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VI

LE MEURTRE.


Quelques jours après les événemens que nous venons de raconter, par une fraîche et pure journée, le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort gravissaient lentement un petit sentier qui serpentait sur le flanc d’une montagne verdoyante, au-dessus du village du Bout-du-Monde. Ce sentier, fréquenté seulement par les pâtres qui conduisaient leurs troupeaux dans les pacages parfumés des régions supérieures, n’allait pas loin. Aussi les d’eux fiancés n’avaient-ils d’autre but apparent, dans cette courte excursion, que d’admirer les beautés pittoresques du pays où le hasard les avait jetés.

Bientôt ils s’assirent à mi-côté, sûr un rocher couvert de mousse et de lichens, d’où ils pouvaient voir à cinq ou six lieues à la ronde. À leurs pieds s’étalait toute la petite vallée, semblable à un frais bouquet de verdure, et le village, dont la fumée, s’élevait en légères spirales bleues, allait se mêler aux flocons nuageux de l’atmosphère. En face d’eux se montrait dans toute sa sauvage majesté le gigantesque Pelvoux, dont les glaciers étincelaient au soleil. Excepté le bassin verdoyant qui s’enfonçait au-dessous d’eux et qu’égayaient les jolies habitations des montagnards, le paysage ne présentait qu’un assemblage de masses énormes, de pics aériens, de neiges éternelles, qui, sur tous les points, fermaient l’horizon comme un immense rempart.

Ernestine, sous le charmant costume qu’elle avait emprunté à Marguerite Simon, eût pu être prise pour une bergère de ces montagnes, n’eussent été la blancheur de son teint, la distinction remarquable de ses manières, qui décelaient une plus noble origine. Quant au chevalier de Peyras, il portait encore le costume simple qu’il avait en arrivant au Lautaret ; seulement, ses armes avaient disparu de sa ceinture, et la plus parfaite quiétude avait remplacé sa défiance d’autrefois.

Les deux jeunes gens n’avaient échangé que de rares paroles pendant leur ascension, et dès qu’ils furent arrêtés il régna entre eux un silence pénible. Il semblait cependant que, dans les circonstances critiqués où ils se trouvaient, ils dussent avoir l’un et l’autre bien des observations à se communiquer ; mais soit qu’aucun d’eux ne voulût provoquer d’explication, soit pour tout autre motif, ils restèrent d’abord comme absorbés par la majesté du spectacle dont ils jouissaient à cette hauteur. Ernestine suivait du regard les nuages qui, au moindre souffle, voltigeaient sur les pics lointains, comme de grands oiseaux blancs, tandis que Marcellin contemplait avec une fixité singulière le village et surtout la maison de Martin-Simon.

Mademoiselle de Blanchefort se décida enfin à entamer une conversation que le chevalier ne paraissait pas désirer ; elle poussa un soupir assez semblable à un gémissement, et dit d’un ton mélancolique :

— Je savais, bien, monsieur le chevalier, que je porterais un jour la peine d’un moment d’erreur et d’entraînement, mais j’ignorais que ce dût être sitôt.

Peyras se retourna brusquement vers elle.

— De quoi parlez-vous, Ernestine ? demanda-t-il avec étonnement. Je ne vous comprends pas.

— Je dis, Marcellin, que vous me faites déjà sentir combien je me suis rabaissée à vos yeux, comme à ceux du monde, lorsque j’ai quitté mon père, ma famille, ma ville natale pour vous suivre, en affrontant toutes sortes de fatigues et de dangers.

Le chevalier témoignait une surprise qui semblait fort naturelle.

— Que signifient de pareilles plaintes ? s’écria-t-il, comment ai-je mérité, mademoiselle, que vous m’adressiez ces reproches ?

— Si vous l’ignorez, Marcellin, mon malheur n’est que plus grand. Mais je vous ai deviné, moi… vous ne m’aimez plus, et vous regrettez une démarche imprudente qui fait désormais peser sur vous la responsabilité de mon sort.

