Traduction par la Ctesse F.-M.-G. d'Oilliamson.
Libraire Hachette (p. 1-18).

i

La déduction élevée à la hauteur d’une science.

Sherlock Holmes alla prendre un flacon sur le coin de la cheminée, puis, tirant de son écrin une seringue Pravaz, de ses doigts effilés et nerveux il ajusta l’aiguille acérée au bout de l’instrument et releva sa manche gauche. Un instant ses yeux restèrent fixés avec une expression songeuse sur son avant-bras si musclé, son poignet si nerveux, l’un et l’autre remplis d’innombrables cicatrices occasionnées par toutes les piqûres qu’il se faisait. Enfin il se décida à enfoncer l’aiguille sous la peau et, après avoir pressé la tige de son instrument, il se laissa tomber dans un fauteuil de velours, en poussant un long soupir de soulagement.

Trois fois par jour depuis bien des mois j’avais assisté à pareille opération ; mais je n’avais pu encore en prendre mon parti. Au contraire, de jour en jour ce spectacle m’irritait davantage ; chaque nuit je sentais ma conscience se révolter devant la lâcheté qui m’empêchait de protester ouvertement contre une telle manie. Bien des fois j’avais fait le serment d’apaiser mes remords en accomplissant mon devoir ; mais l’air froid, ennuyé, de mon compagnon glaçait toujours les paroles sur mes lèvres. Ses facultés extraordinaires, l’autorité que lui donnaient ses connaissances si étendues, les nombreuses preuves que j’avais eues de toutes ses qualités, tout contribuait à changer mon hésitation en inertie, tant je craignais de le contrarier.

Cependant ce jour-là, soit que je fusse encore sous l’influence du petit vin de Beaune dont j’avais arrosé mon déjeuner, soit que la manière délibérée dont il procédait m’eût particulièrement exaspéré, je me sentis incapable de me contenir davantage :

« Et qu’est-ce aujourd’hui, demandai-je, morphine ou cocaïne ? »

Il interrompit la lecture d’un vieux bouquin imprimé en caractères gothiques et leva nonchalamment les yeux sur moi :

« Cocaïne, répondit-il, solution à 7 pour 100. Auriez-vous envie d’en tâter ?

— Non, répliquai-je brusquement, je ne voudrais certes pas soumettre à pareille épreuve une santé encore mal remise de la campagne d’Afghanistan. »

Ma vivacité le fit sourire.

« Peut-être avez-vous raison, Watson, me dit-il. Je crois bien qu’au point de vue physique l’influence de cette drogue peut être pernicieuse ; mais je trouve que c’est un stimulant d’une telle puissance pour activer les fonctions du cerveau et lui donner de la lucidité que peu m’importent ses effets secondaires.

— Songez donc à ce que vous faites, m’écriai-je vivement. Voyez ce que vous risquez. Vous pouvez sans doute, comme vous le dites, produire par ce moyen une surexcitation momentanée dans votre cerveau. Mais ce processus purement pathologique est un processus morbide qui va s’aggravant chaque jour et doit à la longue amener un affaiblissement certain. Ne sentez-vous pas d’ailleurs vous-même la terrible réaction qui se manifeste après chaque opération ? Voyons, le jeu en vaut-il la chandelle ? À quoi bon, pour une jouissance passagère, risquer de détruire les magnifiques facultés dont vous êtes doué ? Remarquez bien que je ne parle pas seulement en ami, mais aussi en médecin, et comme tel je me sens jusqu’à un certain point responsable de votre santé. »

Ce petit discours, loin de le contrarier, sembla l’inciter à causer, car il s’établit confortablement dans son fauteuil, les coudes appuyés, les bouts des doigts réunis.

