instant dans la salle d’un air sombre et en silence. Son pas était saccadé, ses poings étaient fermés convulsivement. Marguerite le suivait des yeux avec anxiété, attendant respectueusement qu’il lui adressât lé parole. Enfin il se jeta sur un siège, et, laissant tomber sa tête sur sa main, il dit avec accablement :

— Eh bien ! ma pauvre Margot, tu avais raison ce matin d’envoyer au-devant de moi pour m’engager à revenir au plus tôt ; comment aurais-tu pu, seule, tenir tête à cet audacieux vagabond ? Je l’avouerai, j’ai pensé d’abord, eh ne le voyant pas arriver, que cette nouvelle ne serait qu’une fausse alerte ; mais il est venu ! il est venu !

Il répéta ces derniers mots avec un accent de rage. La jeune fille répondit sans rien perdre de sa froide dignité :

— Ne vous laissez point abattre par un événement aussi simple que l’arrivée de cet homme, mon père. Il faut encore cette fois lui donner tout ce qu’il demandera, et le renvoyer au plus vite.

— Oui, mais qui me répondra que cette visite sera la dernière, et que, lorsque j’aurai fait tout ce qui dépendra de moi pour acheter son silence, il ne divulguera pas le secret dont dépend le bonheur de tant de personnes ? J’ai quelques raisons de croire que déjà il a laissé deviner une partie de ce qu’il sait. Le prieur du Lautaret a dû obtenir de lui des renseignements importons, et tu viens d’entendre tout à l’heure que ce sournois de maître d’école avait essayé de le faire parler… Que deviendrai-je si la vérité est connue ? Grâce aux indiscrétions de Raboisson, on a déjà des soupçons dans le village. Sur ma parole, je pense quelquefois que celui de nos gens qui enverrait une balle dans la tête de ce misérable nous rendrait un grand service !

— Chassez de pareilles pensées, mon père ; songez que Raboisson peut bien vous faire trembler, mais qu’il ne peut vous faire rougir. Ayez confiance en Dieu, qui jusqu’ici vous a donne la grâce d’accomplir une grande et belle mission !

— C’est que, si je devais renoncer à la noble tâche que je me suis imposée, Marguerite ! si je devais, comme je l’ai promis au lit de mort de mon père, renoncer à ces richesses dont je suis le dispensateur pour le bien de tous, j’en mourrais. Vois-tù ! Je suis si heureux du bonheur que je cause, je suis si fier de cette royauté paternelle que m’a décerné la reconnaissance d’une population entière ! Et quand je songe que tout cela pourrait être anéanti par une révélation d’un méprisable mendiant, — je sens dés transports de fureur et de vengeance dont j’ai peine à me défendre… As-tu vu comme nos hôtes me regardaient lorsqu’ils ont entendu ses paroles injurieuses ? Tu ne saurais croire combienje souffrais d’une humiliation dont ils étaient les témoins.

— Qu’importent ces étrangers, mon père ? si vous avez un secret à leur cacher, je crains bien qu’ils ne vous en cachent un plus honteux et moins avouable que le vôtre ! Martin-Simon la regarda d’un air d’étonnement.

— Ah ! je devine, dit-il en souriant… tu as remarqué peut-être… Que veux-tu, mon enfant, le monde a des mystères que tu ne peux comprendre ! Ne préjuge rien cependant, et ne fais pas trop mauvais accueil à ces doux jeunes gens… Dans quelques jours tu sauras tout.

Marguerite s’inclina avec déférence ; après une pause, elle demanda :

— Raboisson va venir sans doute ; quel parti comptez-vous prendre ?

— Je ne sais plus à quoi m’arrêter ; il a si souvent faussé sa parole que je ne sais comment faire pour obtenir un serment plus sacré que tous les autres. Aide-moi, ma pauvre Margot ; tu es de bon conseil ; cherche un moyen… Pour moi, j’éprouve tant de colère et d’inquiétude que je ne trouve rien.