— Allons, des scènes, des sanglots ! dit Peyras avec ennui ; en vérité, Ernestine, vous êtes déraisonnable ; comment ai-je manqué a mes devoirs envers vous ? Ne vous ai-je pas défendue au péril de ma vie contre ceux qui nous poursuivaient ? Quel chagrin avez-vous ressenti dont je ne vous aie aidé supporter le poids, que je n’aie partagé moi-même ? Vous parlez de sacrifices ; et moi, Ernestine, n’ai-je donc rien sacrifié ? Si vous avez quitté la maison si sombre et si triste où vous viviez dans la solitude et l’ennui ; si vous avez abandonné votre père, ce vieillard dur et avare qui n’a jamais eu pour vous une parole de tendresse, n’ai-je pas quitté, moi, cette bonne ville de Lyon où je trouvais de si heureux instans malgré mes créanciers et leurs sergens, pour aller vivre pauvre et obscur avec vous à l’étranger ?

— Le sentiment qui vous a déterminé à cette démarche n’a pas été de longue durée, Marcellin. Vous aimez le plaisir, je le sais ; je sais aussi que dans cette vie de désordre et de bruit qui vous est si chère, vous ayez connu des femmes plus belles, plus expertes que moi dans l’art de plaire, et qu’elles n’ont pu vous fixer. Cependant j’espérais, dans mon fol orgueil, être plus heureuse ; moi qui avais tout donné pour vous ; fortune, considération, famille !… Qui m’eût dit que mon tour d’être repoussée viendrait sitôt ?

La jeune fille se couvrit Je visage de son mouchoir et fondit en larmes. Le chevalier se leva, par un mouvement d’humeur, comme s’il eût voulu s’éloigner, puis se rasseyant tout à coup, il prit une main de sa fiancée et la pressa doucement.

— Voyons ; Ernestine, dit-il en donnant a sa voix l’accent le plus affectueux, ne vous laissez pas emporter ainsi par votre imagination trop vive. Mes torts, si j’en ai, ne peuvent être aussi grands que vous les voyez… Que me reprochez-vous ? Faites-moi savoir au moins plus précisément ce qui a pu, dans ma conduite pendant ces derniers jours, exciter vos craintes et justifier vos soupçons ?

— Que vous dirai-je, monsieur ? répliqua mademoiselle de Blanchefort avec hésitation ; depuis notre arrivée dans ce village, vous ayez pour moi les mêmes soins, les mêmes attentions qu’autrefois ; vous témoignez le, même intérêt pour mon bonheur et ma tranquillité ; peut-être n’hésiteriez-vous pas plus qu’autrefois à risquer votre vie pour me défendre, et cependant il me semble que vous n’êtes plus le même. Quelques jours ont suffi pour apporter dans vos sentimens un changement dont je ne puis pénétrer la cause, mais dont la certitude me déchire le cœur. Je n’occupe plus toutes vos pensées, comme autrefois ; vos paroles n’ont plus cette sincérité, cette douceur qui me persuadaient toujours, moi pauvre fille élevée dans la sévérité et l’abandon ! Que se passe-t-il en vous ? Je l’ignore ; mais je sens, je devine que vous n’avez plus pour Ernestine fugitive, maudite par son père et repoussée par le monde, ce sentiment que vous éprouviez pour mademoiselle de Blanchefort… Je définis mal peut-être l’état de votre âme, mais vous savez mieux que personne que j’ai un motif réel de me plaindre ; votre conscience a dû vous le dire avant moi !

Sans doute le chevalier était coupable, car il resta tout étourdi de la sagacité d’Ernestine. Avec l’instinct ordinaire des femmes qui aiment, elle avait pénétré dans les replis les plus cachés de son cœur. Cependant il se remit aussitôt, et reprit avec un sourire forcé :

— Que répondre à des inculpations aussi vagues ? Vous ne me reprochez rien, Ernestine, que vos propres soupçons. Vous vous êtes trompée : je vous aime et je vous aimerai toujours. Les dangers que nous avons courus ont un instant occupé ma pensée, trop exclusivement peut-être ; mais c’était encore de vous qu’il s’agissait, Ernestine, c’était vous que je voulais préserver de toute atteinte… Allons, ne pensez plus à ces ridicules soupçons. Bientôt, demain peut-être, nous serons unis par les liens indissolubles du mariage ; puis-je vous donner une meilleure preuve de la franchise, de la loyauté de mes sentimens pour vous ?

