La Mer (Michelet)/Livre IV/III

Michel Lévy Frères (p. 369-380).


II

l’habitation

Qu’on permette à un ignorant, qui a cependant acquis de l’expérience à ses dépens, de donner quelques conseils sur les points dont les livres ne parlent pas, et dont les médecins se préoccupent rarement jusqu’ici. Pour que ces conseils soient moins vagues, je les adresse à une personne malade qui voudrait se diriger. Est-ce une personne fictive ? Point du tout. Celle à qui je parle, je l’ai réellement rencontrée, et plus d’une fois dans ma vie.

Voici une jeune dame malade, ou près de l’être, affaiblie, un enfant plus faible encore. On a traversé l’hiver, le printemps, fort péniblement. Cependant nulle lésion grave. Faiblesse, anémie seulement ; rien qu’une difficulté de vivre. On les envoie à la mer pour y passer tout l’été.

Grande dépense pour une fortune médiocre et peu aisée. Pénible dérangement pour une maîtresse de maison. Dure séparation, surtout pour des époux très unis. On négocie. On voudrait faire adoucir la sentence. Un mois ne suffirait-il pas ? Mais le très sage médecin insiste. Il croit qu’un court séjour nuit souvent plus qu’il ne sert. L’impression brusque, violente des bains, sans préparation, est très propre à ébranler les santés les plus robustes. Toute personne raisonnable doit s’acclimater d’abord, respirer : le mois de juin est excellent pour cela ; — juillet et août pour les bains ; — septembre et parfois même octobre délassent des grandes chaleurs, adoucissent l’excitation qu’a produite l’âcreté saline, consolident les résultats, et même par leurs grands vents frais aguerrissent contre les froids de l’hiver.

Peu d’hommes sont libres tout l’été. C’est beaucoup si le mari pourra rejoindre sa femme un mois ou deux, en août, septembre. Quelque disposé qu’il soit à lui sacrifier tout intérêt secondaire, pour elle-même il doit rester. Il est, dans la vie serrée de l’homme de labeur, des chaînes qu’il ne pourrait rompre qu’au grand détriment de la famille. Donc il faut qu’elle parte seule. Et les voilà divorcés !

Seule ? Elle ne l’a jamais été. Elle serait plus rassurée si elle suivait une famille d’amis riches, qui s’en va complète, mari, femme, enfants, domestiques. — Si j’osais donner mon avis, je dirais : « Qu’elle parte seule. »

Ce départ en compagnie, d’abord gai et agréable, a souvent des suites tout autres. On s’incommode, on se brouille, et l’on revient ennemis, — ou (pis encore) trop amis. Le désœuvrement des bains a trop souvent des résultats imprévus, qu’on regrette toute la vie. Le moindre inconvénient qui, selon moi, n’est pas petit, c’est que des gens qui, séparés, auraient mieux senti la mer, et en auraient rapporté une bonne et grande impression, vont, s’il leur faut vivre ensemble, continuer la vie de la grande ville (frivolité, vulgarité, fausse gaieté, etc.). Seul, on s’occupe, et on pense. Ensemble, on jase, on médit. Ces amis riches et mondains traîneront la jeune dame à leurs amusements. Elle en aura l’agitation, une existence plus trouble, et plus antimédicale que celle qu’elle avait à Paris. Elle manquera tout à fait le but. Réfléchissez-y, madame. Soyez courageuse et prudente. C’est dans une solitude sérieuse, dans la petite vie innocente que vous aurez là avec votre enfant, vie, s’il le faut, enfantine, mais pure, mais noble, poétique, c’est, dis-je, dans une telle vie que vous trouverez vraiment le renouvellement désiré. La justice délicate et tendre qui vous fait craindre le plaisir, quand un autre qui reste au logis travaille pour la famille, elle vous comptera, croyez-le. La mer vous en aimera mieux, si vous ne voulez d’amie qu’elle. En ce repos, elle vous prodiguera son trésor de vie, de jeunesse. L’enfant croîtra comme un bel arbre, et vous fleurirez dans la grâce. Vous reviendrez jeune, adorée.



Elle se résigne. Elle part. La station est indiquée. Elle est connue. On apprécie par l’analyse chimique la valeur réelle des eaux. Mais il y a une infinité de circonstances locales qu’on ne devine pas de loin. Rarement le médecin les connaît. L’homme, si occupé, de la grande ville, n’a guère eu l’occasion ni le loisir d’étudier ces localités.

Pour quelques-unes, importantes, on a publié des guides, qui ne sont pas sans mérite. On y voit les maladies innombrables dont on peut guérir dans la station recommandée. Mais peu, très peu spécifient la chose essentielle qu’on y cherche, l’originalité du lieu ; ils n’osent en dire nettement le fort et le faible, la place que ce lieu occupe dans l’échelle des stations. C’est un éloge général, et tellement général, qu’il est fort peu instructif.

