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IX

LA CONFESSION.


Le contrat fut signé le soir même, en présence du tabellion d’une bourgade voisine dont Martin-Simon avait déjà éprouvé la discrétion, et la cérémonie religieuse demeura fixée au lendemain matin, malgré la répugnance à peine dissimulée du chevalier de Peyras. Il fut convenu encore qu’aussitôt après la célébration du mariage, Michelot partirait pour Lyon, afin d’apprendre à monsieur de Blanchefort le résultat heureux de ses négociations ; quant aux jeunes gens, ils devaient, à la prière du roi du Pelvoux, séjourner au Bout-du-Monde jusqu’à ce que la nouvelle propriété, dont l’acquisition se poursuivait à Grenoble, fût préparée pour les recevoir.

Il fallait une volonté inflexible comme la sienne pour que Martin-Simon exécutât ses plans malgré l’opposition secrète de ceux même que ces plans intéressaient le plus. Mais, après avoir terminé, avec le secours de Michelot et du maître d’école, le procès-verbal du décès de Raboisson, il n’avait paru songer à cette affaire que pour s’enorgueillir de ce qu’il appelait un chef d’œuvre de procédure, et il avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

Il remarqua bien plus d’une fois, dans le cours de la soirée, la morne et silencieuse consternation de sa fille, le mauvais vouloir et l’impatience de l’impétueux chevalier, la douleur profonde d’Ernestine, l’air pensif, sinistre et parfois railleur de Michelot ; mais ces observations, qui étaient de nature à lui donner à penser, ne purent décider l’opiniâtre Martin-Simon à changer quoique ce fût à ses desseins : seulement il adressa séparément à chacun des assistans quelques mots qui empêchèrent une explosion possible, une rupture peut-être.

Ainsi, voyant Marcellin hésiter au moment d’apposer sa signature au bas du contrat, il lui dit à l’oreille :

— Cinq cent mille livres et mademoiselle de Blanchefort, ou le déshonneur sans elle ! Choisissez.

Et le chevalier signa.

Une fois, Ernestine fut sur le point d’éclater à un mot plein d’amertume et de dureté que venait de lui adresser Marcellin ; les larmes de la jeune fille se séchèrent tout à coup dans ses yeux, et une étincelle électrique pétilla sous ses paupières. Martin se glissa près d’elle :

— Folle ! murmura-t-il, allez-vous donc lui fournir un prétexte ? Que vous et lui le veuillez ou ne le veuillez pas, ne faut-il pas que vous soyez mariés ?

Et la pauvre Ernestine baissa la tête, pour cacher ses larmes qui recommençaient à couler.

Quant à Marguerite, il profita d’un moment où l’on ne l’observait pas pour lui dire affectueusement :

— Pourquoi cet air sombre, ma fille ? et à quoi penses-tu donc ? ce qui est arrivé à Raboisson ne doit pas t’attrister ; c’est une punition de Dieu. La Providence s’est chargée elle-même d’assurer notre tranquillité, bien mieux que nos plus sages combinaisons.

Enfin l’heure du sommeil arriva, et la gêne qui régnait dans l’assemblée rendait nécessaire à tous le repos ou du moins la solitude. On prit congé les uns des autres avec une apparence de satisfaction mutuelle que l’on était loin d’éprouver. Comme Marcellin déposait un froid baiser sur le front de sa fiancée, Margot dit quelques mots tout bas au maître d’école, qui avait servi de témoin au contrat, et qui, pendant la soirée, s’était montré mal à l’aise et distrait. Eusèbe s’inclina sans répondre, et l’on se sépara.

Ainsi qu’on peut le croire, tout le monde ne dormit pas d’un bon sommeil cette nuit-là dans la maison du roi du Pelvoux ; mais aucun de ceux qu’elle renfermait ne fut en proie à une agitation aussi vive que le chevalier de Peyras. Il s’était d’abord jeté sur son lit, dans une petite chambre du premier étage, mais bientôt la fièvre dont il était dévoré le chassa de sa couche. Les événemens de la journée se reproduisaient à sa pensée ; il songeait avec colère à la nécessité où il s’était trouvé de se soumettre aux volontés de son impérieux bienfaiteur. Il n’avait pas osé résister ouvertement ; mais maintenant qu’il était seul avec lui-même, il cherchait à dominer les circonstances, qui jusque-là l’avaient entraîné malgré lui. Ernestine avait déjà tant perdu dans son affection qu’il ne voyait plus en elle qu’un obstacle à ses projets.

