La Matière et l’Âme/Introduction


INTRODUCTION

En traversant cette minute de l’Éternité que nous appelons « la vie » notre oreille, habituée dès le berceau aux bruits du monde, n’en est que médiocrement choquée, puisque chacun de nous contribue au bourdonnement du genre humain.

Le vulgaire — pareil à ces forgerons que le vacarme des marteaux sur les enclumes n’assourdit plus — se complaît dans le fracas de son époque. Sa voix se mêle, tantôt aux cris de guerre des siècles d’action, tantôt aux clameurs des siècles de progrès, tantôt au ronflement sensuel des siècles de prostration et de décadence.

Mais dans ces cohues il est toujours quelques esprits d’élite, dont la voix juste et pure fait dissonance avec la vocifération générale. Chant d’alouette dans un concert de sauterelles ; mélodie de rossignol dans une symphonie de crapauds. Ces esprits-là, ce sont les poètes. Poètes, — hommes divins, devins, prophètes.

Aux temps de guerre, ils chantent la paix. Aux temps de progrès, ils pleurent les âges d’or passés. Aux temps de décadence, ils célèbrent la vaillance et les exploits, l’honneur, le travail et les douces et les mâles vertus. Car les âmes des poètes, plus candides que les autres âmes, sont destinées par Dieu à faire tache blanche sur la sombre mêlée des générations. C’est pourquoi les générations qu’ils salissent de leur éclat, ne les aiment guère. Mais c’est aussi pourquoi la postérité, qui n’a point à en souffrir, glorifie leur rayonnement.

La postérité est équitable, et corrige l’injustice des contemporains à l’égard des poètes, comme à l’égard de tout ce qui a laissé après soi quelque trace de grandeur et de générosité sur terre. En parlant ainsi, nous entendons ne parler que des vrais poètes, c’est-à-dire des poètes d’essor et « de combat. »

Mais au dessous d’eux, — et indépendamment des indignes du nom de poète, — il en est d’autres, au vol moins sublime, qui, tandis que ceux-là planent sur les hauteurs, se contentent de voleter où le leur permet leur envergure exiguë.

Le fâcheux, c’est que, en volant trop bas, ceux-ci absorbent souvent les miasmes émanés de la foule ; et leur inspiration s’en ressent.

Il faut résider sur les cimes pour ne s’occuper que de ciel, de lumière et de liberté. Dans les vallées, où le pur esprit se mêle à tant de choses viles de ce monde, il se souille toujours un peu.

De ce commerce illicite de la plupart des intelligences poétiques avec les hommes il est donc résulté une poésie bâtarde, même prosaïque — jusqu’à un certain point, — qui fleurit aujourd’hui plus qu’à aucune autre époque : poésie réaliste, — puisqu’on lui a donné cette épithète, — c’est-à-dire, anti-artistique, — quoi qu’elle prétende, — et qui cherche, par sa ressemblance avec la prose, à se faire pardonner de ses adeptes le rhythme et la rime — cette double musique de la pensée modulée en style. —

Ayant débuté par délaisser — non sans raison — la périphrase surannée, elle a continué et surenchéri en évitant l’idéal pour accaparer le matériel et l’absolu. En fuyant le souffle divin, elle s’est approprié l’esprit terrestre ; — autrement dit, en mordant à belles dents aux fruits de l’arbre de la science et du progrès, elle a perdu son paradis !

De là tous ses malheurs.

Échappée du ciel, elle s’est fait pourchasser des hommes. Renégat de la liberté, elle est devenue esclave de la licence. Or, d’esclave à courtisane il n’y a pas plus loin que d’avilissement à corruption. Aussi, voulant à tout prix complaire à ses tyrans qui la dédaignent, s’est-elle prostituée à leurs brutales exigences, en idolâtrant et en s’efforçant de soutenir sur ses ailes affaiblies leur massive divinité : la Matière… la Matière, qui l’écrase de tout son poids !

Heureusement pour cette Poésie moderne que, dans ce néo-paganisme, elle s’est conservé deux symboles du Beau divin : la forme et la couleur — qu’elle déifie. De prêtresse elle s’est faite artiste — elle le croit du moins ; — ce qui est bien déchoir, sans doute : mais ce qui est, en même temps, savoir se sauver. — N’ayant plus qu’un rayon de foi insuffisant pour se conduire, elle se montre habile afin d’éviter les chutes dans sa demi-obscurité ; et c’est encore une consolation pour ceux qui persistent à l’aimer, que de l’entendre chanter à pleins poumons la nature, œuvre de Dieu, et de la voir reporter tout son amour sur la créature, puisque sa croyance au Créateur lui a presque entièrement échappé.

La Poésie actuelle, ombre ou spectre de l’antique Poésie, souveraine déchue des temps fabuleux, s’est faite comédienne pour vivre. Elle règne encore par la couleur et par la forme, puisque — en dépit de ses fidèles dégénérés — elle est éternellement belle ; mais tout son royaume écroulé, soutenu sur des tréteaux, ne s’étend pas au delà des planches ; et elle n’a plus guère pour sujets que des spectateurs, qui ont acquis, en la payant, le triste droit de l’outrager.

Toutefois, telle qu’elle est, gardons-nous bien de la maudire et de l’exiler : même réaliste, elle conserve — avons-nous dit — des trésors de beauté ; et nous croyons fermement que le feu couvert dans son cœur ne manque que d’une haleine pour se rallumer. On a vu de miraculeuses repentances, grosses de vertus, et des trépas capables de résurrections. D’ailleurs nous avons besoin de la Poésie, même la plus rampante, puisqu’elle fait encore contraste avec l’obscène Réalité. Donc, nos regrets, loin d’exhaler un blâme, ne sont qu’un témoignage de compassion et d’espérance ; et notre amour ardent pour la pauvre pécheresse délaissée fait déjà rayonner à nos yeux toutes les splendeurs du trône que ses remords lui auront un jour reconquis.


Puissions-nous vite y arriver à ce jour tant désiré, où la Poésie moderne, tantôt si attrayante de forme et de couleur dans sa nudité à peine voilée, tantôt si coquettement vêtue de sa robe d’organdi, ou somptueusement drapée dans son manteau de cour, remplacera sa piquante grimace, à la fois prétentieuse et maniérée, mais trop souvent lascive, par le chaste et doux sourire, ou par le regard majestueux qui auréolait sa tunique et son péplum d’autrefois ! Ce jour où, reprenant possession de son âme et rajeunissant son cœur, la simplicité et la fierté renaîtront dans ses yeux pudiques et triomphants, et relèveront sa tête superbe !

Nous ne demandons pas qu’elle abandonne sa souple démarche et son élégance de dame civilisée pour les attitudes austères et le farouche abandon de déesse païenne et de matrone biblique ; non ! Mais que, tout en conservant ses manières distinguées et ses poses exquises de femme de notre siècle, elle nous prouve, par son respect des convenances et ses suaves ou nobles aspirations, que — loin d’avoir perdu les saines traditions des grands maîtres, elle s’entend et se complaît à les remettre en honneur, tout en adoucissant leur majesté antique par la grâce et l’esprit modernes.

Âme, cœur, piété, simplicité, vigueur, grâce, esprit, honnêteté, coloris et forme, — source multiple de l’enchanteresse harmonie, — tout le charme est là, comme le démontrent si bien les beaux vers que l’on va lire, vers pleins de sentiment, de justesse et de feu, où la poésie du siècle, véritablement reine encore, nous force à douter si nous n’avons pas fait un rêve calomnieux en la proclamant momentanément déchue.


messire-jean.


Paris, mai 1863.