En même temps il porta à ses lèvres la main que la jeune fille, dans son désir de pardonner, ne se hâtait pas de retirer.

— Je veux vous croire, dit-elle en soupirant, et cependant, Marcellin, je vous avouerai que ce matin encore je doutais de vous ; je craignais de vous être devenue indifférente, odieuse ; j’étais disposée à vous rendre votre parole, à vous affranchir de toute obligation envers moi.

— Vous eussiez fait cela, Ernestine ? demanda Peyras avec vivacité en la regardant fixement ; mais, pauvre enfant, que serait-il advenu de vous, maintenant qu’il ne vous reste plus que moi au monde ?

— Je serais morte, Marcellin.

Le chevalier devint pensif à cette parole ; mais sentant que son silence pouvait être mal interprété par mademoiselle de Blanchefort, il reprit brusquement :

— Laissons ce fâcheux entretien, et causons de choses plus agréables pour vous et pour moi… Que pensez-vous de notre hôte, de ce protecteur inconnu dont le pouvoir singulier s’est déjà manifesté tant de fois en notre faveur ?

— Que puis-je penser, Marcellin, sinon que monsieur Martin-Simon est un homme généreux, employant noblement sa fortune à faire le bonheur de ceux qui l’approchent ?

— Eh ! croyez-vous, s’écria Peyras avec vivacité, qu’il n’y aurait pas moyen de l’employer à un meilleur usage ?… Tenez, continua-t-il en s’animant, quand je songe comment pourrait user de pareilles richesses un homme du monde, un gentilhomme ; quand je songe aux honneurs qu’il pourrait se procurer avec elles, aux grandes entreprises qu’il pourrait mener à bien, je suis tenté de m’emporter contre cet original, aux penchans bas et mesquins, qui sait si peu profiter de ses avantages… Ernestine, Ernestine, s’écria-t-il avec un transport peut-être involontaire, comme nous serions heureux, nous, si nous avions un trésor où l’on pût puiser toujours sans crainte de le tarir !

— Est-il donc impossible de vivre heureux sans cela ?

— Non sans doute, mais vous, Ernestine, ma charmante amie, vous avez été élevée pour le luxe et l’opulence ; comme toutes les femmes, vous aimez les parures, les triomphes, les grandeurs, jugez de quels présens pourrait vous combler un mari qui serait aussi riche que cet obscur montagnard ! Oh ! comme vous seriez belle sous un bandeau de diamans ! comme vous seriez fière dans le palais splendide que je voudrais construire pour vous ! vous inspireriez de l’envie aux reines elles-mêmes… Pour que cet homme ait pu faire ce qu’il a fait ici, il faut que sa fortune soit immense, vraiment royale, et certainement les bonnes gens de ce pays ont raison lorsqu’ils assurent qu’il a découvert dans ces montagnes une mine d’or qu’il exploite à son profit. Une mine d’or, Ernestine, comprenez-vous ? une mine d’or… à nous ?

Mademoiselle de Blanchefort sourit avec incrédulité.

— J’avais entendu traiter de fable absurde l’histoire de cette mine, Marcellin ; supposez-vous vraiment à la fortune incontestable de notre hôte une pareille origine ?

— Et pourquoi non ? Depuis notre arrivée dans ce village, j’ai observé, examiné, questionné, et aucune autre explication n’est possible si l’on veut se rendre compte de la conduite étrange de Martin-Simon. J’ai acquis la certitude que les dépenses énormes qu’il a faites pour rendre ce lieu abordable et susceptible de culture ont été pour lui sans compensation aucune ; les colons ne lui payent pas leurs fermages, et cependant il est toujours prêt à prodiguer des sommes considérables pour une amélioration ou même pour un caprice. Non, non, je ne me trompe pas ; cette mine existe, mais en quel endroit, dans quel coin écarté de ce désert ? voilà ce que tout le monde ignore, excepté peut-être Martin-Simon et sa fille, qui sont l’un et l’autre impénétrables. Je soupçonne que le rémouleur vagabond avait connaissance d’une partie sinon de la totalité de ce secret, et je voulais l’interroger, lui offrir tout ce qui me reste pour obtenir le mot de cette énigme ; mais cet homme a disparu tout à coup, et l’on n’a pu dire ce qu’il était devenu. Que ne donnerais-je pas pour pénétrer enfin les inextricables mystères dont s’entoure cette espèce de paysan montagnard !