Le chevalier de Peyras en effet n’en était plus, comme nous l’avons dit, à ressentir les douces et délicates émotions d’un premier amour. Il y avait bien en lui un fonds de générosité ; mais, resté de bonne heure maître absolu d’une fortune très suffisante pour un gentilhomme de province, il avait précocement abusé de la vie. Galant, spirituel, assez peu soucieux de son patrimoine, il n’avait pas manqué dans sa ville natale de ces amours légères et faciles qui étiolent l’âme et finissent par la tuer. Il était donc déjà vieux par le cœur lorsque la vue d’Ernestine de Blanchefort avait produit sur lui une impression nouvelle.

Une jeune fille belle, modeste, prisonnière dans une antique maison où veillait sur elle l’œil jaloux d’un père avare, devait plaire à un libertin étourdi qui n’avait jamais trouvé d’obstacles sérieux à ses passions. Il aima donc Ernestine autant qu’il pouvait encore aimer, c’est-à-dire d’un amour hardi, opiniâtre, et dans lequel l’orgueil avait la plus grande part. Tant qu’il avait lutté contre des volontés énergiques, tant qu’il avait disputé Ernestine à son père, tant qu’il avait eu à la défendre contre Michelot et ses agens, cet amour s’était soutenu par l’effet même des difficultés qu’il rencontrait ; mais maintenant que les difficultés cessaient tout à coup, maintenant que l’obstacle n’existait plus et qu’il allait épouser cette femme tant désirée, il ne ressentait plus qu’indifférence pour elle, et son imagination ardente l’emportait vers un autre objet.

Ainsi, pendant cette longue nuit d’insomnie, Marcellin se disait qu’avec la fortune dont il allait jouir il eût pu trouver un parti plus brillant que la fille d’un magistrat de province. Il calculait qu’un mariage plus avantageux lui eût fourni le moyen de vivre à Versailles ou à Paris, ces Eldorados de la noblesse d’alors ; de se faire présentera la cour, et de parvenir aux honneurs tout comme un autre.

Mais le plus souvent sa pensée se reportait sur l’inconcevable munificence de son hôte, de cet homme à la fois si simple et si mystérieux, qui avait donné une somme énorme comme s’il n’eût pas connu la valeur de l’argent et les jouissances qu’il procure. Puis réfléchissant à l’origine probable, certaine à ses yeux, de cette immense fortune, Peyras se prenait par momens à accuser Martin-Simon d’avarice à son égard ; il lui semblait que ce gentilhomme dégénéré, qui avait à sa disposition une mine d’or, aurait dû favoriser davantage un jeune parent qu’il semblait aimer et qui avait à lui pardonner la bassesse de ses alliances. L’idée de cette mine surtout enflammait son sang. Il avait des accès d’hallucination pendant lesquelles il se voyait puisant à pleines mains dans le trésor du roi du Pelvoux, et prodiguant l’or en fêtes, en constructions splendides, en vêtemens somptueux. Sa tête s’égarait à ces éblouissantes images, et il murmurait des paroles sans suite où se peignait le désordre de ses idées.

La nuit touchait à sa fin, et Marcellin n’avait pu jouir encore d’un seul instant de sommeil. Comptant peut-être que l’air frais des montagnes calmerait l’effervescence de son esprit, il ouvrit la fenêtre, et s’accoudant sur le balcon de bois, il contempla le vaste et silencieux paysage qui s’étendait devant lui.

Une légère teinte rosée annonçait seule l’approche du jour du côté de l’orient ; la vallée était encore plongée dans l’obscurité, bien que les cimes neigeuses des plus hautes montagnes fussent déjà éclairées par le premier reflet de l’aurore. Quelques étoiles scintillaient sur l’azur pâlissant du ciel comme des étincelles qui allaient bientôt s’éteindre. Des vapeurs blanches restaient immobiles au sommet des pitons effroyables qui dominaient les habitations, tandis que d’autres enveloppaient mollement d’un voile diaphane les bas-fonds de la plaine. Aucun bruit ne troublait le calme solennel de la nature ; la brise froide, irrégulière, toute chargée des senteurs des sapins et des mélèzes, était trop faible pour exciter même un frémissement dans les arbres dont le village était parsemé.

Le chevalier examinait chaque partie de ce magnifique panorama comme s’il eût voulu ne rien perdre de ses beautés. Cependant cette scène grandiose n’avait éveillé aucun sentiment d’admiration chez l’ambitieux Peyras, et cet air balsamique qui circulait autour de son front brûlant n’en avait pas apaisé les ardeurs. La même pensée l’occupait toujours : dans tout cet espace, il ne cherchait que la mine d’or de Martin-Simon ; son regard s’arrêtait sur chaque ondulation de terrain que le crépuscule lui permettait de reconnaître, comme s’il eût voulu à cette distance en sonder les profondeurs ; et dans son délire, il murmurait :

— Ce doit être là !

