La Marquise de Gange/Chapitre XI

Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 251-281).



CHAPITRE XI


Une heure après le départ de Cadenet, le chevalier de Gange et le duc de Caderousse y étaient arrivés avec les plus criminelles intentions. On se figure leur étonnement, quand ils apprirent la trahison de Victor. Sa femme fut mise à la porte aussitôt qu’on reconnut chez elle les vêtements d’Euphrasie ; et de rigoureuses consignes furent données dans toute l’étendue de la terre de Caderousse. — Voilà le plus grand malheur que puissent éprouver deux honnêtes gens, dit le chevalier : car tu m’avoueras qu’il était impossible d’être plus d’accord. Je te cédais tous mes droits avant la défaite de l’ennemi. De ce moment, plus d’atteinte à notre amitié. — On ne se brouille jamais avec de tels procédés, dit le duc ; mais rarement aussi voit-on des amants si débonnaires. Enfin, si la partie la plus essentielle de notre plan n’est pas remplie, il faut espérer que la seconde le sera. Retournons à Avignon ; faisons courir l’aventure du bal. Que m’importe dans le fait que nous déshonorions ou non cette femme, pourvu qu’elle ait les apparences du déshonneur ? Je te l’ai dit, mon ami, j’aime autant flétrir cette femme que de l’avoir : mes intérêts y trouvent également leur compte, et ce n’est plus qu’eux que je consulte. — Et moi, je t’en dédommagerai, sois-en sûr. Partons, allons trouver Valbelle ; c’est son tour ; peut-être ne sera-t-il pas aussi malheureux que toi.

Aussitôt que nos jeunes gens furent revenus dans la capitale du Comtat, ils se réunirent à Valbelle et à Théodore, pour tenir ce qu’ils appelaient un conciliabule ; et la première chose qui se décida fut de donner à l’aventure la plus grande publicité, en tenant néanmoins sous le voile le rôle du chevalier, qui n’avait dû agir que pour donner des secours à sa belle-sœur. Le second point fut de placer Valbelle auprès de la dame, afin de multiplier ses adorateurs, en gagnant cependant du temps, pour qu’on ne soupçonnât ni animosité, ni acharnement dans tout ce qui se faisait. — D’ailleurs, dit l’abbé, qui avait ouvert ce nouvel avis, nous verrons ce qui se passera pendant cet intervalle. Le chevalier, dont on ne se méfiera point, ou du moins que fort peu, continuera de se mettre bien avec sa belle-sœur ; et peut-être que le délai sur lequel j’appuie, en faisant naître de nouvelles circonstances, nous fournira de nouveaux moyens de les saisir. L’opinion prévalut, et l’on s’en tint là.

Le chevalier ne tarda point à aller voir sa sœur. — Je n’étais là que pour vous secourir, lui dit-il affectueusement. — On me l’a dit, et je l’ai cru, répondit Euphrasie. Dès qu’il s’agira de quelque chose qui puisse me nuire, assurément, mon cher frère, je ne vous accuserai jamais d’y avoir part. — Ce qui me fâche, c’est que l’histoire fait un grand bruit, et vous sentez qu’avec le sincère attachement que j’ai pour vous, cet esclandre ne peut que m’affliger. — Je suis sensible à l’intérêt que vous prenez à moi. — Vous savez qu’il est des plus vifs. — Ah ! celui de votre frère diminue bien… — Mais toutes ces choses-là tracassent un mari : quel que soit là-dessus le ridicule du préjugé, il existe, il faut le respecter. Comment ferez-vous oublier cette fâcheuse histoire ? — Par une conduite extrêmement régulière : avec une réserve sans bornes, le public reviendra sur mon compte ; on le fait taire en le désabusant. — La calomnie est tellement à la mode dans cette maudite ville ! — Ah ! que je suis désolée d’y être venue ! Malheureusement je ne puis la quitter encore. — Cette succession, n’est-ce pas ?… — Il faut terminer toutes les affaires qui y tiennent. — Cinq cent mille francs, m’a-t-on dit ? — À peu près. Je crains que mon mari ne soit fâché de n’avoir pas été appelé comme moi dans ce testament. Il est trop juste pour cela : Nochères était le maître ; il a fait ce qu’il a cru devoir faire. D’ailleurs, madame de Châteaublanc et vous, pouvez réparer bien des choses… Euphrasie, qui comprit à merveille ce que le chevalier voulait dire, baissa les yeux, et changea de propos. — Je ne dois plus recevoir le duc de Caderousse, n’est-il pas vrai, mon frère ? — J’imagine que cela ne serait pas prudent ; il sera mieux de ne le point voir ; mais Valbelle, ne trempant pour rien dans tout ceci, Valbelle, doux, aimable et réservé, peut continuer de vous faire sa cour. Il ne faut point s’isoler : cela ferait jaser davantage. — Je ne veux pourtant plus aller à aucun bal. — C’est une précaution excessive, mais je ne puis la blâmer.

Pendant près d’un an que dura cette parfaite retenue de la marquise, le chevalier ne cessa de faire assidûment sa cour à Euphrasie ; et l’abbé, aussi jaloux que perfide, l’entretenait dans cette passion, en l’assurant qu’il finirait par être heureux. Mais l’extrême réserve de la marquise n’annonçait nullement cette époque : elle avait l’art d’entretenir sa flamme, sans jamais lui donner l’espoir ; et, par cette manière adroite, elle croyait s’en faire un ami, un protecteur auprès d’un époux qu’elle ne cessait d’adorer, et de l’abbé, qu’elle continuait de craindre, mais sans cependant donner à cet homme la moindre prise sur elle. Théodore lui faisait souvent des reproches de cette préférence.

