La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 358-361).
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XII


— Ah ! ah ! orpheline que je suis ! — dit Arina en soupirant longuement.

Elle s’arrêta et regarda méchamment son fils. Aussitôt Davidka se détourna et posant lourdement de l’autre côté du seuil ses gros pieds chaussés de lourds et sales lapti, il disparut dans la porte opposée.

— Que ferai je avec lui, père ? continua Arina en s’adressant au maître. — Tu vois toi-même ce qu’il est. Ce n’est pas un mauvais paysan, il n’est ni ivrogne, ni méchant, il ne ferait pas de mal à un petit enfant, ce serait péché de médire de lui, il n’y a rien de mauvais à en dire, mais Dieu sait ce qui lui est arrivé, il est devenu un malfaiteur pour lui-même. Lui-même en souffre. Crois-tu, mon père, mon cœur saigne, quand je vois quels tourments il endure. Quel qu’il soit je l’ai quand même porté dans mon sein. Que j’ai de peine, que j’ai de peine ! Ah ! que j’ai de peine ! Contre moi, ou contre son père ou contre les autorités, il ne fera rien, c’est un moujik craintif, on pourrait presque dire un petit enfant. Que deviendra-t-il seul ? Aide-nous, nourricier — répéta-t-elle, désirant évidemment effacer la mauvaise impression que ses propos avaient produite sur le maître… — Moi, mon père ! Votre Excellence — continua-t-elle dans un chuchotement confidentiel, — je réfléchis comme ça, et je ne comprends pas pourquoi il est devenu ainsi. C’est pas possible, c’est sûrement un mauvais sort qu’on lui a jeté.

Elle se tut un moment.

— Si on trouvait quelqu’un qui puisse le guérir…

— Quelle bêtise dis-tu, Arina. Comment peut-on jeter un sort ?

— Eh ! mon père, on jette si bien un sort, qu’on peut pour toujours détruire un homme ! N’y a t-il pas de mauvaises gens au monde ! Par méchanceté, ils enlèvent un peu de terre au-dessus d’un tracé ou quelqu’autre chose, et voilà, c’en est assez pour perdre un homme. Et le mal est fait ! Je me demande, si je ne devrais pas aller chez le vieux Doundouk qui vit au village Vorobiovka, il connaît des paroles et des herbes qui effacent les sorts, et avec la croix il verse de l’eau, il aidera peut-être, il le guérira peut-être — disait la vieille.

« Voilà la misère et l’ignorance ! » pensa le jeune seigneur en inclinant tristement la tête et en descendant à grands pas dans le village : « Que dois-je faire de lui ? Le laisser dans cette situation, je ne le puis pas, pour moi, pour l’exemple aux autres et pour lui-même », — fit-il en comptant différentes causes sur ses doigts. — « Je ne puis le voir dans cette situation, et comment l’en faire sortir ? Il renverse mes meilleurs plans d’organisation. S’il reste de pareils moujiks, mes rêves ne se réaliseront jamais », — pensa-t-il avec du dépit et de la colère contre le moujik qui détruisait ainsi ses plans. — « Le déporter, comme dit Iakov, s’il ne veut pas lui-même son propre bien, ou l’enrôler comme soldat ? C’est vrai, du moins je me débarrasserais de lui et je le remplacerais par un bon moujik», raisonnait-il.

Il pensait à cela avec plaisir, mais en même temps sa conscience, vaguement, lui disait qu’il n’envisageait l’affaire que sous un seul point de vue et que ce n’était pas bon. Il s’arrêta : « Mais à quoi pensé-je ? » se demanda-t-il, « oui, l’enrôler ou le déporter. Mais pourquoi ? C’est un homme brave, meilleur que beaucoup d’autres et comment puis-je savoir… L’affranchir, le laisser libre », pensa t-il, abordant cette fois la question par ses divers côtés. « Non, c’est injuste, impossible. » Mais tout à coup, il lui vint une idée qui le réjouit, il sourit avec l’expression d’un homme qui a résolu un problème difficile. « Le prendre à la maison », se dit-il. « Je l’observerai moi-même, et par la douceur et par les exhortations, par le choix des occupations, je l’habituerai au travail et le corrigerai. »