Cette contemplation durait déjà depuis quelque temps et pouvait se prolonger jusqu’à ce que le jour vînt chasser les maladives illusions de la nuit, lorsqu’un bruit assez léger se fit entendre dans la maison même. Au même instant la porte extérieure s’ouvrit avec précaution, et le chevalier, en se penchant au balcon, vit quelqu’un s’éloigner lentement.

Frappé de l’étrangeté de cette circonstance, il essaya de reconnaître la personne qui traversait en ce moment la petite place du village. C’était une femme, mais un mantelet brun qui couvrait ses épaules, sa tête et ses bras, empêchait de voir son visage. Cependant Marcellin crut distinguer la haute taille et la démarche majestueuse de sa cousine Marguerite.

Où pouvait aller à pareille heure une jeune fille dont on vantait la sagesse et dont la vertu était poussée jusqu’au rigorisme ? Peyras, avec sa légèreté de débauché, soupçonna tout d’abord l’austère Marguerite d’hypocrisie, et pensa qu’elle allait rejoindre quelque Lucas de village ; mais ce soupçon dura peu, et son esprit, frappé d’une idée dominante, lui suggéra une autre supposition. Il avait entendu dire que Martin-Simon et sa fille se rendaient souvent de nuit à la mine, et qu’ils en rapportaient une certaine quantité de minerai dont on faisait ensuite des lingots dans un caveau de la maison. Il s’imagina donc que s’il pouvait suivre Marguerite de loin, sans être aperçu, il apprendrait peut-être enfin ce secret qu’il eût payé de dix années d’existence.

Cette supposition prit rapidement la consistance d’une certitude, et exalta jusqu’au délire ses facultés déjà si fortement tendues. Il mesura du regard l’élévation de la fenêtre ; cette élévation était telle que, de sang-froid, il eût reculé devant le danger d’une semblable voie. Descendre l’escalier et gagner la porte à tâtons eût pu faire du bruit, et d’ailleurs il eût éprouvé de grandes difficultés à se diriger sans lumière dans une maison dont les êtres ne lui étaient pas familiers. Marguerite, ou du moins la personne qu’il prenait pour elle, avait déjà traversé la petite place et allait disparaître à l’autre extrémité. Or, comment la suivre dans l’obscurité, s’il la perdait un instant de vue ? Il était robuste, agile ; il se souvenait dans ses escapades amoureuses d’avoir fait des sauts plus dangereux, aussi n’hésita-t-il pas ; il se suspendit par les mains au balcon, et se laissa choir sur le sol, sans autre inconvénient qu’une violente secousse. Puis il se mit à courir après la fugitive, sans songer qu’il s’exposait au brouillard froid des montagnes, en simple habit du matin.

Bien lui prit que Marguerite, car c’était elle, fût de son côté entièrement absorbée dans ses réflexions. Malgré la légèreté du chevalier, on aurait pu l’entendre quand il s’était élancé de la fenêtre, ou quand il courait sur le rocher qui formait le sol de la place ; mais on ne retourna pas la tête et on continua de suivre lentement ce que nous pourrions appeler la principale rue du village, si ce mot n’était pas trop ambitieux pour désigner un large chemin bordé de maisons à longs intervalles.

Marcellin régla son pas sur celui de la promeneuse, en prenant soin de se tenir dans l’ombre projetée par les bâtimens et les arbres qui bordaient la voie publique. Ces précautions eurent tout le succès possible ; il suivit de très près Marguerite sans qu’elle se doutât de sa présence, et, le cœur palpitant de joie, il se crut sur le point d’atteindre le but de ses désirs.

Cette espérance s’évanouit bientôt : la jeune fille, au lieu de prendre un sentier qui devait la conduire dans les parties solitaires de la vallée, s’arrêta devant une petite maison isolée qui s’élevait au bout du village, et frappa, en appelant d’une voix étouffée. Une minute se passa ; enfin la porte s’ouvrit et un reflet lumineux en jaillit comme un éclair pendant que l’on entrait.

Le désappointement du chevalier de Peyras fut complet en découvrant où aboutissait cette course matinale. Il s’était arrêté brusquementet allait revenir sur ses pas. Un sentiment de jalousie le retint, car ses premières conjectures se présentèrent de nouveau à son esprit. Bien que l’admiration qu’il ressentait pour Marguerite ne fût pas précisément de l’amour, il eut comme un mouvement de dépit à la pensée qu’un autre pût être aimé de sa cousine. Il s’avança donc en silence vers la porte, que, par distraction sans’doute, on avait laissée entr’ouverte.

Marguerite, debout devant une cheminée où brûlait un énorme sapin, était drapée dans son mantelet, dont le capuchon rejeté en arrière laissait voir ses longs cheveux noirs épars sur ses épaules. Son visage avait encore cette pâleur mate, seul signe extérieur du trouble de son âme. Sa contenance était pensive, et la flamme du foyer, en jetant sur elle une lueur mobile, lui donnait quelque chose de fantastique et de surnaturel.