— Vous avez oublié, madame, lui dit-il un jour, à quel point je vous aime ; vous ne vous rappelez plus que c’est en vous seule que je mets tout mon bonheur. — Mais il me semble que c’est vous, mon cher frère, que c’est vous-même qui, en me dévoilant la raison qui jadis vous faisait parler ainsi, m’avez promis d’oublier cette extravagance. — Puisque vous me parlez de ce temps-là, dit l’abbé, il faut donc que je vous révèle ici les motifs qui m’ont fait agir.

« Ce n’était pas, poursuivit Théodore, sans une extrême douleur que je voyais la désunion entre vous et votre mari. À quelque point que je désirasse votre possession, mon projet n’était pourtant point de l’acquérir au prix d’une séparation certaine avec Alphonse : je voulus, autant que possible, accorder mon amour avec les bienséances, en persuadant à mon frère que vous n’aviez aucun tort dans les différentes aventures qui vous étaient arrivées. Je croyais parvenir à mon but ; et, quoiqu’il fût certain que vous fussiez coupable… — Coupable, moi ? — Oui, madame, vous l’êtes : il est impossible de vous justifier ; malgré cela, dis-je, je voulus vous défendre. — Ô ciel ! quelles nouvelles horreurs ! — Non, madame, non, je ne ferai que vous rappeler les anciennes… Je vous répète, Euphrasie, vous êtes coupable : tout ce que j’ai dit en votre faveur est l’ouvrage de ma tendresse pour vous, et non de la vérité. Le billet trouvé dans la poche de Villefranche est bien certainement de votre main ; je le possède encore ; il peut se reproduire au besoin. L’acte que vous signâtes chez Deschamps est une autre preuve de votre inconduite, suffisante pour vous perdre. Vous voyez cependant comme je me suis conduit. Je vous ai moi-même menée dans les bras de votre époux ; je me suis immolé pour vous ; je comptais sur votre reconnaissance ; mais vous êtes une ingrate : vous me préférez le chevalier ; vous avez cédé au duc de Caderousse ; vous vous couvrez à la fois de crimes et d’ingratitude. Je suis le seul envers qui vous affichez de faux dehors de sagesse, et vous ne voulez pas que je sois irrité ! Quelle inconséquence pourtant ! car nous savez que d’un mot je puis achever de vous perdre dans l’esprit de mon frère ; et ce mot, je le dirai, et ces preuves que je possède, je les produirai, soyez-en certaine, si vous persistez dans cette froideur, si dangereuse pour vous, et si hors de saison avec moi… Alors l’abbé, qui ne peut plus se contenir, se jette avec ardeur aux pieds de celle qu’il adore : il la conjure d’accorder au moins quelque chose à l’impétueuse passion qui le consume. Quel embarras pour la marquise ! La voilà dans la même situation où la mit ce frénétique au château de Gange : en l’aigrissant, elle s’en fait un ennemi terrible ; il est certain que cet homme va consommer sa perte dans l’esprit de son époux, va la brouiller avec le chevalier, dont, ne connaissant pas les torts, elle aime encore le caractère, et sur lequel elle compte pour la réconcilier avec le public. Si elle achève d’irriter Théodore par un silence froid et méprisant, n’est-ce point avouer des fautes qu’elle est si loin d’avoir commises ; d’une autre part, est-il en elle de pouvoir céder ? Quelle situation ! « Oh ! monsieur, dit-elle à l’abbé, en le forçant de prendre une autre attitude que celle où son amour vient de le jeter, oh ! monsieur, que vous êtes à la fois méchant et menteur méchant, assurément vous l’êtes, puisque vous me menacez de me perdre si je ne consens pas à me déshonorer ; menteur, pouvez-vous le nier ? puisque vous soutenez véritable aujourd’hui ce que vous avez démontré faux avant que de partir de Gange. Or, comment un homme qui a le dessein de plaire ose-t-il se présenter à la femme qu’il veut séduire sous deux masques aussi hideux ? En faisant votre cour à une femme, vous n’avez donc pas la prétention de lui être agréable ? Si vous l’aviez, monsieur, vous conduiriez-vous comme vous le faites ? — Je n’ai rien à répondre à ce subterfuge maladroit, dit l’abbé, il me dévoile la perfidie de votre cœur ; c’est tout ce qu’il me faut. Je vous abandonne à vos réflexions, madame ; mais souvenez-vous que vous n’avez plus en moi que le plus mortel ennemi.

— Eh bien ! eh bien ! dit la marquise en le retenant malgré lui, accusez-moi devant ma mère et vos deux frères, si vous l’osez ; cessez d’agir par des moyens occultes et calomnieux. J’invoque un tribunal de famille ; c’est là que je veux répondre à vos horreurs : si vous avez là l’impudence de les soutenir, si vous parvenez à me convaincre, je me rends à vous ; mais vous cesserez de me parler comme vous le faites, si vous ne réussissez pas à persuader de mes torts ceux devant qui je veux qu’ils soient prouvés. — Artificieuse créature, dit l’abbé, tu sens bien que je ne puis faire cela sans passer pour coupable moi-même, et voilà pourquoi tu me défies. Non, je ne ferai pas ce que tu désires, et les moyens que j’emploierai pour te perdre seront plus sûrs que ceux que tu crois capables de te sauver. La malheureuse Euphrasie frissonna : on eût dit qu’elle pressentait ce que lui réservait ce monstre : il lui semble que les furies de l’enfer déroulent à ses yeux le voile de sang que lui dérobait l’avenir.