— Eh bien ! mon père, parlez-lui avec fermeté, mais laissez-moi lui adresser des propositions qui, je l’espère, seront plus efficaces que les précédentes ; le voici qui vient.

En effet, un pas lent et lourd se fit entendre dans l’allée.

— Agis comme tu voudras, murmura Martin-Simon ; je me fie à toi.

Au même instant, Raboisson entra dans la salle, et, après avoir salué familièrement le montagnard et sa fille, il s’assit sans y être invité.

Cet homme, qui semblait avoir en sa puissance la destinée du roi du Pelvoux, n’était rien de plus, rien de moins que ce qu’il paraissait être, c’est-à-dire un pauvre gagne-petit qui courait la campagne pour vivre. Il avait une haute taille, et, malgré ses soixante ans, il eût été vert encore, si ses habitudes d’ivrognerie n’eussent développé en lui un commencement de caducité. Son dos était courbé bien plus par l’habitude de porter constamment l’instrument de sa profession que par le poids des années, sa main large et calleuse paraissait conserver une vigueur qui n’était pas à dédaigner. Du reste, ni sa figure couperosée, ni sa bouche aux grosses lèvres pendantes, ni ses yeux ternes et hébétés au fond de leur cavité ridée, n’indiquaient la moindre intelligence. Jamais une pensée un peu élevée où généreuse n’avait dû naître sous son crâne chauve et étroit, que recouvrait un bonnet de laine crasseux. Il portait une veste de serge grise, des culottes et des guêtres de peau, le tout malpropre et tombant en lambeaux. Raboisson, avec cette mine et cet équipage, eût certainement effrayé le voyageur qui l’eût rencontré seul à seul dans quelque chemin écarté.

Ses manières hardies réveillèrent toute la colère de Martin-Simon. Celui-ci, malgré son parti pris de transiger avec le vagabond, renversa d’un revers de main le bonnet que Raboisson gardait sur sa tête, et lui dit avec un accent contenu :

— Où as-tu appris, vieux coquin, que l’on parle à ma fille sans se découvrir ?

Le rémouleur ne parut pas s’offenser beaucoup de cette leçon de politesse, mais il se baissa pour ramasser sa coiffure, la remit gravement sur sa tête et dit de sa grosse voix :

— Excusez… c’est que je suis enrhumé.

Martin-Simon bondit sur sa chaise, mais sa fille l’arrêta d’un geste plein de noblesse.

— Laissez, mon père, dit-elle avec douceur, il est si vieux !

— Puis elle se plaça devant le vagabond, et fixant sur lui son œil noir et sévère, elle lui dit d’un ton imposant :

— Vous aviez promis de ne plus venir troubler notre repos, monsieur Raboisson, et cependant vous voici encore une fois dans cette maison où vous avez laissé de si déplorables souvenirs, lors de votre dernière visite. Vous êtes d’autant plus coupable que vous aviez juré par la bonne Vierge d’Embrun, et que vous vous trouvez avoir fait un faux serment.

— J’en demande bien pardon à la bonrié Vierge d’Embrun, répondit l’Auvergnat, mais ne faut-il pas que je gagne ma, vie ? Croyez-vous que c’est avec quelques cinq ou six cents livres que votre père m’a données en différentes fois que je puis m’acheter un lopin de terre au pays et vivre les bras croisés comme un seigneur ? D’ailleurs, j’aime à marcher, moi ; je me donne de l’air, et ça me fait du bien. Voyez comme je suis gaillard ! Vous voudriez bien tous me savoir mort et enterré… mais je vivrai cent ans.

