La Mer (Michelet)/Livre II/XIII

Michel Lévy Frères (p. 247-260).


XIII

les sirènes

J’aborde, et me voici à terre. J’ai assez et trop de naufrages. Je voudrais des races durables. Le cétacé disparaîtra. Réduisons nos conceptions, et de cette poésie gigantesque des premiers-nés de la mamelle, du lait et du sang chaud, conservons tout, moins le géant.

Conservons surtout la douceur, l’amour et la tendresse de famille. Ces dons divins, gardons-les bien dans les races, plus humbles, mais bonnes, où les deux éléments vont mettre en commun leur esprit.

Les bénédictions de la terre se font sentir déjà. En quittant la vie du poisson, plusieurs choses, à lui impossibles, vont s’harmoniser aisément.

Ainsi la baleine, mère tendre, connut l’étreinte et serra son enfant, mais elle ne le serra pas sur la mamelle ; son bras était trop haut, et la mamelle, dans ce vaisseau vivant, ne pouvait être qu’à l’arrière. Chez les êtres nouveaux qui nagent, mais qui rampent aussi sur la terre (morses, lamantins, phoques, etc.), la mamelle, pour ne pas traîner, heurter dessous, remonte à la poitrine. Nous voyons apparaître une ombre de la femme, forme et attitude gracieuse qui fait illusion à distance.

En réalité, vue de près, avec moins de blancheur, de charme, c’est bien pourtant la mamelle féminine, ce globe qui, gonflé d’amour et du doux besoin d’allaiter, reproduit dans son mouvement tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il réclame l’enfant pour le porter, lui donner l’aliment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui nageait. Celle qui pose, en a le bonheur. La fixité de la famille, la tendresse, à fond ressentie, et approfondie chaque jour (disons plus, la Société), ces grandes choses commencent, dès que l’enfant dort sur son sein.



Mais comment se fit le passage du cétacé à l’amphibie ? Essayons de le deviner.

Leur parenté d’abord est évidente. Maints amphibies traînent encore, à leur très grand dommage, la lourde queue de la baleine. Et celle-ci (chez une espèce du moins) a caché dans sa queue l’ébauche et les commencements distincts des deux pieds de derrière qu’auront les plus hauts amphibies.

Dans les mers semées d’îles, coupées de terres à chaque instant, les cétacés, constamment arrêtés, durent modifier leurs habitudes. Leur effort moins rapide, leur vie captive, diminua leur taille, la réduisit de la baleine à l’éléphant. L’éléphant de mer apparut. Gardant le souvenir des superbes défenses qui avaient armé certains cétacés dans leur grande vie marine, il montre encore de fortes dents en avant, mais peu offensives. Même les dents de mastication ne sont bien nettement ni herbivores, ni carnivores. Elles se prêtent mal aux deux régimes et doivent opérer lentement.

Deux choses allégeaient la baleine, sa masse d’huile qui la faisait flotter sur l’eau, et cette queue puissante dont le choc alternatif frappant des deux côtés la poussait en avant. Mais tout cela accable l’amphibie barbotant dans des eaux peu profondes, et rampant aux rochers, comme un lourd limaçon. Le poisson, si agile, rit d’un tel être qui n’en peut faire sa proie. Il n’atteint guère que les mollusques, lents comme lui. Il se fait peu à peu à manger les fucus abondants, gélatineux, qui nourrissent et engraissent, sans donner la vigueur de la nourriture animale.

Tel on peut voir dans la mer Rouge, dans la mer des îles Malaises et celles d’Australie, traîner, siéger ce rare colosse, le dugong, qui domine l’eau de la poitrine et des mamelles. On le nomme parfois dugong des tabernacles, inerte idole qui impose, mais se défend à peine, et qui disparaîtra bientôt, rentrera dans le domaine de la fable, parmi ces légendes réelles dont nous rions étourdiment.

Qui a fait ce grand changement, créé ce cétacé terrestre, le dugong et le morse, son frère ? La douceur de la terre, vraiment pacifique avant l’homme, — l’attrait d’aliments végétaux qui ne fuient pas comme la proie marine, — l’amour aussi sans doute, si difficile à la baleine, si facile dans la vie posée de l’amphibie.

