La Mer (Michelet)/Livre IV/IV

Michel Lévy Frères (p. 381-389).


IV

première aspiration de la mer

C’est un grand et brusque passage de quitter Paris en ce beau moment pour la plage déserte ; Paris alors éblouissant de ses jardins magnifiques et de ses marronniers en fleurs. Juin serait très beau à la côte si l’on s’y trouvait à deux, avant l’invasion de la foule. Mais, lorsque l’on y vient seul, le tête-à-tête avec la mer et la noble société de cette grande solitaire, ne sont pas sans quelque tristesse.

Aux premières visites qu’on fait à la plage, l’impression est peu favorable. C’est monotone, et c’est sauvage, aride. La grandeur inusitée du spectacle fait, par contraste, sentir qu’on est faible et petit ; le cœur est un peu serré. La délicate poitrine qui respirait dans une chambre, et qui tout à coup se trouve en cette chambre de l’univers, au soleil et au grand vent, éprouve de l’oppression. L’enfant joue ; va, vient, court. Elle s’assoit, et, immobile, elle frissonne à ce souffle froid. La tiédeur du nid délaissé lui revient à la pensée. Cependant l’enfant s’amuse. Cela la console un peu.

Tout cela changera, madame. Affermissez-vous. L’impression sera tout autre, lorsque, connaissant mieux la mer, vous la sentirez si peuplée. La constriction pénible que vous sentez à la poitrine disparaîtra par l’habitude. Il faut se faire à cet air frais, mais salé et âpre, qui ne rafraîchit nullement. Il faut s’y faire lentement, ne pas vouloir expressément l’aspirer. Peu à peu, n’y songeant plus, dans les recoins abrités, en jouant avec votre enfant, vous respirerez librement, et vous vous dilaterez. Mais pour les commencements, restez peu de temps à la plage. Dirigez vos promenades vers l’intérieur du pays.

La terre, votre amie d’habitude, vous rappelle. Les forêts de pins rivalisent avec la mer en émanations salubres. Les leurs, toutes résineuses, sont tonifiantes comme elles, et elles n’en ont pas l’âcreté. Elles pénètrent tout notre être, nous entrent par tous les pores, modifient le sang, l’assainissent, nous parfument d’un subtil arôme. Aux landes, derrière les pins, les simples et les herbes un peu dures que vous foulez vous prodiguent des senteurs, — non fades, enivrantes, comme celle des dangereuses roses, — mais agréablement amères. Asseyez-vous au milieu d’elles, et comme elles, bien abritée, par ce léger pli de terrain. Ne dirait-on pas qu’on est ici à cent lieues de la mer ? Aspirez-les, ces purs esprits, l’âme de ces sauvages fleurs, vos sœurs par la pureté. Cueillez-en, s’il le faut, madame. Elles ne demandent pas mieux. Un peu rudes, mais si suaves ! elles ont ce singulier mystère dans leur parfum virginal, de calmer et d’affermir. Ne craignez pas de les cacher dans votre sein, sur votre cœur.



N’oublions pas de remarquer que ces landes abritées sont brûlantes à certaines heures. Elles absorbent, elles concentrent les rayons du soleil. La faible femme y sécherait. La jeune fille, riche de vie, s’enflammerait, bouillonnerait, aurait de redoutables fièvres. Sa tête se perdrait de mirages étonnants et dangereux. Pour y aller, il faut choisir des jours couverts, moites et doux ; ou bien se lever de bonne heure, quand tout est frais, quand le thym garde un peu de sa rosée, lorsque le lapin agile erre encore et fait tous ses tours.

Mais revenons à l’Océan. Aux heures où il se retire, il manifeste lui-même et vous offre en quelque sorte la riche vie qu’il nourrit en lui. Il faut le suivre pas à pas, avancer sur le sable humide, qui alors enfonce un peu. N’ayez peur. Le flot amolli tout au plus veut baiser vos pieds. Si vous regardez, vous verrez que ce sable n’est pas mort, qu’ici et là s’agitent nombre de retardataires que le reflux a surpris. Des petits poissons s’y cachent, sur certaines plages. À l’embouchure des rivières, l’anguille frétille dessous, et fait de petits tremblements de terre. Le crabe, trop acharné au repas ou au combat, a voulu, mais un peu tard, rejoindre la mer. Sa fuite laisse à la surface une mosaïque étrange, le zigzag de sa marche oblique. Où cette ligne finit, vous le découvrez blotti qui attend la marée prochaine. Le solen (manche de couteau) a plongé, mais sa retraite est trahie par l’entonnoir qu’il réserve pour respirer. La vénus l’est par un fucus attaché à sa coquille qui dépasse à la surface et révèle son logis. Les ondulations du sol vous dénoncent les galeries des annélides guerrières ; leur arsenal vous charmerait, et l’iris (vue au microscope) de leurs changeantes couleurs.

Le plus beau coup de théâtre se fait aux grandes marées. L’Océan qui monta beaucoup, d’autant plus, au reflux, recule. Il découvre alors, il livre des espaces immenses, inconnus. Le mystérieux fond de la mer, sur lequel on fait tant de rêves, apparaît. Vous surprenez là, dans le mouvement, dans la vie, dans le secret de leurs retraites, des populations étonnées qui se croyaient bien à l’abri, et qui, jamais, presque jamais, n’avaient été sous le soleil, encore moins sous les yeux de l’homme.

Rassurez-vous, peuple effrayé. C’est ici l’œil curieux, mais compatissant, d’une femme. Ce n’est pas la main du pêcheur. Que veut celle-ci ? Rien que vous voir, vous saluer, vous montrer à son enfant, et vous laisser à votre élément naturel, en vous souhaitant bonne santé et toute prospérité.