— Prenez garde, Marcellin, murmura timidement Ernestine, d’être ingrat envers notre bienfaiteur.

Le chevalier ne répondit pas, et retomba dans sa rêverie. Son regard errait sans le voir sur le paysage environnant. Tout à coup il se leva, et, désignant du geste une personne qui gravissait rapidement le sentier et se dirigeait vers eux, il s’écria :

— Regardez, c’est elle ! c’est Marguerite !

Ernestine se tourna de ce côté, et reconnut en effet la fille de son hôte.

Marguerite, avec le simple costume local, n’avait ni la grâce ni l’élégance que mademoiselle de Blanchefort conservait sous les plus modestes ajustemens ; mais il y avait dans son port une dignité, dans sa démarche une aisance naturelle qui convenait mieux que la distinction d’Ernestine une habitante de ce pays sauvage. Son visage hâlé, aux lignes hardies sans dureté, ses sourcils bien arqués, sa bouche sévère, sa haute taille, formaient un ensemble imposant qui s’harmoniait avec le paysage. Dans un salon, sa beauté eût paru trop mâle ; en face du Pelvoux et de cette grandiose nature alpestre, elle était dans tout son jour. Pendant que Marguerite gravissait ainsi la montagne, son chapeau de paille rejeté en arrière et retenu sur les épaules par un ruban, de manière à laisser voir les longues tresses noires de son abondante chevelure, le chevalier de Peyras ne put contenir son admiration.

— Voyez, Ernestine, dit-il avec chaleur, n’est-ce pas que cette belle jeune fille mériterait un autre époux que le grossier paysan qui pourra un jour aspirer à sa main ?

— Vous oubliez que mademoiselle Simon a déclaré devant nous qu’elle ne se marierait jamais.

— Oui, parce qu’on exigerait d’un mari un assemblage de qualités fort rares dans une même personne ; il s’agirait de connaître les conditions précises qu’imposeraient le père et la fille… En vérité, elle ne ressemble en rien aux autres femmes que j’ai rencontrées ! — Il s’arrêta sous le le regard ardent que lui lança mademoiselle de Blanchefort. — Vous êtes folle, ajouta-t-il légèrement en répondant à sa pensée.

Marguerite atteignit l’espèce de petit plateau sur lequel se trouvaient Ernestine et le chevalier. L’expression de son visage était encore plus sérieuse qu’à l’ordinaire et, lorsqu’elle fut près des jeunes gens, elle leur dit froidement — On vous attend au village, venez ; l’homme de loi est de retour, et il vous apporte des nouvelles.

— Michelot ! s’écria Marcellin avec vivacité.

La fille de Martin-Simon répondit par un signe d’assentiment, et se retourna pour descendre la montagne. Ernestine la retint.

— De grâce, Marguerite, demanda-t-elle, dites-moi si les nouvelles dont vous parlez sont bonnes ou mauvaises. Mon père a-t-il enfin consenti… ?

Elle s’interrompit tout à coup.

— À votre mariage avec le chevalier Marcellin de Peyras ? acheva Marguerite avec une intention cruelle dont on ne l’eût pas jugée capable ; je l’ignore.

Ernestine rougit et baissa la tête.

— Qui vous a dit… ? qui a pu vous faire penser… ?

— Ne cherchez plus à me tromper ; ce jeune homme n’est pas votre frère.

— Croyez bien, balbutia mademoiselle de Blanchefort, que la nécessité seule…

— Il n’est pas votre frère, répéta la jeune montagnarde ; vous avez fait un mensonge, et Dieu vous en punira peut-être.