« Mon esprit, dit-il, ne peut rester en repos. Fournissez-moi soit des problèmes à résoudre, soit un travail à faire, proposez-moi l’énigme la plus indéchiffrable ou l’analyse la plus subtile, je me sentirai aussitôt dans l’atmosphère qui me convient. C’est alors que les stimulants artificiels me deviennent inutiles. Mais j’abhorre la stupide monotonie de la vie courante. Je ne puis vivre sans excitation intellectuelle, voilà pourquoi j’ai choisi une carrière spéciale, ou plutôt pourquoi je l’ai créée ; car je suis le seul au monde de mon espèce.

— Le seul détective amateur ? dis-je en soulevant mes paupières.

— Le seul détective consultant amateur, rectifia-t-il Je suis dans ma partie la cour d’appel la plus haute, celle qui juge en dernier ressort. Lorsque Greyson, ou Lestrade, ou Athelney Jones ne savent plus où donner de la tête — ce qui par parenthèse leur arrive plus souvent qu’à leur tour, — ils viennent m’exposer leur cas. J’examine les données du problème et je me prononce ensuite avec l’autorité qui résulte des connaissances particulières que j’ai amassées. Je ne cherche pas à me prévaloir de mes succès. Jamais vous ne verrez mon nom figurer dans un journal, mais le seul plaisir de travailler, la jouissance de découvrir un champ où je puisse exercer mes facultés spéciales, voilà pour moi les récompenses les plus enviables. D’ailleurs vous avez pu juger vous-même de ma manière de procéder dans l’affaire Jefferson Hope.

— Certainement, dis-je, jamais je n’ai été plus étonné, et même j’ai coordonné tout cela dans une petite brochure sous ce titre fantaisiste : Étude de rouge. »

Il secoua la tête avec tristesse.

« Je l’ai parcourue, dit-il, et vraiment je ne puis vous en féliciter. La science du détective est — ou devrait être — une science exacte. En conséquence, l’exposé doit être précis, froid et dépourvu de cette teinte romanesque que vous lui avez donnée. Votre procédé est donc faux, absolument faux, et vous me faites l’effet d’avoir voulu tirer un roman d’un théorème de géométrie.

— Mais le roman y était bien, répondis-je timidement. Je ne pouvais pourtant pas dénaturer les faits.

— Certains auraient pu être passés sous silence, ou en tout cas être mis moins en évidence. Le seul point à faire ressortir était ce procédé d’analyse si curieux qui consiste à remonter de l’effet à la cause et grâce auquel j’ai pu débrouiller la vérité. »

Cette critique d’un ouvrage destiné spécialement à être agréable à Sherlock Holmes me contrariait vivement. J’étais même irrité de cette personnalité, de cet égoïsme, qui lui faisaient exiger que chaque ligne de ma brochure fût entièrement consacrée à faire ressortir ses facultés extraordinaires et sa manière de les appliquer. Je m’étais bien aperçu plus d’une fois, depuis notre cohabitation dans la maison de Baker Street, qu’une certaine dose de vanité se mêlait à la conscience qu’il avait de son réel mérite. Je me tus cependant, me contentant de chercher une position confortable pour ma malheureuse jambe qui avait été traversée par une balle Djezaïl lors de ma campagne d’Afghanistan et qui depuis lors, tout en ne me refusant pas le service, me faisait cruellement souffrir à chaque changement de temps. Je restais là absorbé dans mes réflexions, lorsque Sherlock Holmes, rompant le silence :

« Ma clientèle s’étend maintenant jusqu’au continent, dit-il, tout en bourrant sa pipe. J’ai été consulté la semaine dernière par François Le Villard, le détective français qui commence à percer si brillamment et dont vous avez peut-être entendu parler. Il est doué de cette puissance d’intuition qui est le propre de la race celte, mais il lui manque un ensemble de connaissances exactes absolument essentiel pour atteindre la perfection dans son art. Il s’agissait d’un testament et l’affaire présentait vraiment un certain intérêt. J’ai pu le renvoyer à l’étude de deux cas identiques, celui de Riga en 1857 et celui de Saint-Louis en 1871. Cette piste l’a mené à la vraie solution. Voici la lettre que j’ai reçue de lui ce matin pour me remercier de mon concours. »

Tout en parlant, Sherlock Holmes chiffonnait une feuille de papier dans ses doigts. En la parcourant, je fus frappé de la profusion d’expressions élogieuses, telles que magnifiques, coups de maître, tours de force ; c’était bien la preuve irrécusable de l’admiration du détective français.