Quelle est l’exposition précise ? Si vous regardez la carte, la côte est tournée au midi. Mais cela n’apprend rien du tout. Il peut se faire que telle courbe particulière du terrain place votre habitation sous une influence très froide, que, par exemple, un torrent qui débouche à la côte, un vallon caché, perfide, vous souffle le vent du Nord, ou que, par un pli de terrain, le vent d’Ouest s’engouffre et vous noie de ses torrents.

Y a-t-il des marais dans le voisinage ? Presque toujours on peut dire : Oui. Mais la différence est grande si les marais sont salés, renouvelés, assainis par la mer, — ou des marais dormants d’eau douce qui, après les sécheresses, donnent des émanations fiévreuses.

La mer est-elle très pure, ou mêlée ? et dans quelle proportion ? Grand mystère qu’on craint d’éclaircir. Mais, pour les personnes nerveuses, pour les novices qui commencent la série des bains de mer, les plus doux sont les meilleurs. Une mer un peu mêlée, un air moins salé et moins âcre, une plage moins désolée qui offre les agréments de la campagne, ce sont les meilleures circonstances.

Un point grave et capital, c’est le choix de l’habitation. Qui vous dirigera ? Personne. Il faut voir, observer soi-même. Vous tirerez fort peu de lumière de ceux qui ont visité le pays, qui même y ont séjourné. Ils le louent ou ils le blâment, moins selon son vrai mérite que selon les plaisirs qu’ils y ont trouvés, les amis qu’ils y ont laissés. Ils vous adressent à ces amis, qui vous reçoivent à merveille. Et, au bout de quelques jours, vous voyez les inconvénients. Vous vous trouvez habiter la maison la moins commode, parfois malsaine et dangereuse. N’importe, vous êtes lié. Vous blesseriez la personne qui vous a envoyé là, et cette famille aimable, bonne, hospitalière, qui vous a reçu.

« Eh bien, je resterai libre. Mais, en arrivant, s’il se trouve un médecin honnête, estimé, je le prierai de m’éclairer. » — Honnête ! ce n’est pas assez ; il faudrait qu’il fût intrépide, héroïque, pour parler franchement là-dessus. Il se brouillerait à mort avec tous les habitants. Ce serait un homme perdu. Il serait au ban du pays. Il vivrait seul comme un loup, heureux encore si quelque soir on ne lui faisait un mauvais parti.



J’ai l’horreur des constructions absurdement légères, que la spéculation nous fait pour un climat si variable. Ces maisonnettes de carton sont les pièges les plus dangereux. Comme on vient aux grandes chaleurs, on accepte ce bivouac. Mais souvent on y reste en septembre, et parfois même en octobre, dans le grand vent, sous les pluies.

Les propriétaires du pays, pour eux, bien portants, se bâtissent de bonnes et solides maisons, très bien garanties. Et pour nous, pauvres malades, ils font des maisons en planches, d’absurdes chalets (non feutrés de mousse, à la suisse), mais ouverts, où rien ne joint. C’est trop se moquer de nous.

Dans ces villas, d’apparence luxueuse, au fond misérables, rien de prévu. Des salons, des pièces d’apparat en vue de la mer, mais nulle d’intérieur agréable. Rien de ce doux confortable dont une femme a besoin. Elle ne sait où se retirer. Elle vit comme en demi-tempête, et subit à chaque instant de brusques passages de température.

D’autre part, la maison solide du pêcheur, du bourgeois même, est souvent basse et humide, incommode, inconvenante par certaines dispositions. Souvent elle n’a pas de plafond double, épais, mais un simple plancher de bois, par où passe et monte l’air d’un froid rez-de-chaussée. De là, rhumes et rhumatismes, gastrites et vingt maladies.

Quel que soit votre choix, madame, entre ces deux habitations, savez-vous bien ce que je veux pour vous avant toute chose ? Riez, si vous voulez, n’importe. Quoique nous soyons en juin, c’est une très-bonne cheminée, et à l’épreuve du vent. Dans notre beau pays de France, avec son froid nord-ouest, avec son pluvieux sud-ouest, qui, cette année, a régné seulement neuf mois sur douze, il faut pouvoir faire du feu en tout temps. Il faut, par un soir humide, quand votre enfant revient grelottant et ne peut reprendre chaleur avant le coucher, il faut un moment de feu clair.

Deux choses en tout logis doivent être prévues d’abord : le feu et l’eau ; — une eau passable, chose assez rare près de la mer. Si elle est tout à fait mauvaise, essayez de suppléer par la bière ou quelque boisson du pays, qui vous dispense de l’eau.

Que ne puis-je bâtir pour vous d’une parole la villa de l’avenir, telle que je l’ai dans l’esprit ! Je ne parle pas de la maison de faste, du château, que les riches voudront se faire à la mer. Je parle de l’humble maison des médiocres fortunes. C’est un art nouveau à créer, dont on ne paraît pas se douter. Ce qu’on essaye est copié de types en contradiction avec nos climats et la vie des côtes. Ces kiosques, accidentés d’ornements légers, sont bons pour des lieux abrités, mais ici ils font trembler : on croit que le vent va les emporter. Les chalets qui, dans la Suisse, étendent des toits immenses pour se défendre des neiges et serrer les foins, ont le grave inconvénient d’ôter trop de lumière. Le soleil (dans nos mers du Nord) ne doit pas être écarté, mais très précieusement recueilli. Quant aux imitations de chapelles, d’églises gothiques, si incommodes comme logement, laissons ces joujoux ridicules.