Deux autres personnes, qui se tenaient dans un angle obscur de la pièce, s’entretenaient avec elle. Comme l’observateur ne pouvait d’abord ni les voir ni les entendre, il jeta un rapide coup d’œil dans la maison, pour chercher à deviner la condition du propriétaire. La scène se passait dans une petite salle assez mesquinement meublée ; au centre se trouvait une table chargée de papiers et de livres ouverts ; tout à l’entour étaient disposés des bancs de bois pareils à ceux que l’on voit dans les écoles.

Cette circonstance expliquait tout : Marguerite était chez Eusèbe Noël. Bientôt même, comme pour ne laisser aucun doute à cet égard, le vieil enthousiaste de Virgile se montra lui-même, enveloppé dans une antique houppelande, sa perruque à l’envers ; il parlait d’un air effaré à la jeune fille qui ne lui répondait pas. Elle écoutait au contraire avec déférence l’autre interlocuteur, dont la voix onctueuse et pénétrante faisait contraste avec la voix aigre de Noël. Un jet lumineux éclaira enfin ce nouveau personnage et permit de reconnaître le prieur du Lautaret. Marcellin se souvint alors que Martin-Simon avait mandé la veille l’hospitalier pour la célébration du mariage, et qu’on l’avait logé chez Eusèbe Noël, parce qu’il ne restait aucune chambre libre dans la maison. Il rougit de ses soupçons envers sa parente, mais, impatient de connaître la nature du motif qui avait conduit Marguerite chez son vieux précepteur, il se blottit derrière la porte et se mit à écouter.

En ce moment, Marguerite disait au prieur du Lautaret :

— Je savais que vous étiez ici, mon révérend père, et je vous ai fait prier par Eusèbe de vouloir bien m’attendre ce matin, car j’ai grand besoin des conseils de votre expérience et des consolations de votro charité.

— Il suffit, ma fille, répondit le vieux moine ; je suis prêt à vous entendre. Mais est-ce comme homme d’expérience ou comme prêtre du Christ que vous m’appelez à vous ?

Marguerite ne répondait pas. Le prieur se tourna vers le maître d’école.

— Excusez-moi, monsieur Noël, lui dit-il, si je vous prie de remonter à votre chambre… Je vais remplir auprès de cette jeune fille les devoirs de mon saint ministère.

Mais Noël parut avoir quelques raisons secrètes de ne pas se rendre à cette invitation. S’adressant à Marguerite il lui dit d’un ton affectueux :

— Ma maison, comme tout ce qui m’appartient, est à la disposition de mademoiselleSimon ; mais excusera-t-elle un ami de sa famille qui la voit affligée et qui voudrait aussi tenter quelque chose pour la consoler ?… Parlez, mon enfant, croyez-vous que les conseils du pauvre vieux Noël vous seraient inutiles dans l’affaire qui vous occupe ? Tout sage et expérimenté que soit monsieur le prieur, pourquoi ne me consulteriez-vous pas en même temps que lui ? Plus d’une fois déjà vous avez eu recours à mes faibles lumières, et vous ne vous en êtes jamais repentie.

Le moine à son tour parut piqué de l’insistance du maître d’école.

— Mon digne hôte, dit-il, n’avez-vous pas compris que mademoiselle Marguerite avait à me faire des révélations qui ne devaient pas être entendues par des oreilles profanes ?

Odi profanum vulgus et arceo, grommela le magister en appelant à son secours sa distraction factice et ses citations latines.

Marguerite reprit après une courte pause ;

— Eh bien ! soit ! restez tous les deux ; j’ai aussi certaines questions à vous adresser, monsieur Noël.

Celui-ci s’empressa d’offrir des sièges, et jeta un regard de triomphe sur le prieur, évidemment contrarié de la détermination subite de Marguerite. On fit cercle autour de la cheminée, comme pour une causerie intime, La jeune fille, toujours enveloppée dans sa mante, se plaça entre les deux vieillards, qui attendaient qu’elle prît la parole. Elle resta pourtant silencieuse, les Yeux fixés sur les braises du foyer.

— Eh bien ! Marguerite, qu’avez-vous à nous dire ? demanda enfin le maître d’école.

— Vous savez que Raboisson est mort ? répliqua-t-elle d’une voix étouffée et tout d’une haleine, sans lever les yeux.

Le magister pâlit.

— Je le sais, je le sais, répondit-il. Ne m’a-t-on pas obligé de servir de scribe, hier, en présence du cadavre, lorsqu’on a dressé le procès-verbal de décès ? Cet horrible tableau me poursuit encore ! Je crois toujours voir ce malheureux tel qu’il était lorsque…

Il s’arrêta et porta sa main devant ses yeux, comme pour échapper à quelque sinistre apparition.

