La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 300-307).
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II


Le jeune seigneur, comme il l’avait écrit à sa tante, s’était tracé des règles de conduite pour gérer sa propriété, et toute sa vie et toutes ses occupations étaient partagées par heures, jours et mois. Le dimanche était réservé à la réception des solliciteurs : serviteurs et paysans, aux visites chez les paysans pauvres, afin de leur porter des secours après l’avis du mir[1], qui se réunissait chaque dimanche soir et décidait qui il fallait aider et par quel moyen. Plus d’une année était déjà passée dans ces occupations, et le jeune homme n’était plus tout à fait novice, tant en pratique qu’en théorie, dans la gestion de ses biens.

Par un beau dimanche de juin, après avoir pris son café et parcouru un chapitre de Maison rustique, Nekhludov, avec un carnet et une liasse de billets de banque dans la poche de son pardessus léger, sortit de sa grande maison de campagne, à colonnades et à terrasse, dans laquelle il occupait en bas une seule petite chambre, et par les allées non ratissées et herbeuses de son vieux jardin anglais, il se dirigea vers le village, disposé des deux côtés de la grand’route. Nekhludov était un jeune homme de haute taille, élégant, aux longs cheveux bouclés, épais et blonds, aux yeux noirs, au regard clair, brillant, aux joues fraîches et aux lèvres rouges au-dessus desquelles se montrait le premier duvet de la jeunesse. Dans toute son allure, dans ses mouvements, on pouvait constater la force, l’énergie et l’expression satisfaite de la jeunesse. Une foule bigarrée de paysans revenaient de l’église : des vieillards, des jeunes filles, des enfants, des femmes, leurs nourrissons au bras, en habits de fête se dispersaient dans leurs izbas, saluant très profondément le seigneur et lui cédant le pas. En entrant dans la rue, Nekhludov s’arrêta, tira son carnet de sa poche et sur la dernière page couverte d’une écriture enfantine, il lut quelques noms de paysans qui y étaient marqués. Ivan Tchourisenok — a demandé des étais, lut-il, et, en entrant dans la rue, il s’approcha de la porte de la deuxième izba de droite.

La demeure de Tchourisenok était ainsi : des murs faits de troncs à demi-pourris, tout penchés aux coins, étaient d’un côté tout à fait enfoncés dans le sol, si bien que la petite fenêtre ouverte au levant, brisée, aux volets à demi rabattus, et l’autre fenêtre sans vitres, bourrée de coton, s’ouvraient sur le fumier[2] ; l’entrée, avec le seuil pourri, la porte basse et l’autre petite charpente encore plus vieille et plus basse que l’entrée, la porte cochère, étaient tassées près de l’izba principale. Tout cela était autrefois couvert d’un toit inégal et maintenant sur les avant-toits était penchée la paille noire également toute pourrie, et en haut, par-ci par-là, tout était découvert et l’on voyait le bois. Devant, dans la cour, se trouvait un puits dont la margelle était détruite, avec un reste de poteau et de treuil, et autour une mare boueuse, piétinée par le bétail, et dans laquelle barbotaient des canards. Près du puits, deux vieux cytises un peu tordus avec de rares branches vert pâle. Au pied d’un de ces cytises, qui témoignaient que jadis quelqu’un avait eu soin d’orner cet endroit, était assise une fillette blonde de huit ans, qui faisait grimper autour d’elle une autre petite fille de deux ans. Le jeune chien de garde qui se promenait près d’elles, en apercevant le seigneur, se jeta en toute hâte vers la porte cochère et se mit à pousser des aboiements effrayés, plaintifs.

— Ivan est-il à la maison ? — demanda Nekhludov.

L’aînée des fillettes, comme stupéfaite, à cette question ouvrit les yeux de plus en plus grands et ne répondit rien ; la plus jeune ouvrit la bouche, s’apprêtant à pleurer. Une petite vieille en jupe à carreaux déchirée, entourée d’une ceinture rougeâtre, usée, regardait derrière la porte et ne répondait rien. Il s’approcha du seuil et répéta la question :

— Il est à la maison, seigneur — fit la petite vieille d’une voix tremblante, en s’inclinant très bas, et prise d’un trouble subit.

Quand Nekhludov, la saluant, traversa le seuil pour gagner la cour étroite, la vieille appuya sa joue sur la paume de sa main, s’approcha de la porte et sans quitter le maître des yeux, doucement hocha la tête. La cour sentait la pauvreté ; par ci par là, de la paille noircie par le temps ; sur le fumier épars, étaient jetées des bûches pourries, des fourches et deux herses. Tout autour de la cour il y avait des auvents presque totalement découverts et détruits d’un côté et sous eux, se trouvaient un araire, un chariot sans roues, et en tas, jetées l’une sur l’autre, des ruches vides et hors d’usage. Tchourisenok, avec une hache et avec le manche, cassait la claie que le toit enfonçait. Ivan Tchouris était un paysan de cinquante ans, d’une taille au-dessous de la moyenne. Les traits de son visage bruni, rond, entouré d’une barbe blonde grisonnante et de cheveux épais de même teinte, étaient beaux et très expressifs. Ses yeux bleu-foncé, demi fermés, avaient un regard intelligent et insouciant. Sa bouche petite, régulière, était très proéminente au-dessous des moustaches blondes peu abondantes et exprimait, quand il souriait, la confiance en soi et une indifférence quelque peu railleuse à l’égard de tout le monde. À sa peau épaisse, à ses rides très profondes, aux veines très marquées du cou, du visage et des mains, à son dos voûté de façon anormale, et à ses jambes déformées on voyait que toute sa vie s’était passée en un travail au-dessus de ses forces. Il était vêtu d’un pantalon de toile blanche avec des pièces bleues aux genoux, et d’une chemise sale toute déchirée dans le dos et aux bras. La chemise était serrée très bas par un cordon auquel était attachée une petite clef de cuivre.