— Eh ! que m’importe, ivrogne que vous êtes ! s’écria impétueusement Martin-Simon ; vous vous exagérez beaucoup votre valeur, entendez-vous, parce que vous avez vu une fois dans ma maison ce que nul autre que vous n’y a vu… Mais prenez garde de me pousser à bout. Croyez-vous que si je voulais sérieusement me débarrasser d’un importun et d’un indiscret, je manquerais d’occasions et de gens pour la mettre à profit ? Croyez-vous qu’il soit bien difficile de faire disparaître un vieux vagabond qui court sans cesse le pays et que tout le monde sait adonné au vin comme vous l’êtes ? Si quelque beau matin on ramassait votre corps au fond du précipice de la Grave, irait-on s’informer si l’on vous y a jeté de force ou si vous y êtes tombé par accident ? Qu’importe, mort ou vivant, un vieux fou tel que vous ?

La menace implicite que contenaient ces paroles parut frapper aussi vivement que possible la grossière intelligence du gagne-petit ; mais Marguerite intervint, avec une chaleur qu’on ne pouvait attendre de son caractère calme et posé.

— Rétractez cette parole, mon bon père, dit-elle d’un ton suppliant ; ne laissez pas croire à cet homme qu’au prix même du bonheur de toute votre vie vous pourriez concevoir une coupable pensée ! Mon père, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, dites à ce malheureux vieillard qu’il n’a rien à craindre, quels que soient ses torts envers vous !

— Et qu’ai-je besoin de faire une pareille promesse, reprit le bailli brusquement. Martin-Simon a-t-il besoin de crier sur les toits qu’il est honnête homme, incapable d’un crime ? Raboisson, tout brute qu’il est, ne l’ignore pas.

— Je sais, grommela Raboisson, que tous les habitans du pays vous sont dévoués, et que si vous vouliez…

— Laissons cela, interrompit Martin-Simon ; sans doute vous n’avez d’autre but, en vous présentant chez moi malgré ma défense, que de m’extorquer de l’argent, comme vous avez déjà fait tant de fois ; qu’arriverait-il si je refusais de vous en donner ?

— Je dirais la chose, donc ! répondit l’Auvergnat en riant d’un gros rire imbécile.

— Et que diriez-vous ? Une nuit que vous aviez reçu à mon insu l’hospitalité dans ma maison, vous nous avez vus, ma fille et moi, fondre des métaux dans un petit laboratoire creusé dans le roc, sous nos pieds, et dont personne ne soupçonne l’existence. De là, vous avez gratuitement supposé que j’avais découvert dans le voisinage une mine d’or que j’exploitais en secret et qui était l’origine de ma fortune : eh bien ! si vous cherchiez à répandre ce bruit, soit ici, soit ailleurs, croyez-vous qu’on ajouterait foi aux paroles d’un homme aussi obscur, aussi peu estimé que vous ? Et quand même on vous croirait, qu’arriverait-il ? N’a-t-on pas déjà envoyé ici des ingénieurs célèbres et des savans pour examiner le sol, sur le bruit vague qui s’était répandu dans la province que nos montagnes recelaient un filon d’or ? Qu’ont-ils trouvé, ces grands docteurs venus de Paris ? Après avoir exploré tout le pays depuis le Pelvoux jusqu’au Genèvre, ils ont constaté que nous avions quelques veines de cuivre assez pauvres, et ne renfermantpas assez d’or pour former l’anneau d’une fiancée. Allez dire maintenant que le roi du Pelvoux a trouvé une mine d’or d’un prix inestimable, vous serez jeté dans une maison de correction comme un visionnaire, un radoteur, qui veut escroquer de l’argent en inventant des mensonges et des billevesées.

Peut-être Raboisson ne comprit-il pas parfaitement le raisonnement de Martin-Simon ; cependant il saisit assez le sens de cette verte réplique pour entrevoir ce qu’elle avait de juste et de probable.