— C’est à propos de cet écrit que je désire avoir des éclaircissemens, reprit Marguerite ; je voudrais savoir s’il a été reconnu que Raboisson fût mort par accident ou… d’une autre manière.

Les deux vieillards échangèrent un signe rapide.

— Qui peut le dire ? fit Noël avec effort.

— Ainsi donc personne n’a exprimé le soupçon que la mort de ce malheureux fût le résultat… d’un crime ? Répondez, répondez, s’écria Marguerite, avec véhémence, cette pensée n’est-elle venue à personne ?

Eusèbe était en proie à une émotion profonde.

— Je dois avouer, dit-il enfin, que cet homme de loi… le procureur Michelot…

— Je m’en doutais, reprit Marguerite comme à elle-même ; cet homme doit flairer le crime comme le vautour de nos montagnes flaire sa proie du haut des airs. Ainsi donc on a déjà des soupçons !… Eh bien ! Noël, dans cet acte que vous avez copié, on exprime ces soupçons, n’est-ce pas ? on appelle les investigations de la justice sur cet événement ?

— Oui… non… en vérité j’étais si troublé que je n’ai pu remarquer…

Marguerite frappa du pied avec violence.

— Parlez ! s’écria-t-elle avec autorité, je veux m’éclairer, J’attends, j’exige la vérité tout entière ! Quoique vous cherchiez parfois à en imposer par des singularités apparentes, afin qu’on ne se défie pas de vous, je n’ignore pas que vous êtes plein de prudence et de sagacité ; répondez-moi donc franchement, au nom de ce que vous avez de plus cher ! Croyez-vous que la mort de Raboisson soit l’effet d’un meurtre, d’un assassinat ?

Elle prononça ces paroles avec une énergie sauvage.

— De grâce, Margucrite, répondit le maître d’école, le front ruisselant de sueur, ne m’interrogez pas, ne me forcez pas à vous dire…

— Il n’ose pas parler ! il craint de me déchirer le cœur en m’avouant les soupçons horribles qu’il a conçus comme moi !… Eh bien ! et vous mon révérend père ? continua Marguerite, en s’adressant au prieur ; vous connaissez aussi toutes les circonstances de cet événement, vous ne me cacherez pas l’impression que vous en avez ressentie ; vous êtes ministre du Seigneur, et vous ne pouvez prononcer des paroles mensongères… n’est-ce pas que Raboisson a péri par la main d’un criminel ?

Le vieil hospitalier attacha sur elle un regard pénétrant.

— Et quand cela serait, ma fille ? demanda-t-il ; quel intérêt pouvez-vous avoir…

— C’est donc vrai ? interrompit Marguerite avec un accent déchirant ; ils le croient tous les deux !… Et moi qui pensais avoir été seule jusqu’ici à pénétrer ce mystère de honte et de crime ! Ils ont deviné le coupable, ils l’ont accusé et jugé dans leur cœur, quoiqu’ils n’aient pas cru avoir le droit d’appeler mon père « assassin » en ma présence !

En même temps elle se renversa sur son siége et donna les marques du plus effrayant désespoir.

Les deux vieillards étaient pétrifiés : Peyras lui-même se sentit ému en voyant l’état affreux de sa jeune parente

— Qu’a-t-elle dit ? demanda le maître d’école, l’ai-je bien entendu ? est-il possible que Marguerite…

— La malheureuse enfant accuse son père ! répliqua le prieur.

Ceite parole sembla ranimer Marguerite.

— Qui accuse mon père ? s’écria-t-elle dans une sorte de fureur ; qui ose dire que Martin-Simon, le roi du Pelvoux, le bienfaiteur de toute la contrée, a pu se rendre coupable d’un pareil crime envers ce misérable vagabond ? Qui a souillé sa bouche d’un pareil blasphème ? Ce n’est pas moi, c’est vous… vous qu’il a comblés de ses bienfaits !… Vous étiez pauvre et sans asile, Eusèbe Noël, lorsqu’il vous accueillit ici, lorsqu’il vous donna cette maison où nous sommes, lorsqu’il vous reçut à sa table, lorsqu’il vous procura sécurité, repos, bonheur !… Et vous, révérend prieur, vous avez oublié les dons pieux faits par lui à votre hospice, ses réceptions cordiales lorsque, vous et vos frères, vous veniez lui rendre visite ; vous avez oublié la protection généreuse qu’il n’a cessé de vous accorder… C’est pourtant vous deux, ses meilleurs amis, qui l’avez accusé les premiers ! C’est vous qui avez pensé les premiers à le maudire !… Allez, vous êtes des ingrats ! — Il n’y avait rien de raisonnable à opposer à cette explosion d’une douleur longtemps contenue. Eusèbe et le prieur attendaient qu’elle se calmât par sa violence même. Un brusque revirement s’opéra bientôt dans les pensées de Marguerite. — Grâce ! pardonnez-moi, mes amis, reprit-elle en fondant en larmes ; je vous accuse à tort ; vous ne deviez pas, vous ne pouviez pas le soupçonner comme moi ; vous n’aviez pas entendu ce que j’ai entendu, vous ne saviez pas ce que je savais ! Oui, oui, nous nous sommes tous trompés, ne me croyez pas, ne croyez pas à vous-même ! Allons !… allons, mon révérend père, dites-moi que j’ai perdu la raison, que je suis injuste, criminelle, d’avoir conçu cette idée monstrueuse ! C’était pour entendre vos reproches à ce sujet, pour que vous m’accabliez de votre colère et de votre indignation que je voulais vous voir ce matin… J’ai eu l’audace d’accuser un moment d’un crime abominable celui à qui je dois la vie. C’est un grand péché, cela, n’est-ce pas ? Allons, tonnez, emportez-vous !… Mon vieux maître, dites-moi que je suis une insensée… mon révérend père, dites-moi donc que je suis une impie !

