La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 362-366).
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XIII


« Oui, je ferai cela », se dit Nekhludov avec satisfaction ; et se rappelant qu’il lui fallait encore voir le riche moujik Doutlov, il se dirigea vers une vaste izba à deux cheminées, qui était au milieu du village. En s’approchant de cette izba, il rencontra, près de l’izba voisine, une femme d’une quarantaine d’années, très grande, vêtue sans élégance, et qui vint vers lui.

— Je vous fais mes compliments, notre père, — lui dit-elle, sans aucune crainte, et s’arrêtant près de lui elle souriait aimablement et saluait.

— Bonjour, nourrice, — répondit-il. — Comment vas tu ? Voilà, je vais chez ton voisin.

— Et oui, petit père, Votre Excellence, c’est une bonne chose. Mais pourquoi n’entrez vous pas chez nous ? Comme mon mari serait content !

— Eh bien ! J’irai chez vous, et nous causerons ensemble, nourrice. C’est ton izba ?

— Oui, petit père.

Et la nourrice courut en avant. En entrant derrière elle dans le corridor, Nekhludov s’assit sur le cuveau, tira une cigarette et l’alluma.

— Là-bas il fait chaud, asseyons-nous plutôt ici, nous causerons — répondit-il à la nourrice qui l’invitait à entrer dans l’izba. La nourrice était une femme fraîche et belle. Dans les traits de son visage et surtout dans ses grands yeux noirs il y avait une grande ressemblance avec le visage du maître. Elle croisa ses mains sous son tablier, regarda hardiment le maître, et en hochant sans cesse la tête, elle se mit à causer avec lui.

— Eh bien ! petit père, pourquoi allez-vous chez Doutlov ?

— Mais je veux qu’il me loue trente déciatines[1] de terre, qu’il installe son exploitation, et encore qu’il achète avec moi un bois. Il a de l’argent ; pourquoi le laisser improductif ? Qu’en penses-tu, nourrice ?

— Oui, c’est vrai, c’est connu, petit père, les Doutlov sont très riches, les premiers moujiks de tout le domaine, je crois, — répondit la nourrice en hochant la tête. — Cet été, ils ont construit une izba avec leur propre bois et sans rien demander au maître. Sans compter les poulains et les jeunes chevaux, ils ont au moins des chevaux pour six troïkas, et du bétail, des vaches, des chèvres ; quand les bêtes reviennent des champs et que les femmes sortent dans la rue pour les amener dans la cour, alors devant les portes c’est un troupeau énorme qui s’arrête. Et des abeilles ! Ils ont au moins deux cents ruches, et peut-être davantage. Oui, c’est un très riche moujik et il doit avoir de l’argent.

— Qu’en penses-tu ?… Il a beaucoup d’argent ? — demanda le maître.

— Les gens disent, mais c’est peut-être par méchanceté, que le vieux a pas mal d’argent, mais lui-même n’en parle pas, il ne l’avouerait même pas à ses enfants, cependant, il doit avoir de l’argent. Pourquoi ne s’occuperait-il pas des bois ? Peut-être craint-il de faire ainsi répandre le bruit qu’il est très riche. Il y a cinq ans, il s’est associé à Chkalik, l’aubergiste, pour l’exploitation des prairies. Je ne sais pas, moi, si Chkalik l’a trompé, mais le vieux a perdu trois cents roubles ; depuis il a laissé cela. Et comment n’est-il pas riche, petit père, Votre Excellence, — continua la nourrice, — ils ont trois terres, la famille est grande et tous sont des travailleurs, et le vieux lui-même, on ne peut pas dire le contraire, est un vrai patron. Il réussit en tout, au point que les gens s’en étonnent. Pour le blé, pour les chevaux, pour le bétail, pour les abeilles et même pour les garçons, il a toujours de la chance. Maintenant, il les a tous mariés. Tantôt il a pris des jeunes filles du village, et maintenant il a marié Iluchka à une affranchie qu’il a rachetée lui-même, et ma foi, c’est une belle femme.

— Et vivent-ils en bon accord ? — demanda le maître.

— Quand à la maison il y a une tête, alors c’est toujours bien. Prenons les Doutlov, on sait que les femmes, les brus se querellent et s’injurient en préparant les repas, mais quand même, sous le vieux ils vivent en paix.

La nourrice se tut un moment.

— Maintenant, on dit que le vieux a l’intention de mettre son fils aîné, Karp, à la tête de la maison. Moi, dit-il, je suis vieux, mon affaire est d’être près des abeilles. Oui, Karp est un bon moujik, exact, mais quand même, il est loin du vieux patron. Il n’a pas cet esprit !

— Alors, Karp voudra peut-être s’occuper des terres et des bois, qu’en penses-tu ? — dit le maître qui désirait savoir de la nourrice tout ce qu’elle connaissait sur les voisins.

— C’est peu probable, petit père, — répondit la nourrice. — Le vieux n’a pas passé l’argent à son fils. Tant qu’il vivra, il le gardera, alors c’est toujours la raison du vieillard qui commande et eux s’occupent plutôt de roulage.

— Et le vieux ne consentira pas ?

— Il aura peur.

— De quoi aura-t-il peur ?

— Mais comment est-il possible, petit père, qu’un moujik qui appartient au maître déclare son argent ? Qui sait ? il peut perdre tout. Ainsi, il s’est associé avec l’aubergiste et il s’est trompé. Il ne peut pas aller en justice avec lui ! Et l’argent est perdu ! Et avec le seigneur, ce sera déjà tout à fait cuit, il n’y aura rien à faire.

— Oui, à cause de cela… — fit Nekhludov en rougissant. — Adieu nourrice.

— Adieu, petit père, Votre Excellence. Je vous remercie bien.

  1. Une décatie vaut 109 ares 25.