— Je ne sais pas s’ils me croiront, reprit-il d’un ton bourru, mais je leur dirai : « Allez faire une visite dans les caves de monsieur Martin-Simon, et qui vivra, verra. » Pour ce qui est de l’endroit où se trouve la mine, je ne le connais pas ; mais si l’on voulait s’adresser à la maison Durand, ces riches banquiers de Grenoble qui, de père en fils, vous changent vos lingots pour de l’or monnayé, on apprendrait sûrement quelque chose. Ça vous étonne que je sache cela, mais, voyez-vous, on n’est pas aussi grossier que son habit, et je me suis mis dans la cervelle que je tirerais de cette affaire un bon morceau de pain pour mes vieux jours. Je me doutais que vous alliez à Grenoble chaque fois que vous vous mettiez en voyage. Je vous ai suivi, je vous ai guetté à votre insu… L’affaire est sûre maintenant.

Le montagnard frappa violemmentdu pied contre terre ; mais Marguerite, comme un ange de paix, vint encore se placer entre lui et le gagne-petit.

— Souvenez-vous de votre promesse, dit-elle en posant un doigt sur sa bouche. Puis elle ajouta plus bas : — Il en sait trop, il faut acheter son silence à tout prix. — Martin-Simon se renversa sur son siège d’un air accablé. Les découvertes de Raboisson allaient encore au delà de ses prévisions, et il se voyait, en frémissant de rage, à la merci de ce qu’il y avait de plus vil, de plus méprisable dans la vallée. Marguerite dit enfin à l’Auvergnat qui souriait avec méchanceté en remarquant l’effet de ses dernières paroles :

— Écoutez, monsieur Raboisson, ni mon père ni moi nous ne craignons vos révélations ; nous avons à Grenoble des amis puissans, et nous saurions bien obtenir un arrêt du parlement qui nous mettrait à l’abri de toutes poursuites… Cependant, monsieur Raboisson, en considération de ce que vous êtes vieux, et un peu pour vous récompenser du secret que vous nous garderez, mon père est disposé à vous assurer un sort heureux pour le reste de vos jours.

— Et comment cela ? demanda d’un ton moins rude le vieux vagabond, qui paraissait très flatté de s’entendre appeler monsieur Raboisson par une jeune et jolie fille.

— Voici ce que l’on fera pour vous : on ne vous donnera plus d’argent comme par le passé, car l’expérience nous a appris que vous ne saviez pas le conserver ; mais que diriez-vous d’une ferme à deux vaches, avec des vignes et toutes sortes de dépendances, que vous pourriez cultiver vous-même ou donner à bail, à votre choix ?

— Une ferme, à moi ! s’écria Raboisson, une ferme dont je serais le maître, le vrai maître ?

— Une ferme dont vous seriez le propriétaire par acte authentique, et que vous légueriez en mourant à qui vous voudriez.

— Et je vivrais comme un seigneur de la cour, comme un curé ! s’écria le vieillard émerveillé ; mais où est-elle ma ferme ?

— Vous êtes de l’Auvergne, je crois ?

— De la paroisse de la Grande-Motte, près de Saint-Flour, bien loin d’ici.

— Eh bien ! on vous achètera la propriété dont nous parlons, soit dans la paroisse de la Grande-Motte, soit dans quelque paroisse voisine ; vous passerez ainsi tranquillement vos derniers jours au pays où vous êtes né. Raboisson se leva transporté.

— C’est ça qui est une brave demoiselle ! s’écria-t-il en regardant Marguerite avec enthousiasme ; ce n’est pas comme votre brutal de père, qui n’a que de vilains mots à m’adresser ! À la bonne heure ! Dire que j’aurais une ferme, des vaches et des vignes ! Comme on va me regarder dans le pays, où je n’osais plus rentrer, avec la machine à repasser sur les épaules, aussi pauvre que j’en étais parti il y a quarante-cinq ans !… Je parie bien qu’il y aura encore dans le village quelque belle fille qui voudra de moi pour mari, et des plus huppées encore !

Marguerite laissa le vagabond s’abandonner un moment à ses riantes espérances, puis elle l’interrompit :

— Vous comprenez, monsieur Raboisson, qu’en assurant votre tranquillité nous devons prendre aussi des précautions pour assurer la nôtre ?