Le scélérat sortit, et, pour rapprocher les traits de sa vie qui servent le mieux à le peindre, quoique ces conversations aient eu quelque intervalle entre elles, il fut dire au chevalier qu’il avait bien tort de ne pas presser Euphrasie ; qu’il avait reconnu en elle le penchant le plus décidé pour lui. « Tu es sûr de vaincre, mon ami, si tu veux te présenter au combat. Ah ! qu’il y aurait de temps que cette lutte serait terminée si j’étais à ta place ! » Le crédule chevalier, pénétré de ce qu’il vient d’entendre, vole chez Euphrasie, et, à un peu plus d’égards près, il la quitte avec aussi peu d’espoir.

Depuis plus d’un an la marquise de Gange vivait dans une telle retraite qu’il devenait impossible à la calomnie de l’atteindre. L’aventure de Caderousse lui avait fait beaucoup de tort et, grâce aux soins de ceux qui voulaient la perdre cette histoire avait été tellement rendue, tellement défigurée, que c’était avec beaucoup de peine que le public commençait un peu à revenir.

Valbelle était presque le seul des jeunes gens de la ville que la marquise reçût avec le chevalier.

— Allons, dit enfin de Gange à son complice, la douceur, les bons procédés ne nous font rien gagner avec cette femme, et elle gagne avec le public le temps qu’elle nous fait perdre : il ne faut pas laisser plus longtemps refleurir cette réputation que nous voulons détruire : on finirait par la croire sage, et cela deviendrait funeste à nos projets. Ne donnons pas le temps aux plaies de se refermer ; il faut achever de les déchirer quand elles saignent encore. C’est ton tour, Valbelle, tu le sais ; tâche de te mieux conduire que Caderousse, et la victime est immolée. — Mais comment s’y prendre ? dit Valbelle. Il faut tout combiner d’une manière si sûre que nous ne la manquions pas au moins cette fois. — Sans doute, mais souviens-toi de tenir avec moi le même marché que j’avais fait avec le duc. — C’est bien à contrecœur que je te le promets : je ne te dissimule pas que mon amour pour ta sœur augmente à mesure que je la vois. Quel modèle de piété, de vertu, de candeur ! quel assemblage de grâces et de gentillesse ! Mon ami, c’est un ange que le ciel a placé au milieu des démons, mais seulement pour l’éprouver. Son heureuse étoile, cet ascendant de la sagesse, qui triomphe toujours, la délivrera de nos mains criminelles, aussi pure qu’elle y sera entrée. — J’en doute, dit le chevalier ; nos filets sont trop bien tendus, elle ne se dégagera d’un piège que pour tomber dans un autre, et nous en serons toujours les maîtres. Au fait, qu’allons-nous inventer cette fois ? — Je l’ignore : l’oiseau très effarouché sortira bien difficilement de sa cage. — Tu te trompes, dit le chevalier, nous ne perdrons pas les fruits de la confiance que nous avons inspirée, et elle seule nous favorisera.

À peine ces résolutions furent-elles prises, que madame de Châteaublanc reçut une lettre de ses gens d’affaires qui l’invitaient à se rendre sur-le-champ à Marseille, pour la rentrée d’un bien de campagne, près de la ville, et dépendant de la succession de Nochères. On ne prévoyait pas, mandait-on à madame de Châteaublanc, que cette opération dût la faire rester plus de huit jours hors de chez elle. L’homme de loi qui lui faisait part de cette circonstance lui offrait, pour la recevoir, sa maison, située, disait-il, sur le Cours. La mère d’Euphrasie, déjà au fait de ce que cela pouvait être, se dispose à partir dès le lendemain, n’imaginant pas même devoir proposer à sa fille un voyage dont elle ne pourrait retirer que de l’ennui ; et d’après la brièveté de son absence elle néglige même de lui donner son adresse : elle se contente de lui dire qu’elle logera sur le Cours, et qu’elle lui écrira si par hasard son voyage doit se prolonger.

Euphrasie parut un moment inquiète de se trouver seule à Avignon, son mari surtout étant allé quelques jours à Gange ; mais madame de Châteaublanc se rejette sur la certitude où elle est que le chevalier ne la quittera pas ; et cette mère, un peu trop confiante, part sans aucune sorte d’appréhension.