L’amour n’est plus fuite et hasard. La femelle n’est plus ce fier géant qu’il fallait suivre au bout du monde. Celle-ci est là soumise, sur les algues onduleuses, pour obéir à son seigneur. Elle lui rend la vie douce et molle. Peu de mystères. Les amphibies vivent bonnement au soleil. Les femelles, étant fort nombreuses, s’empressent et font sérail. De la sauvage poésie, on tombe aux mœurs bourgeoises, ou, si l’on veut, patriarcales, des plaisirs trop faciles. Lui, le bon patriarche, respectable par sa forte tête, ses moustaches et ses défenses, il trône entre Agar et Sarah, Rebecca et Lia, qu’il aime fort, ainsi que ses enfants qui lui font un petit troupeau. Dans sa vie immobile, la grande force de cet être sanguin tourne toute aux tendresses de famille. Il embrasse les siens d’un amour tendre, orgueilleux, colérique. Il est vaillant, prêt à mourir pour eux. Hélas ! sa force et sa fureur lui servent peu. Sa masse énorme le livre à l’ennemi. Il rugit, il se traîne, veut combattre et ne peut, gigantesque avorton, manqué entre deux mondes, pauvre Caliban désarmé !



La pesanteur, fatale à la baleine, l’est bien plus à ceux-ci. Réduisons donc la taille encore, allégeons l’embonpoint, assouplissons l’épine, supprimons surtout cette queue, ou plutôt fendons-en la fourche en deux appendices charnus qui vont être bien plus utiles. Le nouvel être, le phoque, plus léger, bon nageur, bon pêcheur, vivant de la mer, mais ayant son amour à terre (son petit paradis), emploiera sa vie dans l’effort d’y revenir toujours, à cette terre, de gravir le rocher où sa femme, ses enfants l’appellent, où il leur porte le poisson. Son gibier à la bouche, n’ayant pas les défenses dont le morse s’aidait pour gravir, il y met les quatre membres du haut, du bas, s’accrochant au varech, distendant, divisant chacun d’eux selon son pouvoir, de sorte qu’à la longue ramifié, il montre cinq doigts.

Ce qui est très beau dans le phoque, ce qui émeut dès qu’on voit sa ronde tête, c’est la capacité du cerveau. Nul être, sauf l’homme, ne l’a développé à ce point (Boitard). L’impression est forte, et bien plus que celle du singe, dont la grimace nous est antipathique. Je me souviendrai toujours des phoques du Jardin d’Amsterdam, charmant musée, si riche, si bien organisé, et l’un des beaux lieux de la terre. C’était le 12 juillet, après une pluie d’orage ; l’air était lourd ; deux phoques cherchaient le frais au fond de l’eau, nageaient et bondissaient. Quand ils se reposèrent, ils regardèrent le voyageur, intelligents et sympathiques, posèrent sur moi leurs doux yeux de velours. Le regard était un peu triste. Il leur manquait, il me manquait aussi la langue intermédiaire. On ne peut pas en détacher les yeux. On regrette, entre l’âme et l’âme, d’avoir cette éternelle barrière.

La terre est leur patrie de cœur : ils y naissent, ils y aiment ; blessés, ils y viennent mourir. Ils y mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont doux, bons voisins, se défendent l’un l’autre. Seulement, au temps d’amour, ils délirent et se battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu’il établit à terre sur un rocher mousseux d’étendue suffisante. C’est son quartier à lui, et il ne souffre pas qu’on empiète, fait respecter son droit d’occupation. Les femelles sont douces et sans défense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s’agitent douloureusement avec des regards de désespoir.

Elles portent neuf mois, et élèvent l’enfant cinq ou six mois, lui enseignant à nager, à pêcher, à choisir les bons aliments. Elles le garderaient bien plus, si le mari n’était jaloux. Il le chasse, craignant que la trop faible mère ne lui donne un rival en lui.