« On dirait un élève s’adressant à son maître, fis-je après avoir lu.

— Oh ! il exagère bien un peu l’aide que je lui ai apportée, reprit Sherlock Holmes avec une indifférence feinte. Il est lui-même très bien doué, car, sur les trois qualités indispensables au parfait détective il en possède deux. Il a le don d’observation et celui de déduction. Ce qui lui manque, c’est uniquement la science, et ceci peut toujours s’acquérir. Il traduit en ce moment mes petits ouvrages en français.

— Vos ouvrages ?

— Comment ? Vous ne savez pas ? dit-il en souriant. Eh bien ! oui, j’ai sur la conscience plusieurs brochures traitant toutes de sujets techniques. Voici le titre de l’une d’elles par exemple : De la distinction entre les cendres provenant des différents tabacs. J’y énumère cent quarante espèces de cigares, cigarettes et tabacs de pipe, avec des gravures en couleur représentant la différence qui existe entre toutes les cendres produites. C’est un point essentiel qui se rencontre sans cesse dans les causes criminelles et qui est souvent un indice de la plus haute importance. Affirmez d’une façon sûre et certaine qu’un crime a été commis par un homme qui fumait un lunkah indien, et vous aurez considérablement restreint le champ de vos recherches. Pour un œil exercé il y a autant de différence entre les cendres noires d’un trichinopoly et celles blanches et floconneuses du tabac « bird’seye » qu’entre un chou et une pomme de terre.

— Vous avez vraiment la spécialité des infiniment petits, remarquai-je.

— J’apprécie en effet leur importance. Tenez, j’ai publié une autre brochure sur les différences constatées entre les traces des pas, avec quelques considérations sur l’emploi du plâtre de Paris pour mouler les empreintes. J’ai encore écrit un petit traité fort curieux sur la manière dont un métier peut modifier la forme de la main, avec des gravures représentant des mains de couvreurs, de marins, de fabricants de bouchons, de compositeurs d’imprimerie, de tisserands et de tailleurs de diamants. Tout cela a un très grand intérêt pratique au point de vue de la science du détective, surtout lorsqu’on a affaire à des cadavres inconnus, ou lorsqu’on veut découvrir les antécédents d’un criminel…. Mais je vous fatigue peut-être avec mes lubies ?

— Pas le moins du monde, répondis-je très franchement, vous m’intéressez au plus haut degré, surtout depuis que j’ai eu l’occasion de constater comment vous savez faire l’application de vos principes. Mais dites-moi à ce propos, vous parliez d’observation et de déduction : sûrement l’une ne va guère sans l’autre.

— Et pourquoi donc ? pas toujours. »

Sur cette réponse il se renversa paresseusement dans son fauteuil en tirant de sa pipe de petits nuages bleus.

« Tenez, en voulez-vous un exemple ? L’observation me prouve que vous avez été ce matin au bureau de poste de Wigmore Street, mais la déduction m’amène à vous dire que vous y avez envoyé un télégramme.

— Parfaitement exact, dis-je, sur les deux points. Mais comment le savez-vous ? Car je suis entré là par hasard et je ne l’ai dit à personne.

— C’est jeu d’enfant, répondit-il en souriant de ma surprise, et c’est tellement simple qu’il est presque superflu de l’expliquer ; cependant voilà un exemple bien fait pour déterminer les limites qui séparent l’observation de la déduction. Ainsi l’observation me prouve que vos chaussures conservent un peu de boue rougeâtre. Eh bien ! à l’entrée du bureau de Wigmore Street on a défoncé la rue et rejeté de la terre sur laquelle on est forcément obligé de passer. Cette terre a une teinte rougeâtre spéciale et qu’à ma connaissance on ne retrouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Voilà où s’arrête l’observation, le reste est du domaine de la déduction.