— Que Dieu t’aide ! — dit le maître en entrant dans la cour.

Tchourisenok jeta un regard circulaire et continua sa besogne. Par un effort énergique, il débarrassa la claie du toit et seulement alors, il enfonça la hache dans une bûche et en rajustant sa ceinture il s’avança au milieu de la cour.

— Je vous souhaite bien du bonheur, Excellence ! — dit-il en saluant bas et en secouant ses cheveux.

— Merci, mon cher. Je suis venu regarder ta maison — dit Nekhludov, avec une tendresse enfantine et quelque gêne en regardant l’habit du paysan. — Montre-moi pourquoi il te faut les étais que tu as demandés à l’assemblée.

— Les étais ? Mais on sait pourquoi il faut des étais, votre Excellence. Je voudrais soutenir un peu, au moins, veuillez voir vous-même. Voilà, dernièrement ce coin est tombé. Encore Dieu a voulu qu’il n’y eût pas de bétail à ce moment. Tout cela tient à peine — prononça Tchouris, en regardant avec mépris ce hangar découvert, penché et lamentable. — Maintenant, il n’y a qu’à toucher le chevron, et il n’en restera point de bois à utiliser. Et où peut-on trouver du bois à présent ? Vous le savez vous-même.

— Alors, à quoi te serviront cinq étais, quand un hangar est déjà tombé et que les autres tomberont bientôt ? Tu n’as pas besoin d’étais, mais de poutres, de chevrons, il faut tout refaire à neuf — dit le maître, pour montrer évidemment qu’il s’entendait aux affaires.

Tchourisenok se tut.

— Alors, il te faut du bois et non des étais ; il fallait donc le dire.

— Sans doute, il en faut, mais où le prendre ? On ne peut pas toujours aller dans la cour des seigneurs ! Si l’on fait la faveur à notre frère d’aller chercher tout chez Votre Excellence, dans la cour des seigneurs, alors quels bons paysans serons-nous ? Mais, si c’est un effet de votre bonté, — fit-il en saluant et en piétinant sur place — avec les morceaux de chêne qui sont jetés dans l’enclos, qui vous sont inutiles, je changerai les poutres, je couperai et je ferai quelque chose de la vieille charpente.

— Comment donc ? Du vieux bois ? Tu dis toi-même que tout, chez toi, est vieux et pourri ; aujourd’hui ce coin est tombé, demain ce sera un autre, après-demain le troisième ; alors, s’il y a quelque chose à faire c’est de construire tout à neuf, pour que le travail ne soit pas perdu. Dis-moi, penses-tu que tes hangars pourront encore résister cet hiver ou non ?

— Et qui le sait ?

— Mais, qu’en penses-tu ? S’écrouleront-ils ou non ?

Tchouris demeura pensif un instant.

— Tout doit s’écrouler, — fit-il soudain.

— Eh bien ! Tu sais, il valait mieux dire à l’assemblée que tous tes hangars doivent être refaits et non pas demander seulement des étais. Je suis très heureux de t’aider…

— Nous sommes très touchés de votre bienveillance — répondit Tchouris avec méfiance et sans regarder le maître. — J’aurais assez de quatre poutres et des étais ; alors, je pourrais peut-être m’arranger moi-même, et ce qu’on pourra utiliser du vieux bois, eh bien ! je l’emploierai pour soutenir l’izba.

— Ah ! est-ce que ton izba est mauvaise aussi ?

— Moi et ma femme nous attendons chaque jour qu’elle écrase quelqu’un — répondit, avec indifférence, Tchouris. — Il n’y a pas longtemps, une solive du plafond a failli écraser ma femme.

— Comment, écraser ?

— Mais comme ça, Votre Excellence, écraser. Elle lui est tombée sur le dos, et ma femme est restée couchée sans connaissance, jusqu’à la nuit.

— Eh bien ! C’est passé ?

— Oui, c’est passé, mais elle est toujours malade. C’est vrai qu’elle est maladive depuis l’enfance.

— Quoi, tu es malade ? — demanda Nekhludov à la femme qui était restée debout à la porte et qui s’était mise à geindre dès que son mari avait parlé d’elle.

— Je sens toujours ici, quelque chose qui m’étouffe, et c’est terrible — répondit-elle en montrant sa poitrine, sale et maigre.

— Encore ! — fit avec dépit le jeune maître en levant les épaules. — Pourquoi donc, si tu es malade, n’es-tu pas venue te faire examiner à l’hôpital ? C’est pour cela qu’il est installé, l’hôpital. Est-ce qu’on ne vous l’a pas dit ?

— Mais oui, on nous l’a dit, notre nourricier, mais on n’a jamais le temps, il faut aller à la corvée ; et à la maison, toujours les enfants, et je suis toujours seule ! Oui, je suis toujours seule…

  1. Assemblée des chefs de famille d’un village ou de plusieurs villages d’une même commune, et qui jouit d’un très grand pouvoir sur les paysans, tant au point de vue administratif, qu’économique, juridique et moral. — N. T.
  2. Pour l’hiver, l’izba est entourée de fumier destiné à préserver du froid. Dans les provinces du nord, le fumier s’élève parfois jusqu’à mi-hauteur de l’izba. L’été on le repousse, mais dans les familles où il y a peu de travailleurs, le fumier reste souvent autour de l’izba après l’hiver.