— Que ferez-vous donc ? demanda le rémouleur, craignant déjà qu’on ne révoquât ces brillantes promesses.

— Il sera stipulé dans le contrat que si vous quittiez l’Auvergne une seule fois pour venir en Dauphiné, la ferme et tout le reste nous appartiendrait aussitôt. De plus, si nous perdions jamais notre fortune par une indiscrétion de votre part, le ferme nous reviendrait encore, et nous aurions le droit de vous en chasser ; le tabellion trouvera moyen de mettre tout cela dans l’acte sans donner de soupçons.

— Tu es un ange ! s’écria Martin-Simon en courant à sa fille les bras ouverts ; ton plan est admirable… nous sommes sauvés !

Marguerite sourit légèrement et se retourna vers Raboisson, qui réfléchissait, en s’appuyant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et en tortillant son bonnet de laine entre ses doigts.

— Eh bien ! demanda-t-elle, est-ce que ces conditions ne vous conviennent pas ?

— Si, si, répondit avec empressement le gagne-petit ; aussi bien il ne ferait pas bon pour moi dans ce pays, où votre père n’aurait qu’à dire un mot… Allons, voilà une affaire convenue. Quand aurai-jema ferme, mes vaches et tout ?

Marguerite regarda son père comme pour le consulter.

— Il ne sera pas possible de le satisfaire avant un mois ou deux d’ici, dit Martin-Simon ; il faut le temps d’écrire à des gens d’affaires ou d’envoyer quelqu’un sur les lieux pour faire l’acquisition de la première ferme à vendre.

— Deux mois, c’est bien long, dit Raboisson ; et où irai-je jusque-là ?

— Vous ne pouvez rester ici ! s’écria le montagnard d’un ton péremptoire ; vos indiscrétions pendant vos quarts d’heure d’ivresse pourraient donner aux gens du village certaines idées auxquelles ils ne sont que trop enclins…

Eh bien ! vous irez attendre à Briançon que tout soit terminé ; vous aurez quelques écus pour cela.

— Et quand partirai-je pour Briançon ?

— À l’instant même ; je ne me soucie pas que l’on vous voie plus longtemps chez moi.

Marguerite s’approcha de la fenêtre et remarqua que le soleil descendait rapidement derrière les montagnes.

— Mon père, il est tard, dit-elle ; la nuit approche, et le pied de cet homme n’est pas bien sûr.

— Et moi je ne veux pas partir ce soir pour Briançon, dit le vagabond d’un air de défiance en regardant le montagnard ; je n’ai pas oublié vos menaces, bailli, et je ne me soucie pas qu’on me trouve demain matin au fond de quelque précipice où l’on dirait que je suis tombé par accident… Maintenant que je vais être riche, je ne veux pas mourir, moi.

— Qui parle de vous faire du mal ? répliqua Martin-Simon avec impatience ; mais restez si vous voulez jusqu’à demain matin ; vous avez reçu d’autres fois l’hospitalité dans ma maison, vous la recevrez encore cette nuit ; mais demain, au jour, et pas plus tard, vous partirez pour Briançon… Jusque-là, si vous laissiez seulement soupçonner vos prétendues découvertes, tout serait rompu entre nous.

— Allons ! je ne dirai rien ; mais de votre côté marchez droit ou sinon…

— Pas de menace, interrompit la jeune fille, mon père tiendra loyalement sa parole ; monsieur Raboisson, vous n’avez pas le droit de le juger aussi mal que vous le faites.

Le gagne-petit s’assura que Martin-Simon était à l’autre extrémité de la salle et ne pouvait l’entendre.

— Oh ! vous, mademoiselle Margot, dit-il de sa voix rauque, vous êtes une bonne fille, quoiqu’un peu rigide ; quant à lui, c’est un sournois, voyez-vous, et je prendrai mes précautions… Mais écoutez un bon avis ; défiez-vous du maître d’école ; il a quelque projet en tête, c’est sûr. Il rôde autour de moi pour me faire parler, et le prieur du Lautaret aussi, et peut-être en savent-ils déjà l’un et l’autre beaucoup plus que vous ne voudriez.