Dès le surlendemain, de Gange vint voir sa belle-sœur. La première recommandation de cette femme prudente fut de le supplier de ne lui amener personne. — Mon mari n’étant point à Avignon, lui dit-elle, je dois être plus circonspecte que jamais. De Gange la loua de cette prudence, et le perfide lui dit que telle doit être à l’avenir la base de toutes ses actions, et qu’elle aurait évité bien des malheurs si elle se fût toujours conduite avec autant de sagesse. La marquise remercia tendrement son frère de l’intérêt qu’il prenait à elle et, ne pouvant résister à lui ouvrir son cœur : — Ô mon cher chevalier, lui dit-elle avec ce caractère de candeur et de naïveté qui la rendait intéressante, qu’ai-je fait à mon mari pour ne voir payé que par des froideurs l’amour dont je brûle pour lui ? — Vous avez été trop légère dans votre conduite, répondit de Gange : vous savez qu’il a résulté de là quelques petits torts qui, sans que vous ayez jamais été coupable, vous en ont cependant donné l’apparence. Il n’y a que le temps qui puisse ramener tout cela. Vous connaissez le caractère d’Alphonse ; il est confiant, il est bon ; mais ces gens-là sont toujours furieux quand on les trompe : ils ont plus besoin d’être ménagés que d’autres. Comptez sur mes soins, Euphrasie ; je les emploierai tous pour vous faire rendre un cœur que vous méritez si bien. Ici l’intéressante marquise, ne pouvant résister à l’effusion de sa sensibilité, se précipite en larmes sur le sein du chevalier ; et ces larmes, dues à la tendresse conjugale, à la reconnaissance et à la vertu, mouillèrent, sans se tarir, le front du crime et de l’imposture. Ce cœur, profondément dépravé, ne s’attendrit pas à l’effusion de ces larmes précieuses, et l’état de douleur et d’abandon de celle qui les répandait ne servit que d’aliment à la coupable passion de l’un de ses plus cruels ennemis. Le chevalier déguisa son émotion par celle que sa sœur faisait passer dans son âme. Il l’embrasse, il la console ; et, plus encouragée par ces simulacres d’une amitié qu’elle croit si pure, Euphrasie lui parle de l’abbé : — Il paraît irrité contre moi, dit-elle au chevalier ; il remet sur le tapis d’anciennes calomnies, et paraît persuadé plus que jamais que je suis coupable. Ah ! quel supplice pour l’innocence d’être traitée de cette manière ! — Je crois, dit de Gange, avec l’air de la plus grande franchise, que Théodore est amoureux de vous. — Oh ! non, non, dit la marquise, en repoussant une idée qu’il était prudent d’anéantir, n’imaginez pas cela, mon frère ; l’abbé, plus sévère que vous, voit des crimes partout, et personne néanmoins ne devrait être plus persuadé que lui que je n’ai jamais commis ceux qu’il me prête. — Supposez-lui de l’avarice au moins, dit le chevalier, et croyez que l’intérêt est un dieu bien servi par lui : telle est la véritable cause de son aigreur ; elle ne prend sa source que dans l’histoire du testament. L’abbé réduit à la pension comme moi, est cependant beaucoup plus affligé que moi de ne point voir entre les mains du marquis la manutention d’un héritage qui aurait mis notre frère à portée de nous faire beaucoup plus de bien. — Je conçois cela, dit madame de Gange ; mais il a fallu suivre les intentions du testateur, et ma mère n’était pas la maîtresse de s’en écarter. — L’abbé, comme Alphonse, reviendra de ses préjugés, reprit de Gange ; et croyez que, dans tous les cas, vous m’aurez toujours là comme votre protecteur et votre meilleur ami.

Voilà comme osait parler le traître, qui, dans ce même moment, creusait à cette infortunée l’abîme dans lequel il allait la plonger.

Ah ! si la trahison, si la fausseté sont des vices affreux, de quelle noirceur épouvantable ne se teignent-ils pas, quand toute l’atrocité du crime les fait peser sur la vertu !

Il y avait près de huit jours que madame de Châteaublanc était absente, et cette époque était celle où sa fille devait l’attendre, si elle tenait la parole qu’elle lui avait donnée. Madame de Gange faisait donc quelques préparatifs pour recevoir agréablement sa mère, lorsqu’une lettre affligeante vint troubler cette joie. Madame de Châteaublanc désirait la présence de sa fille, et la priait de venir très vite dans une maison sur le Cours, dont l’adresse était indiquée de manière qu’il était fort possible de s’y tromper. Uniquement guidée par l’empressement d’être utile à sa mère, Euphrasie, dont madame de Châteaublanc a pris la voiture, s’élance à l’instant dans une qui part pour Marseille, et se fait descendre à l’adresse où elle suppose être le tendre objet de son inquiétude. Elle monte avec cette sorte de confiance qui va droit au but sans rien calculer. Quelle est sa surprise d’être reçue par monsieur de Valbelle, qui, neveu du célèbre marin de ce nom, occupe en ce moment la maison de son oncle, pour lors en expédition avec le duc de Vivonne.