Elle s’arrêta épuisée ; ses auditeurs suivaient avec angoisse les différentes phases de cet affreux délire que la froide Marguerite éprouvait pour la première fois de sa vie. À la lueur vacillante du foyer, Peyras la voyait s’agiter, livide, égarée, folle entre les deux vieillards, dont l’un levait les yeux vers le ciel, tandis que l’autre se tordait les mains avec désespoir.

— Revenez à vous, Marguerite, ma chère élève, mon enfant bien-aimée ! disait Noël ; votre imagination vous trompe… votre père n’est pas, ne peut être coupable du crime que vous lui imputez !

— Il est innocent, ma fille ! disait le prieur avec un accent de conviction profonde.

— Innocent ! le croyez-vous ? demanda Marguerite. Écoutez ; je veux tout vous apprendre, afin que vous soyez juges ; puis vous me répéterez encore que je suis imprudente, absurde, cruelle, et que j’ai calomnié le meilleur des pères. Vous saurez donc que Martin-Simon a un secret de la plus haute importance. Un homme parvint à pénétrer ce secret, du moins en partie ; cet homme était Raboisson. J’ai vu mon père, si noble, si fier, pâlir et trembler en présence de ce mendiant en haïllons ! Je l’ai vu supporter en frémissant de colère les familiarités hardies, les insolentes provocations de ce vagabond méprisable. Enfin il a perdu patience ; il a proféré devant moi des menaces de mort contre cet ivrogne imbécile qui sans cesse troublait son repos, empoisonnait son bonheur… Eh bien ! mon révérend père, eh bien ! mon bon Noël, le lendemain du jour où ces menaces ont été entendues, Baboisson a péri dans le gouffre de la Grave !

Sa voix s’affaiblit et s’éteignit enfin dans les sanglots. Le prieur et Eusèbe Noël se levèrent à la fois.

— Ma fille, dit le vieux moine avec solennité, vous attendez de moi des conseils et des consolations ; ni les uns ni les autrès ne vous manqueront…

— Oh ! merci, merci ! s’écria la jeune fille, dont les joues se colorèrent d’un léger incarnat : vous êtes bon, mon révérend père ; mais aussi vous êtes un homme juste et sage, vous ne pourriez pas vouloir déguiser votre pensée !… Oh ! je vous en récompenserai, soyez-en sûr ! je vous offrirai un calice d’or pur pour votre chapelle du Lautaret… Mais vous, Noël, vous, mon vieux précepteur, ajouta-t-elle en se tournant vers le maître d’école, vous ne me dites rien… Par pitié, donnez-moi aussi l’assurance que vous n’accusez pas mon père, que vous l’aimez, que vous l’estimez toujours comme votre bienfaiteur et votre ami !

— Pouvez-vous en douter, Marguerite ? s’écria le magister avec entraînement ; Dieu du ciel ! je n’avais pas prévu…

Marguerite se leva brusquement à son tour.

— Ainsi donc, reprit-elle avec un sourire convulsif, j’étais une folle, une fille dénaturée… Comme je suis heureuse de vous avoir confié mes révoltans soupçons ! J’ai bien souffert pendant l’horrible nuit qui vient de s’écouler !… Mais maintenant c’est fini… Je ne vous demande pas qui est le coupable ; qu’importe, puisque mon père est innocent ? Adieu, adieu, mes respectables amis, je vous dois plus que la vie !

Elle arrangea sa mante comme pour s’éloigner ; mais l’hospitalier l’arrêta.

— Où donc allez-vous, ma fille ?