En même temps il salua gauchement, et sortit pour aller achever le repas commencé à la cuisine, laissant le père et la fille satisfaits de cette petite négociation.

Cependant les dernières paroles de Raboisson avaient vivement frappé Marguerite. Martin-Simon se rapprocha d’elle et lui dit avec tendresse :

— Tu es bénie de Dieu, mon enfant, et je te devrai ma tranquillité, mon bonheur dans l’avenir. Sans toi, sans le sage parti que tu as pris, je ne sais comment je serais venu à bout de ce drôle qui, par une déplorable fatalité, me tenait sous sa dépendance. Grâce à toi, je puis respirer enfin et poursuivre les projets que j’ai conçus.

— Mon père, pensez-vous que la discrétion de cet homme suffise à garantir votre sécurité ? Hélas ! je le crains, ce secret, que nous cherchons à cacher et qui nous échappera, nous suscitera tôt ou tard des persécuteurs bien autrement dangereux que Raboisson.

— Eh bien ! dans ce cas, Marguerite, dit Martin-Simon en soupirant, je tiendrai le serment que j’ai fait à mon père sur son lit de mort, et je me résignerai aux volontés de Dieu.

Le reste de la journée se passa sans événémens remarquables ; seulement Martin-Simon eut avec Michelot une conférence très longue et très secrète à la suite de laquelle le procureur alla seul se promener dans le village, soit pour prendre l’air, soit pour réfléchir en liberté aux communications qui lui avaient été faites par le roi du Pelvoux.

Il était presque nuit lorsqu’il voulut rentrer chez son hôte. Comme il ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de pas de la maison, il se sentit tirer par son manteau. Il se retourna brusquementet vit le vieux Raboisson. Celui-ci se pencha à son oreille et lui demanda d’un ton de mystère :

— Est-ce que vous êtes un homme de loi ?

— Certainement ! dit le procureur, dont le costume noir aunonçait suffisamment la profession.

— Un homme de loi… vrai ?

— Sans doute.

— Eh bien ! reprit l’Auvergnat avec plus de vivacité que n’en comportaient d’ordinaire ses traits ignobles, si vous êtes un vrai homme de loi, vous devez aimer les écus de six livres… en voici un… voulez-vous le gagner ?

Et il élevait à la hauteur des yeux de son interlocuteur l’écu annoncé, qu’il venait de tirer des haillons de sa veste.

Michelot eut envie de jeter l’argent au nez du gagne-petit et de passer outre. Cependant son instinct de vieux procureur et de vieux praticien lui fit deviner dans la démarche de Raboisson quelque chose de sérieux. Il eut donc l’air d’accueillir la proposition avec toute la reconnaissance qu’attendait sans doute l’industriel ambulant.

— Volontiers, mon ami, dit-il en tendant la main, peut-être par habitude.

Raboisson replongea l’écu dans les profondeurs de sa poche crasseuse, et il reprit :

— Vous aurez seulement à griffonner quelques mots sur un morceau de papier que vous garderez en dépôt… Mais il faut que personne ne le sache, et nous ne pouvons rien faire dans cette maison-là.

Et il désignait la demeure de Martin-Simon.

— En ce cas, reprit Michelot, où pourrai-je vous retrouver ? Le gagne-petit réfléchit un moment.

— Vous serait-il possible de venir demain, au lever du jour, à la porte de la Vallée, et d’apporter tout ce qu’il faut pour écrire ?

— Oui ; je pars demain matin pour Grenoble, et je passerai nécessairement par le défilé dont vous parlez.

— Nous nous y trouverons donc, et nous nous entendrons… C’est dit ; l’écu sera pour vous.

En même temps, cet homme singulier disparut dans l’obscurité, laissant Michelot s’enfoncer dans un abîme de suppositions qu’il lui tardait d’éclaircir.