Une si courte éducation a limité sans doute les progrès que le phoque aurait faits. La maternité n’est complète que chez les Lamantins, excellente tribu, où les parents n’ont pas le courage de renvoyer l’enfant. La mère le garde très longtemps. Enceinte de nouveau, allaitant un second enfant, on la voit mener avec elle l’aîné, un jeune mâle que le père ne maltraite pas, qu’il aime aussi, et qu’il laisse à la mère.

Cette extrême tendresse, particulière aux Lamantins, s’est exprimée dans l’organisation par un progrès physique. Chez le phoque, grand nageur, chez l’éléphant marin, si lourd, le bras reste nageoire. Il est serré et engagé au corps ; il ne peut pas se délier. Enfin, le Lamantin femelle, tendre femme amphibie, mama di l’eau, disent nos nègres, accomplit le miracle. Tout se délie par un effort constant. La nature s’ingénie dans l’idée fixe de caresser l’enfant, de le prendre et de l’approcher. Les ligaments cèdent, s’étendent, laissent aller l’avant-bras, et de ce bras rayonne un polype palmé. — C’est la main.

Donc celle-ci a ce bonheur suprême, elle embrasse son enfant de sa main pour l’embrasser de sa poitrine. Elle le prend et le met sur son cœur.

Voilà deux grandes choses qui pouvaient mener loin ces amphibies :

Déjà chez eux, la main est née, l’organe d’industrie, l’essentiel instrument du travail à venir. Qu’elle s’assouplisse, aide les dents, comme chez le Castor, et l’art commencera, d’abord l’art d’abriter la famille.

D’autre part, l’éducation est devenue possible. L’enfant posé sur le cœur de la mère et lentement s’imbibant de sa vie, restant longtemps près d’elle et à l’âge où il peut apprendre, tout cela tient à la bonté du père qui garde l’innocent rival. Et c’est ce qui permet le progrès.



Si l’on en croyait certaines traditions, le progrès eût continué. Les amphibies développés, rapprochés de la forme humaine, seraient devenus demi-hommes, hommes de mer, tritons ou sirènes. Seulement au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux-ci seraient restés muets, dans l’impuissance de se faire un langage, de s’entendre avec l’homme, d’obtenir sa pitié. Ces races auraient péri, comme nous voyons périr l’infortuné Castor, qui ne peut parler, mais qui pleure.

On a dit fort légèrement que ces figures étranges étaient des phoques. Mais, put-on s’y tromper ? Le phoque, en toutes ses espèces, est connu fort anciennement. Dès le septième siècle, au temps de saint Colomban, on le pêchait, on l’apportait et l’on mangeait sa chair.

Les hommes et femmes de mer, dont on parle au seizième siècle, ont été vus non un moment sur l’eau, mais amenés sur terre, montrés, nourris dans les grands centres, Anvers et Amsterdam, chez Charles-Quint et Philippe II, donc, sous les yeux de Vésale et des premiers savants. On mentionne une femme marine qui vécut longues années en habit de religieuse, dans un couvent où tous pouvaient la voir. Elle ne parlait pas, mais travaillait, filait. Seulement elle ne pouvait se corriger d’aimer l’eau et de faire effort pour y revenir.

On dira : Si ces êtres ont existé réellement, pourquoi furent-ils si rares ? Hélas ! nous n’avons pas à chercher bien loin la réponse. C’est que généralement on les tuait. Il y avait péché à les laisser en vie, « car ils étaient des monstres. » C’est ce que disent expressément les vieux récits.

Tout ce qui n’était pas dans les formes connues de l’animalité, et tout ce qui, au contraire, approchait de celles de l’homme, passait pour monstre, et on le dépêchait. La mère qui avait le malheur de mettre au monde un fils mal conformé ne pouvait le défendre ; on l’étouffait entre des matelas. On supposait qu’il était fils du Diable, une invention de sa malice pour outrager la création, calomnier Dieu. D’autre part, ces Sirénéens, trop analogues à l’homme, passaient d’autant plus pour une illusion diabolique. Le moyen âge en avait tant d’horreur, que leurs apparitions étaient comptées dans les affreux prodiges que Dieu permet dans sa colère pour terrifier le péché. À peine osait-on les nommer. On avait hâte de les faire disparaître. Le hardi seizième siècle les crut encore « des diables en fourrure d’hommes », qu’on ne devait toucher que du harpon. Ils devenaient très rares, lorsque des mécréants firent la spéculation de les garder, de les montrer.