— Par quel bonheur, madame, s’écria Valbelle, ai-je l’avantage de vous revoir aujourd’hui dans cette ville ? Euphrasie confuse ne sait que répondre : — Monsieur, dit-elle, sa lettre à la main, je croyais descendre chez ma mère qui vient de tomber malade dans cette ville. Il me semble que c’est bien de cette maison-ci qu’elle m’indique l’adresse. Valbelle s’empresse de lire l’article indiqué, et voit au bout du Cours, et non pas sur le Cours : il le fait observer à madame de Gange qui, mille fois plus émue, veut descendre à l’instant et chercher le logis indiqué. — Cette ville est grande, madame, dit Valbelle en la retenant : trouvez bon que je fasse faire moi-même cette recherche et que je vous supplée de ma maison jusque-là. — Monsieur, dit Euphrasie, vous me paraissez y être seul, et la décence s’oppose à ce que j’accepte votre honnêteté. — Non, madame, je ne suis pas seul, interrompit vivement le comte ; et, la prenant par la main, il la fait entrer dans un appartement qu’occupe une femme d’environ trente-cinq ans. — Voilà madame de Moissac, ma cousine, poursuit Valbelle, qui vous fera les honneurs de la maison ; et le jeune comte s’apercevant qu’il y a ici une démarche plus pressée que tous les compliments possibles : Ma cousine, dit-il à cette femme, je crois que la meilleure façon d’obliger madame dans ce moment-ci, serait d’aller vous-même vous informer du logement de madame de Châteaublanc, pour que nous y conduisions madame la marquise dont je vois que l’inquiétude redouble. — Oh ! madame, quel service ! mais nous irons ensemble, si vous le trouvez bon. — Je ne souffrirai jamais que vous preniez cette peine, madame, dit Valbelle, vous êtes fatiguée, cette course peut vous mener fort loin : permettez que ma cousine se charge seule de ce soin. — Il ne peut qu’être très agréable pour moi, répond la cousine, puisqu’il me met à même de partager avec monsieur de Valbelle des attentions si bien dues à une dame aussi aimable et aussi respectable. Demeurez donc en paix l’un et l’autre, et soyez sûrs que, me fallût-il faire deux ou trois fois le tour de la ville, je ne reviendrai pas sans avoir vu madame de Châteaublanc. À ces mots, l’honnête cousine vole commencer ses recherches. Madame de Gange, toujours agitée, refuse de s’asseoir. — Eh bien ! madame, dit le comte qui devine à merveille le motif de son inquiétude, puisque je vous parais un homme assez redoutable pour que vous n’osiez même pas rester une heure ou deux tête à tête avec moi, allons faire un tour sur le port : ce magnifique spectacle que vous ne connaissez pas encore ne peut que vous intéresser. — Pardon, monsieur, mais dans ce moment je ne m’occupe que de ma mère. — Mais il faut bien deux heures à ma cousine pour trouver son logis ; nous serons de retour à cette époque, et je vois que difficilement ces deux heures ne peuvent être employées par vous qu’en promenade, ou qu’en repos : j’aimerais mieux ce dernier parti, puisqu’il me mettrait à même de m’occuper plus intimement de vous. — Eh bien, monsieur, sortons, sortons, je ferai volontiers la promenade que vous m’offrez. Ce parti paraissait infailliblement le plus sage. Ils sortirent, et madame de Gange, occupée de tout ce qu’on lui faisait observer, se livrait entière à la surprise.

En effet, quel tableau plus intéressant que cette variété d’individus de toutes les nations, que le commerce met dans la plus grande activité ; on voit d’un côté des vaisseaux que l’on décharge ; d’un autre, les marchandises qu’ils contenaient transportées chez l’avide négociant qui les reçoit avec la soif ardente de l’or et l’impatience du gain ; tandis qu’un contraste affligeant fait voir sur le même rivage le malheureux forçat, qui, dans l’égal projet de s’enrichir, manqua des moyens honnêtes qui pouvaient le conduire à son but ; il a la honte sur le front, la douleur dans les yeux ; il fait pour s’étourdir le meilleur usage des talents qu’il reçut. Des concerts multipliés sur plusieurs points de ce quai magnifique, cette foule de curieux ou de gens affairés se croisant, se heurtant en tout sens, partout enfin l’enjouement, la folle gaieté de cette nation Vive et laborieuse, qui cependant ne se livre aux plaisirs qu’après avoir rempli les premiers objets de ses rapports et de ses intérêts commerciaux ; tout, sans doute, tout contribue à rendre le port de Marseille l’un des plus beaux spectacles qu’il y ait au monde, et madame de Gange admirait sans songer qu’elle faisait elle-même un des premiers objets de l’admiration publique, et vraiment le tête-à-tête d’une aussi jolie femme avec l’un des jeunes gens les plus à la mode et les plus aimables du siècle paraissait étrange à beaucoup de monde.

L’infortunée se distrayait une minute, ne se doutant pas que ses ennemis, travaillant au double projet de la séduire et de la déshonorer, ne la promenaient ainsi que dans l’intention de l’afficher. Elle fut, à son grand chagrin, rencontrée et malignement saluée par beaucoup de gens de sa connaissance, entre autres par beaucoup de jeunes nobles avignonnais : Caumont, Théran, Darcusia, Fourbin, Senas, la reconnurent et la saluèrent, en souriant à son cavalier, que quelques-uns félicitèrent tout bas sur sa bonne fortune. La marquise crut même reconnaître le chevalier de Gange, et, comme elle voulait aller vers lui, Valbelle la retint en l’assurant qu’elle se trompait, et que, cela fût-il même, il valait mieux l’éviter que de le joindre, parce qu’avant toute explication le chevalier commencerait peut-être par blâmer sa conduite et s’en prendre à lui-même d’une démarche qui pourtant, ainsi que le voyait madame de Gange, n’avait d’autre motif que la décence et l’honnêteté. On poursuivit donc la promenade, et, les deux ou trois heures accordées à madame de Moissac pour ses recherches étant écoulées, on revint à l’hôtel de Valbelle.

Madame de Moissac était revenue. — J’ai eu bien de la peine, dit-elle, à trouver ce que je cherchais, mais à la fin j’ai réussi : c’est dans la maison même formant l’objet de la discussion qui a conduit madame de Châteaublanc ici, qu’elle se trouve logée, comme étant plus à portée là de traiter ce qui concerne cette affaire. On arrive à cette maison, qui est au nombre de celles qu’on appelle bastides[1] à Marseille, par une rue qui est au bout du Cours, et voilà les mots qui vous ont trompée dans la lettre. J’ai eu l’honneur de voir madame votre mère ; elle va mieux et m’a paru désolée du quiproquo de cette adresse dont elle s’attribue toute la faute ; elle vous désire avec impatience.