Ernestine courba la tête sous cette humiliation inattendue, et se mit à sangloter.

— Oui, oui, murmura-t-elle, vous avez raison ; Dieu me punira, il me punit déjà.

Marguerite regardait couler les larmes de mademoiselle de Blanchefort avec une apparente insensibilité.

— Mademoiselle Marguerite, s’écria le chevalier, vous avez le droit d’être sévère ; mais est-il généreux d’accabler une compagne parce que peut-être elle a eu moins de courage et de force que vous ?

Marguerite se taisait, les yeux baissés.

— Peut-être, en effet, reprit-elle avec une sorte de confusion, n’ai-je pas été assez indulgente ; je viens de me laisser emporter à un sentiment inconsidéré… On m’a dit que les mœurs de la ville ne ressemblaient pas aux nôtres ; mais je n’ai jamais quitté la maison de mon père ; j’ignore comment on doit se conduire au delà des limites de notre vallée… Oui, j’ai eu tort, je suis une pauvre ignorante.

— Elle embrassa mademoiselle de Banchefort avec toute l’ardeur que comportait son caractère grave et froid.

— Pardonnez-moi, lui dit-elle, comme vous pardonneriez à un enfant qui vous aurait blessé en voulant vous caresser. Pardonnez-moi et oubliez ce qui vient de se passer… Je serai votre amie.

Il y avait dans la manière dont elle prononça ces mots : « Je serai votre amie » tant de vérité, de franchise et de noblesse, que les protestations les plus chaleureuses n’eussent pu prouver davantage. D’ailleurs Marguerite, comme son père, conservait en toute occasion cet air de supériorité et d’assurance qui témoignaient de la conscience d’un pouvoir réel ; la douce Ernestine lui rendit son étreinte avec cordialité.

Pendant cette petite scène, la position du chevalier était passablement embarrassante ; aussi éprouva-t-il une véritable satisfaction en voyant cette réconciliation.

— Allons, dit-il avec gaieté, la paix est conclue, et sans doute elle ne sera pas rompue de sitôt. Mais ne m’avez-vous pas dit, mademoiselle Simon, qu’on nous attendait au village ?

— Oui, répondit Marguerite d’une voix aussi calme que si rien d’extraordinaire ne venait de se passer, tant les émotions les plus vives glissaient rapidement sur cette âme énergique. Mon père vous a vus ici de sa fenêtre, et il m’a ordonné de vous presser de revenir… Partons.

Le chevalier lui offrit la main pour l’aider à descendre le sentier, elle refusa d’un air de dédain. Peyras alors se retourna du côté de sa fiancée ; mais celle-ci le remercia par un sourire mélancolique, et rejoignit Marguerite, dont elle prit le bras amicalement.

Le chevalier les regarda pendant quelques instans glisser sur le penchant de la montagne, appuyées l’une sur l’autre, vêtues toutes deux de la même manière, comme deux sœurs, belles toutes les deux, l’une de la beauté délicate et frêle des villes, l’autre de la beauté forte et majestueuse de la nature, et il murmura tout pensif :

— En vérité je ne sais quelle est celle que j’aime le mieux !

Comme ils approchaient du village, ils aperçurent dans la rue principale une troupe de montagnards qui portaient un objet assez volumineux enveloppé dans un manteau de laine ; des femmes, des enfans, des vieillards venaient rôder à l’entour, et l’affluence augmentait sans cesse. Les trois jeunes gens, du point élevé où ils étaient, regardaient d’abord cette scène avec distraction ; mais à mesure que l’on approchait, l’attention de Marguerite Simon paraissait plus vivement excitée.

— Mon amie, demanda timidement mademoiselle de Blanchefort, que font donc ces braves gens ? on dirait que leur présence vous chagrine ou vous effraye !

— Ne trouvez-vous pas, dit Marguerite en s’arrêtant, que l’objet enveloppé dans ce manteau ressemble à un corps humain privé de vie ?

— En effet, s’écria le chevalier, mais qu’est-ce donc que cette singulière machine dont est chargé un des hommes de la troupe ?

