La Matière et l’Âme/La Matière et l’Âme



LA

MATIÈRE ET L’ÂME




La Chair a tout vaincu, l’Âme n’est plus maîtresse.

(Auguste Barbier.)




Heureuse, caressée, et souveraine seule,
La chair, toujours la chair étendait ses pouvoirs

(Claudia Bachi.)




Arrière donc, basse cohorte,
Matérialistes sans cœur !
Esclaves de la pire sorte,
Place aux élus du Créateur !

(Mme Julie Fertiault.)




Et les plus magnifiques âmes
Consument, là, leurs nobles flammes
À n’enfanter que des non-sens :
Et le siècle, écolier docile,
Traduit en morale facile
Qu’en effet il ne croit qu’aux sens.

(Henri Bellot.)




S’il dit : Ma chair est tout ! l’homme se calomnie…

(Paul Juillerat.)




Allez ! les vieux amants des sens et de la forme,
Que votre amour en paix sous les myrtes s’endorme !
Nous avons découvert un autre amour plus beau,
Qui ne se pourrit pas aux fraîcheurs du tombeau !

(Louis Ulbach.)




Domaine de l’Esprit, monde de la Matière,
Je recevrai du ciel l’investiture entière. —

(L. Laurent-Pichat.)




La mort n’atteint que la Matière
Qu’elle pétrit dans le tombeau ;
L’Esprit, pour une autre carrière,
Emprunte un vêtement nouveau.

(Eugène Nus.)




Lisez sans chercher Pan au fond de la nature.

(Clovis Tisserand)




Tandis que le vulgaire… au positif se vautre,
Qu’il est beau de te voir, amant de l’Idéal !…

(Athanase Forest.)




Et les artistes saints, créateurs après Dieu,
Animés de son souffle, éclairés de son feu.
Durent par les couleurs, et le marbre et la lyre,
Rendre de l’univers ce qu’ils y savent lire.

(Auguste Brizeux.)




Elle vole plus haut l’âme du vrai poëte !…
Son esprit a vaincu la fange,
Et son travail est de penser.

(A. de Lamartine)


LA

MATIÈRE ET L’ÂME

AUX POÈTES SENSUALISTES
« L’argile où manque le feu saint. »
F. F.

I
l’une.

Beaux ciseleurs de la parole,
Vous, artistes ingénieux,
Dont le rhythme brillant s’envole
Comme un riche oiseau sous les cieux,
Laissant son aile fastueuse
Dans sa route majestueuse
Déployer un viril essor,
Et nous lançant du haut des nues
Des splendeurs toujours inconnues,
Reflets d’azurs, de pourpre et d’or ;

Bardes à la forme hardie,
Au dire large et saisissant,
Dont le vers jamais ne mendie
Trait vif ou coloris puissant,
Pourquoi vos strophes opulentes
Aux airs frais, aux laves brûlantes,
N’ont-elles pas de sève au sein ?
Pourquoi toujours le corps sans l’âme ?
La matière, hélas ! sans la flamme ?
L’argile où manque le feu saint ?

Votre maîtresse, votre idole,
C’est la matière, c’est le corps.
« Beaux ciseleurs de la parole, »
Vous ne sculptez que le dehors.
Vous savez prendre à la nature
Et sa charpente et sa structure,
Son ciel, son arôme et ses fleurs ;
Vous savez entendre ses brises,
Qui seraient volontiers surprises
De vos ruisselantes couleurs.

Vous adorez surtout, poètes,
La femme, étincelle de Dieu ;
Mais les beautés que vous lui faites
Ne sont pas celles du haut lieu.
Loin d’y voir de chastes chrétiennes,
Vous n’y voyez que des païennes
Vous étalant leurs beaux corps nus,
Des courtisanes, des bacchantes,
Qui, dans leurs caresses ardentes,
Se donnent aux premiers venus. —

Vous détachez leurs chevelures
Tombant sur leurs dos potelés,
Et leur nouez d’amples ceintures
Dans ces flots si bien déroulés ;
Puis, cachant leurs blanches épaules
Sous la charmille ou sous les saules,
Vous laissez le soleil gravir,
Tandis qu’à l’ombre parfumée,
Devant la belle et folle aimée
Vos yeux n’ont plus qu’à se ravir.

Il vous faut du vin plein les coupes,
Et plein les lèvres des baisers,
Des yeux mourants, des seins, des croupes,
Et des abandons embrasés.
Quand un rayon du ciel se lève,
Vous n’en faites point votre rêve
Pour songer à qui l’envoya ;
Mais vous en prenez la lumière
Pour dorer la chaude paupière
Où votre regard se noya.

Bardes, vos plus vives images,
Vos tableaux savoureux et doux
Ne sont que d’éternels hommages
À l’argile, embelli par vous.
Sous votre main souvent heureuse
L’art a sa forme vigoureuse,
Le vers peint et sait gazouiller ;
Mais le foyer que je réclame ? —
Non, votre instrument n’a point d’âme…
Ou vous la laissez sommeiller.