Je vais aux genoux de mon père lui avouer ma faute, implorer mon pardon. Il me pardonnera certainement, car il m’aime !… Ne me retenez pas ; tant que je sentirai sur mon cœur ce terrible remords, je ne pourrai goûter aucun repos.

— Attendez, Marguerite, reprit le prieur avec mélancolie, tout n’est pas encore dit sur cette triste affaire. Il ne suffit pas que Martin-Simon soit innocent, il faut encore que le monde le croie tel…

— Comment ! on le soupçonne donc ?

— Il est impossible de le cacher, beaucoup de personnes ont été témoins de la dernière altercation du bailli avec ce malheureux Raboisson, et en ont tiré des inductions fâcheuses… Interrogez monsieur Noël ; il connaît les termes de ce procès-verbal que votre père a laissé dicter par le procureur Michelot avec une confiance bien déplorable, puisqu’il paraît qu’on peut s’en servir contre lui-même.

— Il est vrai ! s’écria le maître d’école, et que deviendrais-je, bon Dieu ! si l’on accusait mon bienfaiteur d’un pareil crime ? Mais ces craintes ne se réaliseront pas, je l’espère, quoique le souvenir de cet homme de loi au sourire faux et hypocrite me fasse frémir par momens… J’ai des raisons de penser que Michelot connaissait Raboisson beaucoup mieux qu’il ne veut le dire, et peut-être ourdit-il déjà quelque trame ténébreuse…

— Oubliez-vous donc, Eusèbe, que ce Michelot dont vous parlez quittera le village aujourd’hui même, et que, selon toute apparence, il ne reviendra jamais au Bout-du-Monde ?

— Oui, mais il s’est chargé de remettre au parquet du parlement de Grenoble ce terrible procès-verbal, et l’on ne sait pas quelle tournure il pourra donner à cette affaire… Défiez-vous de lui, vous dis-je, et puisque vous êtes riches, achetez son silence à tout prix. Sans doute il demandera beaucoup, car il connaît votre secret.

— Notre secret ! répéta Marguerite en tressaillant.

Il se fit une longue pause.

— Ma fille, dit enfin l’hospitalier, vous et votre père vous êtes seuls à ignorer que la dissimulation ne vous est plus nécessaire. Les bruits vagues qui ont couru si longtemps sont confirmés par des indiscrétions de Raboisson… Il ne reste plus de doute à personne sur l’existence d’une mine d’or découverte par votre aïeul.

Marguerite hésitait à répondre.

— Le fait est-il sûr ? murmura-t-elle, le moment prescrit serait-il arrivé ?… Eh bien ! mon père, continua-t-elle avec une dignité mélancolique, quand même on aurait dit vrai, vous ou personne au monde pourriez-vous nous reprocher d’avoir mal employé l’or que Dieu nous envoyait ? Notre richesse ne nous a-t-elle pas toujours mérité les bénédictions du pauvre et du malheureux ?

— J’en conviens, ma fille, mais oserez-vous affirmer qu’il en sera toujours ainsi ? Cet or ne peut-il devenir pour vous et pour les vôtres la cause de toutes sortes de maux ? Ne peut-il exciter des passions mauvaises, des scandales, des crimes ?… Et, voyez, ne vous semble-t-il pas déjà que l’influence sinistre de ce métal perfide agisse autour de vous ? Qui sait si Raboisson n’a pas été la victime de quelque homme avide qui voulait lui arracher son secret ? Vous-même, mon enfant, n’avez-vous pas cru un moment que votre vertueux père avait pu, pour conserver son trésor, commettre un assassinat !

— Laissons ce triste souvenir, mon révérend… Ce trésor, du jour où il ne pourra plus être employé saintement, du jour où il deviendra l’objet d’un désir coupable, la cause d’une mauvaise action, n’appartiendra plus à personne, et sera perdu à tout jamais, pour les bons comme pour les méchants.

Les yeux du vieux moine brillèrent d’un éclat inacoutumé.

— Que dites-vous là, ma fille ? s’écria-t-il chaleureusement ; quoi ! serait-ce reconnaître dignement les présens de la divine Providence que de les anéantir et d’en priver ainsi l’humanité ? Manque-t-il donc sur la terre de misères à vêtir, de pauvres à nourrir, de malades à soulager ? Employez ces richesses en bonnes œuvres, ma fille, et elles vous profiteront encore. Je vous parlerai avec franchise : depuis longtemps je sais la vérité, et plus d’une fois j’ai prouvé à votre père combien il serait sage de léguer après sa mort cette mine à la pieuse maison dont je suis un des desservans ; s’il veut y renoncer durant le cours de sa vie, ne vaut-il pas mieux la confier à des religieux qui l’emploieront au service de Dieu, que de l’anéantir comme vous semblez en avoir la pensée ? Cet or ne sera-t-il pas sanctifié par l’usage que nous en ferons ? Notre hospice est pauvre ; souvent le voyageur égaré n’y trouve pas tout le bien-être que nous serions heureux de lui procurer ; les offrandes ne sont ni nombreuses, ni importantes dans ces pays écartés ; nous n’avons pas, comme nos frères les hospitaliers du mont Cenis, des ressources suffisantes pour accueillir le mendiant et le pèlerin !