— Ô madame, que j’ai de grâces à vous rendre ! dit Euphrasie, je n’attends plus de vos bontés que de vouloir bien m’y conduire tout de suite. — Assurément, dit le comte de Valbelle, ni ma cousine, ni moi, ne vous abandonnerons ; mais permettez-moi cependant de vous faire observer qu’il est tard, et qu’arrivée chez moi depuis le matin, vous n’avez pas seulement accepté un potage. — Oh ! non, non, nous partirons tout de suite, je vous en supplie, dit madame de Gange : je ne veux point abuser de vos honnêtetés, et vous devez sentir à quel point je désire embrasser ma mère. — Eh bien ! madame, nous sommes à vos ordres, dit Valbelle, en ordonnant qu’on mît des chevaux à l’une des voitures de son oncle. Vous êtes, vous et ma cousine, toutes deux trop fatiguées pour entreprendre cette nouvelle course à pied : montons. L’on avance vers le quartier où l’on a affaire.

Mais quand madame de Gange s’aperçoit que l’on sort de la ville, et qu’il fait presque nuit, elle s’inquiète ; son âme s’enveloppe des mêmes crêpes qui vont obscurcir l’imposant spectacle de la nature, et son front altéré peint déjà tous les frémissements de son cœur. — Cette maison me paraît bien éloignée, dit-elle. — Je vous l’ai fait observer, répond madame de Moissac ; pour rien au monde je n’y serais retournée une seconde fois à pied.

Au bout d’une heure, on arrive enfin.

Cette bastide, absolument écartée des autres, était environnée de figuiers, d’orangers, de citronniers, qui en dérobaient la vue, même à ceux qui circulaient autour. La porte principale était en face de la campagne ; celle du jardin se trouvait absolument au bord de la mer, dont la surface argentée, et maintenant fondue dans des teintes obscures, ne se distinguait plus.

Dès qu’on est descendu, la voiture s’éloigne ; ces dames pénètrent seules avec Valbelle dans une salle basse, faiblement éclairée. La cousine disparaît, et voilà madame de Gange entre le crime et le corrupteur.

— Ah ! madame dit Valbelle, en se jetant aux genoux de celle qu’il outrage et qu’il adore, pardonnerez-vous à l’amour le plus violent l’erreur où je vous ai jetée ? Dans ce logis qui m’appartient, vous ne trouverez au lieu de madame votre mère, que l’homme le plus ardemment épris de vos charmes. La passion dont je brûle pour vous légitime toutes ces ruses ; et quelque chose que fasse un amant, il n’est jamais coupable que d’amour. — Que pouvez-vous attendre de moi, monsieur ? dit Euphrasie avec autant de courage que de fierté. Vous connaissez mes liens, vous devez les respecter. De ce moment, toute espérance est un crime, et vous ne pouvez la former. — Eh ! madame, les grandes passions raisonnent-elles ? N’espérez jamais détruire celle dont je brûle pour vous, et ne me rappelez pas à des devoirs que vos yeux me font oublier : songez que nous sommes seuls ici, que la femme qui est avec nous, absolument à mes ordres, et nullement ma parente, peut s’assurer de vous si je le lui ordonne. L’isolement de cette maison, la nuit qui en dérobe les issues, tout, vous le voyez, madame, tout sert ici mes désirs ; et vous êtes perdue, si je leur laisse l’empire qu’y font naître vos charmes : cessez d’en vouloir dérober la possession à l’amour aidé de la force. Je vous livre, si vous me résistez, aux flots que vous entendez mugir ; une barque légère portera sur les côtes d’Afrique cette vertu sauvage qui n’y sera pas mieux respectée. — Ah ! monsieur, s’écrie Euphrasie, vous osez appeler amour le sentiment barbare qui vous aveugle au point de ne me laisser la vie qu’au prix de mon déshonneur ! Eh bien ! je ne balance pas : ces hommes féroces chez lesquels vous voulez me jeter seront moins cruels que vous : je choisis ce dernier parti, pressez-vous. Mais, non, je vous vois revenir à des sentiments plus doux, écoutez-les, monsieur, ne les repoussez pas. Ah ! comme nous nous flétririons tous deux dans le calcul infâme que vous osiez me proposer. Supposons que je me livre à vous, que restera-t-il après l’immolation de votre victime ? Pourrez-vous adorer encore la malheureuse que vous viendrez d’égorger, et pourrai-je, moi, concevoir d’autre sentiment que celui de la haine pour l’homme Vil qui m’aurait servi de bourreau ? Respectons-nous, honorons-nous davantage, monsieur ; méritons tous deux notre propre estime : on peut y parvenir par des sentiments contraires à ceux que vous employez ; on ne peut que se haïr, que se mépriser mutuellement, en mettant en usage ceux que vous osez concevoir. Vous m’aimez, dites-vous, prouvez-le-moi, en me faisant conduire chez ma mère, ou chez le gouverneur de la ville : à cette condition, je vous pardonne ; celle-là seule, en méritant de moi de la reconnaissance, pourra peut-être quelque jour vous obtenir un sentiment plus doux… Mais, que je sois libre, que les portes s’ouvrent, que je puisse à l’instant sortir d’une maison où la marquise de Gange, insultée par Valbelle, ne verrait plus en lui que le plus méprisable des hommes.