Parfois il n’est pas nécessaire d’errer bien loin. On trouve tout en un point. L’Océan s’amuse à faire dans le rocher creusé des océans en miniature qui n’en sont pas moins complets, un monde de quelques pieds carrés. On s’assoit, et l’on regarde. Plus on regarde longtemps, plus on voit des vies, d’abord inaperçues, qui se détachent. On y resterait indéfiniment, si le maître, le souverain impérieux de la plage, ne vous en chassait par le flux.

Demain, on y retournera. C’est l’école, c’est le muséum, l’intarissable amusement pour l’enfant et pour la mère. Là, la pénétrante finesse de la femme, et son tendre cœur, tout d’abord saisissent et devinent. La maternité lui dit tout, comment la vie va se créant, s’enfantant. Voulez-vous savoir pourquoi son instinct si vite lui révèle la création, pourquoi elle entre de plain-pied (comme quelqu’un rentrerait chez soi) dans le mystère de la nature ? Elle est la nature elle-même.

Au fond de l’eau onctueuse, de petites algues, petites, mais grasses et nourrissantes, d’autres plantes lilliputiennes de fins et jolis dessins, sont là, prairie patiente, pour alimenter leurs bestiaux, les mollusques, qui broutent dessus. Patelle et buccin, turbot, moules violettes, tellines roses ou lilas, tous, gens tranquilles, attendront. Mieux garanties, les balanes, dans leur ville fortifiée, ferment leurs quadruples volets. Demain, ils y seront encore. Est-ce à dire qu’en leur inertie ils ne rêvent pas le mouvement ? qu’ils n’aient pas la confuse idée et l’amour de l’inconnu ? de quelqu’un de bienveillant qui viendra à certaines heures les rafraîchir et les nourrir ?… Oh ! ils y songent, ils attendent. Veufs du grand époux l’Océan, ils savent qu’il va revenir vers la terre et la caresser. D’avance, ils regardent vers lui, et ceux qui ont des maisons fixes ont bien soin de tenir la porte en ce sens et prête à ouvrir. S’il est un peu violent, tant mieux, ils n’en sont que plus aises, trop heureux de ce flot vivant qui va puissamment les bercer.

« Vois, mon enfant, à notre approche, ces immobiles ont resté seuls. Mais d’autres, plus vifs, avaient fui. Les voilà qui se rassurent. La crevette sautillante, de ses palpes fines et légères, irise l’eau ; elle se charge de faire la vague et la tempête à la mesure d’un tel océan. L’araignée de mer, lente et incertaine, se livre par sa craintive audace : elle remonte à la lumière, à la surface tiède. Un personnage prudent, tapi au fond du goémon, sous les corallines violettes, le crabe s’avance curieux, et après un coup d’œil furtif, se replonge dans sa forêt.

« Mais que vois-je ? et qu’est ceci ? Une grosse coquille immobile prend vie, entreprend d’avancer… Oh ! ceci n’est pas naturel. La fraude est grossière. L’intrus se trahit par ses étranges culbutes… Qui ne vous reconnaîtrait, beau masque, sire Bernard l’Ermite, crabe rusé qui voulez faire l’innocent mollusque. Votre mauvaise conscience vous trouble et vous agite trop. »

Au rivage de notre océan, étrangères à ces mouvements, les fleurs animées épanouissent leur corolle. Près de la lourde anémone, de charmantes petites fées, des annélides, apparaissent et se produisent au soleil. D’un tube tortueux surgit un disque, une ombrelle blanche ou lilas, et parfois de couleur de chair. Rejetée un peu de côté, elle a dégagé d’elle-même un objet qui n’a rien de comparable dans le monde végétal. Pas une n’est semblable à sa sœur ; toutes sont inimitables par le délicat velouté.

En voici une, sans ombrelle, qui laisse flotter une nuée de filets légers, floconneux, à peine teintée d’un gris d’argent ; cinq filets s’échappent plus longs, richement colorés de cerise. Ils ondulent, se nouent, se dénouent, s’enchevêtrent aux cheveux d’argent, en faisant sous l’eau de charmants mirages. Ce n’est rien pour nos sens grossiers ; c’est beaucoup pour celle où la vie nerveuse, le fin génie maladif de la femme vibre à toute chose. À ces couleurs rougissantes, pâlissantes, tour à tour, elle se sent et se reconnaît, elle sent la flamme de la vie, qui flamboie, brille et s’éteint. Attendrissante vision ! Elle replonge ses regards au charmant petit océan, et elle y voit mieux la Nature, mère féconde, mais si sévère, qui, à se dévorer soi-même, semble trouver une âpre joie.

Elle resta bien rêveuse, oppressée de cette pensée. La femme ne serait pas la femme, c’est-à-dire le charme du monde, si elle n’avait un don touchant : La tendresse pour toute vie, la pitié et ses belles larmes.

Elle ne pleurait pas encore, mais était si près de pleurer ! L’enfant le vit. Étant déjà, comme ils sont, attentifs, de sens rapide, il se tut. Ils revinrent silencieux.

C’était l’aimable premier jour où, pour lui, elle commença à épeler avec son cœur la langue de la nature. Et cette langue du premier coup lui avait adressé des mots d’un mystère si émouvant, que le pauvre cœur fut atteint.

Le jour baissait. L’oiseau de mer attardé forçait de rames, regagnait la terre et son nid. En remontant par la falaise et le jardin déjà obscur, un premier cri d’oiseau de nuit, aigu, sinistre, s’entendit. Mais la volière de refuge était si bien fermée, les oiseaux dormaient la tête sous l’aile. Elle s’en assura elle-même, elle vit tout en sûreté. Son cœur s’allégea d’un soupir, et elle embrassa son fils.