La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 295-299).


LA


MATINÉE D’UN SEIGNEUR


FRAGMENT D’UN ROMAN INACHEVÉ
« UN SEIGNEUR RURAL EN RUSSIE »
(1852)



I


Le jeune Nekhludov avait dix-neuf ans, lorsque encore étudiant de troisième année à l’Université, il vint passer les vacances dans sa campagne et y resta seul tout l’été. L’automne vint. D’une écriture jeune, pas encore bien formée, il écrivit en français à sa tante, la comtesse Bielorietzkaia, qu’il considérait comme son meilleur ami et en même temps comme la femme la plus éminente au monde, la lettre suivante :

« Chère Tante,

» Je viens de prendre une décision d’où dépend tout le sort de ma vie. Je quitte l’Université pour me consacrer à la vie de la campagne, car je me sens né pour elle. Pour Dieu, chère tante, ne vous moquez pas de moi. Vous direz que je suis jeune, peut-être est-ce vrai, — je ne suis encore qu’un enfant — mais cela ne m’empêche pas de sentir ma vocation, d’aimer le bien et de désirer le faire.

» Comme je vous l’ai déjà écrit, j’ai trouvé les affaires en une confusion indescriptible. Désirant les remettre en ordre, et après les avoir bien étudiées, j’ai découvert que le mal principal tient à la situation plus que miséreuse des paysans, et c’est un mal tel qu’on ne peut y remédier que par le travail et la persévérance. Si seulement vous pouviez voir deux de mes paysans, David et Ivan, et la vie qu’ils mènent eux et leurs familles, je suis persuadé que la vue seule de ces deux malheureux vous convaincrait plus que tout ce que je puis vous dire pour vous expliquer ma décision. N’est-ce pas mon devoir strict, sacré, de me vouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendre compte à Dieu ? N’est-ce pas un péché de les laisser la proie de gérants et d’intendants grossiers, pour mes plaisirs ou mes satisfactions d’amour-propre ? Et pourquoi chercherais-je dans un autre milieu des occasions d’être utile et de faire le bien, quand se présente à moi un devoir si noble, si grand et si proche ! Je me sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme je comprends ce mot, il ne faut ni diplôme de l’Université, ni les titres que vous ambitionnez pour moi. Chère tante, ne formez pas pour moi de projets ambitieux, habituez-vous à la pensée que j’ai pris une route tout à fait spéciale, qui est bonne et qui, je le sens, me mènera au bonheur. J’ai réfléchi beaucoup et beaucoup à mes devoirs futurs, j’ai écrit ma règle de conduite, et si Dieu m’en donne la force, je réussirai dans mon entreprise.

» Ne montrez pas cette lettre à mon frère Vassia : je crains ses moqueries. Il est habitué à me commander et moi à me soumettre à lui. Tant qu’à Vania, si même il n’approuve pas ma décision, il la comprendra. »

La comtesse répondit par la lettre suivante, écrite aussi en français :

« Ta lettre, cher Dmitri, ne m’a rien prouvé sauf que tu as bon cœur, ce dont je n’ai jamais douté. Mais, cher ami, dans la vie, nos bonnes qualités nous nuisent plus que les mauvaises. Je ne te dirai pas que tu fais une sottise, que ta conduite m’attriste, mais je tâcherai d’agir sur toi en te convainquant. Raisonnons, mon ami. Tu dis que tu sens ta vocation pour la vie de la campagne, que tu désires faire le bonheur de tes paysans, et que tu espères être un bon maître : 1° Je dois te dire que nous ne sentons notre vocation que quand nous nous trompons sur elle ; 2° qu’il est plus facile de faire son bonheur que celui des autres ; et 3° que pour être un bon maître il est nécessaire d’être froid et sévère, et que tu n’y arriveras jamais même en essayant de feindre.

» Tu crois tes raisons indiscutables et même tu les prends pour règles de ta vie, mais à mon âge, mon ami, on ne croit plus aux résolutions ni aux règles, mais à l’expérience ; et l’expérience me dit que tes plans sont ceux d’un enfant. J’ai déjà près de cinquante ans et j’ai connu beaucoup de personnes très dignes, mais jamais je n’ai entendu dire qu’un jeune homme de bonne famille et bien doué, sous prétexte de faire le bien se soit enfoui à la campagne. Toujours tu as voulu paraître original, et ton originalité n’est autre chose qu’un excès d’amour-propre. Ah ! mon ami, choisis plutôt les voies déjà tracées : elles conduisent plus près du succès, et si le succès n’est pas nécessaire pour toi, il est nécessaire pour avoir la possibilité de faire le bien que tu aimes.

» La misère de quelques paysans est un mal nécessaire, ou du moins c’est un mal qu’on ne peut soulager sans oublier tous ses devoirs envers la société, envers ses parents et envers soi-même. Avec ton esprit, ton cœur et ton amour pour la vertu, il n’y a pas de carrière où tu n’aies de succès, mais choisis au moins une carrière qui soit digne de toi et te fasse honneur.

» Je crois en ta franchise quand tu dis que tu n’as pas d’ambition, mais tu te trompes toi-même. L’ambition à ton âge et avec ta fortune, c’est une vertu, mais elle devient défaut et vulgarité quand l’homme n’est pas capable d’y satisfaire. Et tu sentiras cela si tu ne changes pas d’intention. Au revoir, cher Mitia ! Il me semble que je t’aime encore plus pour ton enthousiasme éthéré, mais noble et magnanime. Fais comme tu l’entends, mais je l’avoue, je ne puis être de ton avis. »

Le jeune homme, en recevant cette lettre, y réfléchit longuement, et enfin décidant que même une femme de génie peut se tromper, il envoya sa démission à l’Université et resta pour toujours à la campagne.