En reste-t-il au moins des débris, des ossements ? On le saura quand les Musées d’Europe commenceront à faire l’exposition complète de leurs immenses dépôts. La place manque, je le sais bien, et elle manquera toujours, s’il faut pour cela des palais. Mais le plus simple abri, un toit vaste (et très peu coûteux) permettrait d’étaler des choses aussi solides. Jusqu’ici on n’en voit que des échantillons et des pièces choisies.

Ajoutons que l’exposition des amphibies empaillés, pour être vraie, doit présenter ces monstres trop ressemblants à l’homme, par les côtés et dans les poses où ils firent cette illusion. Laissez-leur cet honneur ; ils l’ont assez payé. Que la mère Phoque ou la mère Lamantine m’apparaisse sur son rocher en sirène, dans le premier usage de la main et de la mamelle, tenant son enfant sur son sein.


Est-ce à dire que ces êtres auraient pu monter jusqu’à nous ? Est-ce à dire qu’ils aient été les auteurs, les aïeux de l’homme ? Mallet l’a cru. Moi, je n’y vois aucune vraisemblance.

La mer commença tout, sans doute. Mais ce n’est pas des plus hauts animaux de mer que sortit la série parallèle des formes terrestres dont l’homme est le couronnement. Ils étaient trop fixés déjà, trop spéciaux, pour donner l’ébauche molle d’une nature si différente. Ils avaient poussé loin, presque épuisé, la fécondité de leurs genres. Dans ce cas, les aînés périssent ; et c’est très bas, chez les cadets obscurs de quelque classe parente, que surgit la série nouvelle qui montera plus haut. (V. nos notes.)

L’homme leur fut, non un fils, mais un frère — un frère cruellement ennemi.



Le voilà arrivé, le fort des forts, l’ingénieux, l’actif, le cruel roi du monde. Mon livre s’illumine. Mais aussi que va-t-il montrer ? Et que de choses tristes il me faut maintenant amener dans cette lumière !

Ce créateur, ce Dieu tyran, il a su faire une seconde nature dans la nature. Mais qu’a-t-il fait de l’autre, la primitive, sa nourrice et sa mère ? Des dents qu’elle lui fit, il lui mordit le sein.

Tant d’animaux qui vivaient doucement, s’humanisaient et commençaient des arts, aujourd’hui effarés, abrutis, ne sont que des bêtes. Les singes, rois de Ceylan, dont la sagesse fut célébrée dans l’Inde, sont devenus d’effroyables sauvages. Le brame de la création, l’Éléphant, chassé, asservi, n’est plus qu’une bête de somme.

Les plus libres des êtres, qui naguère égayaient la mer, ces bons phoques, ces douces baleines, le pacifique orgueil de l’Océan, tout cela a fui aux mers des pôles, au monde affreux des glaces. Mais ils ne peuvent tous supporter une vie si dure ; encore un peu de temps, ils disparaîtront tout à fait.

Une race infortunée, celle des paysans polonais, a trouvé dans son cœur le sens, l’intelligence de l’exilé muet, réfugié aux lacs de la Lithuanie. Ils disent : « Qui fait pleurer le Castor ne réussit jamais. »

L’artiste est devenu une bête craintive, qui ne sait plus, ne peut plus rien. Ceux qui subsistent encore en Amérique, reculant et fuyant toujours, n’ont le courage de rien faire. Un voyageur naguère en trouva un qui, loin, très loin vers les hauts lacs, timidement reprenait son métier, voulait bâtir le foyer de famille, coupait du bois. Quand il aperçut l’homme, le bois lui échappa ; il n’osa même fuir, et il ne sut que fondre en larmes.