Votre muse est une sirène
Au front brillant, au manteau d’or,
Qui dans sa pompe se croit reine
Et dont la chaude haleine endort.
De sa voix souple, harmonieuse,
Elle fait œuvre merveilleuse,
Elle dit ses mille penchants ;
Mais, quoiqu’étant une merveille,
Sa voix n’arrive qu’à l’oreille…
Et le cœur a soif d’autres chants.




II


l’autre


D’autres chants vous doutez peut-être,
Ou vous les croyez sans douceur ? —
Votre muse doit les connaître,
Car elle possède une sœur :
Aux vrais élans du cœur fidèle,
Cette sœur est au-dessus d’elle ;
Sa robe est plus simple parfois ;
Sa tête est plus souvent baissée…
Aux ciseleurs de la pensée
Elle fait entendre sa voix.

Chaque beauté qui vous enivre,
Dont l’attrait s’arrête à vos sens,
Pour elle s’ouvre comme un livre
Dont son esprit clair a le sens.
Elle sait voir dans la nature
Une sublime architecture
Où le divin labeur eut lieu ;
Quand la fleur à ses yeux s’étale,
Elle entend l’odorant pétale
Envoyer ses senteurs à Dieu.

Et la femme ? Quelle auréole
Elle sait lui poser au front !
Loin d’en faire une basse idole,
C’est l’ange où tous nos vœux iront :
Le sol grossier n’est point sa sphère ;
Elle nage en une atmosphère
Que pénètre un bienfaisant jour :
À l’épaule elle n’a pas d’aile,
Et pourtant s’offre à nous, modèle
De l’angélique et saint amour

Et ce qu’auprès d’elle on éprouve
N’est point un charnel appétit,
Comme en votre sein il s’en trouve
Et dont l’élan vous abrutit.
On sent une flamme limpide
Brûler comme un parfum rapide
Et vous donner vie et chaleur ;
La prière aux lèvres arrive
Et semble un doux filet d’eau vive
Coulant frais à travers le cœur.

Elle n’est point l’être mystique
Qu’un mortel ne peut obtenir ;
À sa région extatique
Tout noble amant peut parvenir.
Elle n’est fable, ni chimère ;
Elle aime, et, jeune fille ou mère,
Porte avec elle un bonheur pur :
Vierge, tout l’enfer la jalouse ;
On l’adore, suave épouse ;
Sainte, on l’honore en l’âge mûr.

Elle ne marche pas drapée
Comme la nonne au cœur blessé ;
Si sa taille est enveloppée,
Son œil n’est pas toujours glacé.
Parfois son beau sein se dévoile,
Comme la scintillante étoile
Jetant sa clarté dans la nuit ;
Elle a de ravissantes phrases,
Et, dans ses divines extases,
Avec quelle ivresse on la suit !…




III


les deux.


Eh bien ! contemplez l’une et l’autre.
Bardes au style embellisseur ;…
Vous caressez toujours la vôtre,
Et fuyez sa candide sœur, —
Qui, blanche et virginale muse,
Tandis que le siècle s’amuse
À la poursuivre de dédains,
Va sur son radieux nuage,
Faisant son doux pèlerinage
Et rouvrant pour nous des Édens.

Vous nous peignez vos jouissances,
Vos délices et vos bonheurs
Comme des gens las d’impuissances
N’ayant pu graviter ailleurs.
Loin des hauteurs inoccupées,
Des esprits aux ailes coupées
Semblent emprisonner vos airs ;
Leur groupe, qui vous environne,
Fait tomber sur votre couronne
Le vent mortel des chauds déserts.

« Pourquoi toujours le corps sans l’âme, »
Ciseleurs au hardi dessin ?
« La matière, hélas ! sans la flamme ?
L’argile où manque le feu saint ? »
Serait-ce, incomplets Prométhées,
Que vos rimes sont des athées ?
Que votre esprit se cloue au sol ?
Que, dans vos plus splendides fêtes,
Vous n’avez de ciel sur vos têtes
Que l’azur bornant votre vol ?…

Oh ! oui, la foi manque à vos « lyres, »
La force manque à votre orgueil.
Le jet pur manque à vos « délires, »
Le vrai soleil manque à votre œil.
Votre muse fait trop toilette ;
Tous les trésors de sa palette
Ne sont que des demi-trésors :
Les êtres que votre art façonne
Ont bien le reflet qui rayonne…
Mais qui rayonne du dehors. —

Oh ! si quelque verve puissante
Pouvait rapprocher ces deux sœurs :
Ici, la couleur saisissante,
Là, le souffle cher aux penseurs !
Ici, tout l’ornement fragile,
Le cadavre pétri d’argile,
L’enveloppe sans son milieu ;
Là, l’éblouissante lumière
Donnant la vie à la poussière…
Travail d’homme achevé par Dieu !

Oh ! si dans vos ardentes courses.
Poètes, vous pouviez monter
Jusque aux bords des célestes sources,
Y tendre la lèvre, y goûter :
Vos créations enflammées
Seraient par l’eau sainte animées ;
L’âme irait où la main écrit,
Et l’art, chez vous comme chez d’autres,
Pourrait compter de grands apôtres…
Dans le corps chanterait l’esprit !!


f. fertiault.