Le premier problème, à la mer, c’est une grande solidité, une fermeté, une épaisseur de murs qui exclue le tremblement, le roulis qu’on sent partout dans leurs frêles constructions, une assise rassurante, qui, dans les plus grandes tempêtes, donne à la femme timide la sécurité, le sourire, et ce bonheur du contraste qui fait dire : « Qu’on est bien ici ! »

Le second point, c’est que le côté de la maison qui regarde la terre soit si parfaitement abrité, qu’on puisse y oublier la mer, et qu’à côté de ce grand mouvement on y trouve le plus grand repos.

Pour répondre à ces deux besoins, je préférerais la forme qui donne le moins de prise au vent, la forme demi-circulaire, celle d’un croissant, dont la partie convexe me donnerait sur la mer un panorama varié, verrait le soleil tourner tout autour de fenêtre en fenêtre et le recevait à toute heure.

Le concave de ce demi-cercle, l’intérieur, serait protégé par les cornes du croissant, de manière à embrasser le joli petit parterre de la maîtresse de maison. À partir de ce parterre, l’abaissement progressif du sol permettrait de faire un jardin d’une certaine étendue, garanti des vents de mer. Souvent un pli de terrain en neutralise l’influence.

« Flore fuit la mer, » nous dit-on. Ce qu’elle fuit, c’est la négligence de l’homme. Je vois d’ici à Étretat, devant une très forte mer, au plus haut de la falaise, et au plus grand vent, une ferme avec un verger et des arbres admirables. Quelle précaution a-t-on prise ? Un simple remblai de cinq pieds de haut, en laissant venir dessus toute végétation fortuite, un buisson. Derrière ce remblai a poussé une ligne d’ormes assez forts qui ont abrité tout le reste. Telles localités de Bretagne auraient pu aussi me servir d’exemple. Qui ne sait tout ce que Roscoff produit de fruits, de légumes, jusqu’à en fournir à bas prix la Normandie même ?

Pour revenir à l’édifice, je le veux fort peu élevé. Seulement un rez-de-chaussée, avec un premier étage pour les chambres à coucher. Point de haut grenier, mais quelques chambres basses, qui isolent le premier du toit.

Donc, la maison sera petite. En revanche, qu’elle soit épaisse, qu’elle ait deux lignes de chambres, un appartement sur la mer et un autre vers la terre.

Le rez-de-chaussée, vers la terre, serait un peu abrité par le premier étage qui déborderait de quatre ou cinq pieds seulement. Cela ferait dans ce croissant intérieur une sorte de galerie pour le mauvais temps. Les chambres du bas seront la salle à manger, une petite pièce peut-être pour les livres (voyages, histoire naturelle), une autre pour la baignoire. Je n’entends nullement une vraie bibliothèque, ni une luxueuse salle de bains. L’essentiel, le très simple, le commode, et rien de plus.

J’aimerais, dans les jours violents où la plage n’est pas tenable pour une faible poitrine, j’aimerais à voir la dame, assise bien à l’abri, lire, travailler, dans son parterre. Elle y aurait un peu de vie, fleurs, volière, un petit bassin qu’on remplirait d’eau de mer, et où elle pourrait chaque jour rapporter ses découvertes, les petites curiosités que lui donneraient les pêcheurs.

Pour la volière, j’aimerais mieux que ce fût la libre volière que j’ai conseillée ailleurs, celle où les oiseaux viennent chercher la protection de la nuit et un peu de nourriture. On la ferme sur eux le soir pour les garder de la chouette, et on la leur ouvre au matin. Ils reviennent fort exactement. Je crois même que si la volière était grande et qu’on y plaçât l’arbre qui leur est ordinaire, ils y couveraient volontiers, sous votre protection, et vous confieraient leurs petits.

Vie sérieuse, vie charmante. Quelle grâce de solitude est dans ce petit entr’acte de la vie, dans ce court veuvage ! La situation est nouvelle. Plus de ménage, plus d’affaires. Avec l’enfant, elle est seule bien plus qu’elle ne serait sans lui. Si elle n’avait avec elle le petit compagnon, une compagne lui viendrait, la rêverie, menant les vains songes. Mais cet innocent gardien, l’enfant, ne le permet pas. Il l’occupe, il la fait parler. Il rappelle la maison. Avec lui, elle a toujours ce sentiment que quelqu’un travaille là-bas pour eux et compte aussi les jours.

Fleurissez, pure, aimable fleur. Plus jeune aujourd’hui que jamais, vous vous retrouvez demoiselle, libre, et de liberté bien douce, sous la garde de votre enfant.