Eusèbe Noël se dressa tout à coup entre le prieur du Lautaret et Marguerite Simon.

— Ne le croyez pas, Marguerite ! s’écria-t-il avec véhémence, ne le croyez pas ! Les aumônes abondent dans les coffres de l’hospice, les revenus sont suffisans, c’est moi qui vous le jure… Si votre père renonce à la propriété de cette mine d’or, ne vaut-il pas mieux l’abandonner à un homme probe et honnête, qu’à des moines avides qui ont fait vœu de pauvreté ? Ne vaut-il pas mieux assurer le bonheur d’un ancien ami, qui a connu les besoins et les souffrances, qui sera reconnaissant toute sa vie, que d’enrichir une communauté dont aucun membre ne considérera la reconnaissance comme un devoir ? Moi qui vous parle, Marguerite, j’ai passé vingt années bien malheureuses avant mon arrivée à ce village. Je me souviens d’avoir éprouvé, dans toutes leurs rigueurs, la faim, la soif et la misère ; j’ai vécu ici à l’abri du besoin, il est vrai, mais dans l’obscurité et sans pouvoir être utile à mes semblables. Faites-moi riche, et je serai bon ; j’ai tant souffert moi-même que je saurais compâtir aux souffrances des autres ! Fiez-vous à moi, je serai généreux comme votre père ; tous ceux qui m’approcheront seront heureux… D’ailleurs, continua-t-il comme s’il désirait concilier des intérêts contraires, qui empêcherait, si c’était votre volonté, qu’après ma mort le secret de cette mine ne revint aux moines du Lautaret ? réfléchissez, mon enfant ; cela serait plus sage que de priver la vallée, la province, la France du trésor inestimable que le hasard a mis entre vos mains !

La dernière proposition de Noël adoucit l’indignation du prieur, qui d’abord avait été sur le point d’éclater. Marguerite les observait l’un et l’autre d’un air de pitié. Depuis que ce nom magique de mine d’or avait été prononcé, un changement subit s’était opéré en eux. Leurs yeux s’étaient séchés, leurs voix étaient devenues brèves, leurs traits exprimaient la dureté et l’égoïsme. L’un avec sa figure austère, sa longue barbe blanche et sa robe de religieux, l’autre avec son visage hâve et amaigri, son corps long et sec, formaient deux personnifications de l’avarice, quand ils suppliaient et flattaient tour à tour cette belle et noble jeune fille qui souriait de mépris.

— Messieurs, répondit-elle enfin d’un ton légèrement ironique, il ne m’appartient pas de pénétrer les secrets desseins de mon père pour le présent ou pour l’avenir. Je sais seulement qu’il est lié par un serment solennel, et c’est à lui de juger si l’accomplissement de ce serment est ou non compatible avec vos prétentions… Adressez-vous à lui.

— Une profonde consternation se peignit sur les traits du moine et du maître d’école ; l’un et l’autre semblaient honteux d’avoir laissé voir à nu toute leur basse cupidité. Mais Marguerite, soit générosité, soit préoccupation, parut l’oublier aussitôt. Elle reprit d’un air mélancolique :

— Pourquoi faut-il que ces idées d’intérêt soient venues troubler la joie que vous m’aviez donnée ? Cependant recevez mes remerciemens ; je sors d’ici plus calme que je n’y suis entrée ; à la vérité, je ne vous ai pas révélé encore tous les chagrins qui me déchirent le cœur.

— Vous avez d’autres chagrins, ma fille ?

— Oui, oui, mais qu’importe ! pourvu que mon père soit toujours digne de ma tendresse !

Elle s’inclina brusquement et elle s’avança vers la porte. Peyras, absorbé par l’intérêt puissant de cette scène, oubliait qu’il allait être surpris ; le vieux moine retint Marguerite au moment où elle allait sortir, et lui dit à voix basse :

— Promettez-moi que cette mine d’or appartiendra plus tard à l’hospice du Lautaret, et, lors même que la position de votre père semblerait désespérée, je trouverai moyen de le sauver.

Marguerite voulut l’interroger, mais le prieur posa un doigt sur sa bouche.

— Que lui dites-vous ? s’écria le maître d’école avec défiance.

Il y eut encore quelques paroles échangées entre les interlocuteurs, mais Peyras ne put en entendre davantage ; il quitta sa cachette et prit sa course vers le village.