Ces paroles, prononcées avec la plus grande énergie, firent une telle impression sur l’âme du comte qu’il saisit en larmes la marquise dans ses bras, l’assit, et la supplia d’être tranquille.

— L’ascendant inouï de vos sublimes vertus, lui dit-il, l’emporte en ce moment, madame, sur celui de vos charmes ; les rayons qui partent de vos yeux me foudroient ; vous les avez empruntés au ciel ; ils doivent en imposer à une faible créature comme moi. Néanmoins, madame, il m’est absolument impossible de renoncer aux sentiments dont vous consumez mon âme ; tout en vous respectant, je ne puis cesser de vous idolâtrer, et je ne vous accorde que la moitié de votre demande. Je sors, madame ; je vous laisse. Descendez, Julie, descendez ; ayez le plus grand soin de madame ; prouvez-lui qu’elle est seule dans cette maison avec vous, et qu’elle se convainque par ses yeux que je retourne à l’instant chez moi. Mais songez que ceci n’est qu’une trêve ; je la romps dans deux jours : après-demain, à la même heure, je me rends ici, j’espère vous trouver dans des dispositions plus favorables. Si je me trompe, rien alors ne me fléchira, et j’obtiendrai de la violence ce que l’amour m’aura refusé. Je vous défends jusque-là, Julie, de laisser sortir madame. Songez que c’est sur votre vie que vous me répondez d’elle. Alors, sans ajouter un mot, Valbelle s’élance dans sa voiture, qui l’attendait à vingt pas de là, et retourne en hâte à Marseille, en laissant la marquise dans la plus violente agitation.

— Madame, lui dit Julie, dès qu’elle se trouva seule avec elle, j’ai de mon côté bien des excuses à vous faire d’avoir feint, pour vous nuire, un personnage qui n’est pas le mien. Je n’ai jamais été ni madame de Moissac, ni la cousine de M. de Valbelle ; je m’appelle Julie Dufrène, et tiens une maison garnie dans Marseille, où je m’offre de vous conduire, si vous voulez échapper aux dangers qui vous menacent dans celle-ci. Je m’attirerai tout le courroux de M. le comte, je le sais ; mais j’aurai réparé mes torts envers vous, et cela me suffit. — Quoi ! mademoiselle, malgré les fortes recommandations de l’homme qui veut ma perte, malgré les dangers que vous courez, vous voulez bien m’offrir un asile ? — Assurément, madame, je le dois, et je le fais de tout mon cœur. — Mais, en ce cas, pourquoi ne me conduisez-vous point chez ma mère ? — Je n’étais point du tout chargée de la découvrir, madame ; et lorsque j’aurai eu le bonheur de vous mettre en sûreté chez moi, nous pourrons plus à l’aise nous occuper de ce soin. — Et comment supposez-vous que Valbelle me laisse en sûreté chez vous ? — Mais vous n’y resterez que le temps nécessaire pour découvrir l’adresse de madame de Châteaublanc : vous en serez partie quand il vous cherchera. — En ce cas, pourquoi coucher ici ? Nous devrions partir tout de suite. — Ce soir, cela est impossible : je demeure à l’autre extrémité de la ville, à près de deux lieues d’ici, et nous ne trouverions pas de voiture à cette heure pour nous conduire chez moi. Au reste, soyez parfaitement tranquille ; nous sommes seules ; j’ai les clefs de tout ; nous partirons à la pointe du jour.

Madame de Gange se rendit avec peine à ce délai, mais il était nécessaire. Julie la fit souper, et l’établit ensuite dans une fort jolie chambre, où elle se plaça sur un lit de sangle près de l’alcôve où reposait celle dont la garde lui était confiée.

Il est bon d’observer ici que l’intrigante Julie, fort bien payée par Valbelle et par le chevalier de Gange, était aux ordres de tous deux ; et ce dernier, sur tous les points de moitié avec son ami, ne s’écartait en rien du projet d’avoir également la marquise, et de la déshonorer de concert après l’avoir eue.

Madame de Gange, beaucoup trop agitée, ne put fermer l’œil de la nuit ; les plus sombres pensées l’agitaient. Errante sur les ronces de la vie, elle se plaisait à s’y égarer sans les écarter ou les fuir.. On eût dit qu’elle laissait aux furies le soin de prolonger son existence, et que la trame de cette triste vie n’était filée par les filles de l’Erèbe qu’avec les serpents de Mégère ; elle respirait pour le malheur, sans le repousser ni le craindre ; elle s’en repaissait… Situation déchirante de l’âme, heureusement ignorée des sots et dont l’infortune se compose une jouissance.

Tout à coup elle entend le bruit des rames qui fendent les flots ; des cris d’effroi partent du rivage… on aborde. Euphrasie n’a que le temps de s’habiller à la hâte et d’éveiller Julie : — Sauvons-nous, sauvons-nous, lui crie-t-elle ; quoi ! n’entendez-vous pas ce bruit effrayant ? on assiège les portes. Julie, qu’on n’avait point prévenue, se lève tremblante, et, tout en s’échappant au plus vite : — Rassurez-vous, madame, dit-elle à la marquise, ce n’est point à nous qu’on en veut. Je suppose que ce sont des pirates d’Alger qui viennent souvent ravager ces campagnes. Nous serons loin avant qu’ils n’entrent.