— Nous allons sans doute le savoir, répliqua Marguerite d’une voix sourde en doublant le pas.

Au moment où Marcellin et ses deux compagnons arrivaient sur la petite place située devant la maison du bailli le groupe de montagnards y arrivait d’un autre côté. Marguerite reconnut parmi eux un vénérable vieillard en cheveux blancs, qui était parent de sa mère, et qui semblait les commander. Elle s’avança vers lui avec un calme apparent. À sa vue, le cortège fit halte ; tout le monde se découvrit respectueusement. Le vieillard seul se contenta de la saluer d’un signe bienveillant.

— Oncle Jean, demanda Marguerite, que portez-vous donc là si soigneusement ?

— Ce n’est rien, rien du tout, petite, répliqua le bonhomme d’un air embarrassé ; pouvons-nous voir ton père ?

— Il est occupé en ce moment ; mais racontez-moi…

— Allons, allons, ne nous tourmente pas.

Marguerite ne se laissa pas décourager.

— Oncle Jean, je vous en prie, dites-moi ce que c’est

— Est-elle entêté ! Eh bien ! c’est le corps d’un homme qu’on a trouvé au bas du précipice de la Grave, à une lieue d’ici ; on vient chercher ton père pour qu’il dresse le procès-verbal de décès… Tu comprends bien que ce spectacle n’est pas fait pour toi ; éloigne-toi donc, ma chère enfant, et dis au bailli de nous rejoindre dans la grange de Robert, où nous allons déposer le corps.

Marguerite demeurait calme en apparence, mais mademoiselle de Blanchefort, qui tenait son bras, la sentait agitée par des mouvemens convulsifs.

— Mais, oncle Jean, reprit-elle, ne connaît-on pas du moins ce malheureux ?

— On le connaît, dit Jean avec une indifférence affectée, et ce n’est pas un grand malheur pour la province… c’est ce misérable ivrogne de Raboisson, le gagne-petit.

Cette fois, toute la force d’âme de Marguerite l’abandonna ; elle devint horriblement pâle, elle chancela, et s’écria d’une voix égarée :

— Raboisson… mort… au fond d’un précipice !… Qui a commandé ce crime ? qui l’a assassiné ?

Les assistans se regardèrent stupéfaits ; jamais aucun d’eux n’avait vu la grave et austère Marguerite donner de pareils signes d’émotion.

— Tiens, voilà que tu es déjà malade de frayeur ! dit le bon oncle Jean avec inquiétude ; ton père va me gronder certainement pour t’a voir parlé de cela.

— Mais… mais… vous ne me dites pas qui l’a assassiné ?

— Eh ! qui parle d’assassinat ? Le drôle a trébuché dans le gouffre qui borde le chemin, parce que sans doute, ce jour-là, il avait trop bu d’un coup… On a trouvé vingt écus sur lui, et son corps paraît être resté dans le précipice pendant plusieurs jours ; si on l’avait tué pour le voler, on eût sans doute pris son argent, ainsi que sa machine à aiguiser, que Baptiste porte sur ses épaules, et qui a bien aussi son prix… Mais, allons ! maintenant tu sais tout, adieu ; n’oublie pas ma commission pour le bailli.

Jean et ses compagnons continuèrent leur marche, pendant qu’Ernestine et Marcellin entraînaient Marguerite Simon vers la maison de son père.

Elle se laissait machinalement conduire par eux, comme si elle eût perdu la faculté de penser et de vouloir. Ils se dirigèrent vers la salle basse où se trouvait Martin-Simon ; mais, au moment d’en franchir le seuil, Marguerite recouvra sa présence d’esprit. Elle s’arrêta, brusquement.

— Entrez seuls, dit-elle ; il a désiré vous voir pour vous entretenir de choses qui touchent à votre bonheur. Je ne veux pas troubler le plaisir qu’il se promet ; d’ailleurs je n’aurais pas la force…

Les traits de son visage se contractèrent, comme si elle eût fait un effort pour comprimer une explosion de douleur ; la voix lui manqua, et elle s’échappa brusquement.