Mais à peine sont-elles hors des portes qu’elles entendent la maison que l’on force et dans laquelle on pénètre avec violence. Heureusement on ne trouve plus celles que l’on cherche, et les voilà bientôt dans la ville.

Le prétendu pirate n’était autre que le chevalier de Gange. Ne répétons pas le motif qui l’amène, on ne le connaît que trop. Croyant inutile de prévenir Julie, il avait imprudemment été cause d’une évasion à laquelle il était loin de croire. Ne trouvant personne, il retourne la même nuit à Marseille où nous le verrons bientôt reparaître pour exécuter l’autre partie du projet, à laquelle il s’imaginait bien que Julie travaillait, puisqu’elle qu’elle n’était plus dans la maison.

À l’égard de nos femmes, toutes deux s’avançaient avec une vitesse incroyable vers la maison de Julie où elles arrivèrent sur les cinq heures du matin.

Une chambre est offerte à Euphrasie, qui, voyant beaucoup de femmes déjà levées dans cette maison, y achève sa nuit avec un peu plus de tranquillité. Cependant des voix d’hommes et des bruits fort singuliers la réveillent de bonne heure ; on allait même entrer dans sa chambre sans les précautions qu’elle avait prises en se couchant. Elle se lève, elle appelle Julie… mais quelle est sa surprise d’apercevoir au jour qu’elle laisse entrer en ouvrant un homme en désordre, et qui s’introduit dans le lit qu’elle quitte… Elle veut fuir… Julie l’arrête en paraissant. — Que désirez-vous, madame (puis en montrant l’homme) monsieur ne s’est-il pas bien conduit ? — Que me dites-vous ? Quel est cet homme ? comment se trouve-t-il là ?… Ah ! je vois bien que je suis encore dans la main des traîtres. Puis, repoussant Julie avec fureur : — Laissez-moi sortir, vous dis-je ; vous êtes tous ici déchaînés pour me perdre ! — Non, non, madame, disent à la fois ses deux frères qui entrent avec précipitation… non pour vous perdre, mais pour vous arracher à l’infamie où vous ne cessez de vous plonger. Julie faites monter quelques-unes de vos commensales : il est juste qu’elles viennent féliciter leur nouvelle compagne. Alors cinq ou six créatures détestables entrent avec de grands éclats de rire, et convainquent Euphrasie que le malheur, qui n’a cessé de la poursuivre, vient de la conduire dans une de ces maisons infâmes que la politique tolère dans les grandes villes pour éviter des maux plus affreux.

Cependant, par l’ordre des deux frères, un commissaire est requis et constate dans son procès-verbal : 1o Que la maison où on le fait venir est un lieu de prostitution ; 2o Que les comparantes sont les suppôts de ce mauvais lieu ; 3o Que la dame qui se trouve devant lui est, d’après l’attestation de ses beaux-frères, bien constamment la marquise de Gange ; 4o Enfin que l’homme gisant sur le lit est, sur ses réponses, un soldat de la marine ayant très certainement passé la nuit avec la marquise. Toutes ces dépositions se signent ; le procès-verbal se clôt, et la marquise, qui n’a pu résister à l’horreur de ces exécrables procédés, est jetée sans connaissance dans une voiture, entre deux hommes qu’elle ne connaît pas, et qui, sans prononcer une parole, la ramènent à Avignon chez sa mère.

— Eh bien ! ma chère et tendre mère, dit cette infortunée en se jetant en pleurs sur le sein de madame de Châteaublanc. Eh bien ! voilà donc votre fille encore au comble du malheur. Les barbares !… Ils ne me feront grâce qu’après m’avoir fait périr ; ils ne me regardent plus que comme une victime dont ils sont pressés de boire le sang : les trames dont ils m’enveloppent ne peuvent plus être déchirées que par la faux de la mort !

Euphrasie, un peu plus calme, raconte à sa mère tout ce qui lui est arrivé ; elle fait frémir cette respectable mère, en dévoilant tous les pièges qu’on a tendus pour la perdre. — Ce chevalier, dit-elle, ce jeune homme si doux, que je croyais mon ami, il était au nombre de mes accusateurs ; il m’a peut-être plus nui que les autres.

Madame de Châteaublanc dit à son tour tout ce qu’elle a fait : — Je n’ai été que huit jours à Marseille, ma chère fille, je n’y étais plus à l’époque où vous êtes venue. Je vous ai mandé en arrivant l’adresse positive de la maison que j’habitais sur le Cours. Il paraît que la lettre que vous avez reçue à la place de la mienne était contrefaite, puisque l’indication n’était pas exacte et que cette lettre vous apprenait une maladie que je n’ai point eue. Cette fausse lettre vous engageait à venir me trouver, et je vous mandais au contraire que c’était vous que j’allais joindre. Voilà des atrocités sans exemple, ma fille, et qui nous forcent à prendre un parti aussi sûr que prompt. N’en doutons pas, c’est le testament qui les désespère, et cet amour qu’ils feignent, ces pièges qu’ils vous tendent, n’ont pour objet que de vous faire regarder comme une femme incapable de recevoir et de gérer au nom de son fils la succession que vous venez d’avoir. Déjouons toutes ces fourberies, et qu’avant peu elles soient hors d’état de nous atteindre.

Ces deux femmes, aussi sages que prudentes, nourrissaient ces desseins, lorsqu’un nouvel événement vint en presser l’exécution.

  1. Nom des maisons de campagne qui entourent cette ville.