— Dites-moi donc comment vous avez procédé pour découvrir que j’avais envoyé un télégramme.

— Eh bien ! voici : je sais que vous n’avez pas écrit de lettre, puisque nous sommes restés ensemble toute la matinée. J’avais vu aussi sur votre bureau une provision de timbres et tout un paquet de cartes postales. Pourquoi donc seriez-vous entré dans un bureau de poste, si ce n’était pour envoyer un télégramme ? En éliminant toutes les autres suppositions, la seule qui reste est la vraie.

— Dans ce cas-ci, vous avez raison, répondis-je après un instant de réflexion. C’est évidemment très simple. Mais n’en voudriez-vous si je soumettais vos théories à une plus sévère épreuve ?

— Au contraire, répondit-il, car cela m’empêcherait de prendre une seconde dose de cocaïne. Je serai ravi de déchiffrer tout problème que vous voudrez bien me proposer.

— Je vous ai entendu dire qu’il était difficile de posséder un objet d’emploi usuel sans y laisser une empreinte de son individualité suffisante pour qu’un observateur exercé puisse y lire bien des choses. Or, voici une montre que j’ai seulement depuis peu de temps. Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion sur le caractère, ou sur les habitudes, de son précédent propriétaire ? »

Je lui tendis la montre, persuadé que j’allais m’amuser à ses dépens, car l’épreuve me semblait au-dessus de ses forces et je comptais en profiter pour rabattre son ton doctoral. Il soupesa la montre, regarda attentivement le cadran, ouvrit le boîtier et examina les rouages, d’abord à l’œil nu, puis avec une forte loupe. J’eus peine à dissimuler un sourire en voyant l’air morne et le mouvement brusque avec lequel il referma le boîtier et me rendit la montre.

« Elle ne dit pas grand’chose, dit-il. Cette montre vient d’être nettoyée et cela restreint beaucoup le champ de mes observations.

— Vous avez raison, répondis-je, elle a été en effet nettoyée avant de m’être envoyée. »

J’accusais intérieurement mon camarade de couvrir son insuccès d’une bien piteuse excuse. Quelles autres données cette montre aurait-elle pu lui fournir quand bien même elle n’aurait pas été nettoyée récemment ?

« Mes observations, quoique peu satisfaisantes, n’ont cependant pas été absolument infructueuses, ajouta-t-il, fixant au plafond un regard morne et songeur. Sauf rectification de votre part, je serais enclin à penser que cette montre vous vient de votre frère aîné qui en hérita lui-même de votre père.

— Ce sont sans doute les initiales H. W., gravées sur le boîtier, qui vous font croire cela.

— Précisément. Le W. se rapporte à votre nom de famille ; de plus, cette montre a été fabriquée il y a une cinquantaine d’années et le chiffre a été gravé en même temps. Elle a donc été faite pour la génération qui précède la nôtre. Or, si j’ai bonne mémoire, votre père est décédé depuis plusieurs années. Comme les bijoux font généralement partie du lot qui échoit dans l’héritage au fils aîné, et que celui-ci porte souvent le même nom que son père, j’en conclus que cette montre devait se trouver depuis la mort de votre père entre les mains de votre frère aîné.

— Tout cela est vrai. Et ensuite ?

— Votre frère était un homme insouciant, plus qu’insouciant, désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n’a pas su en profiter ; il a passé une partie de sa vie dans la misère, tout en connaissant de temps à autre des jours plus fortunés. En fin de compte, il s’est adonné à la boisson et il en est mort. Voilà à quoi se bornent mes découvertes. »

Je bondis de ma chaise et me mis à arpenter nerveusement la chambre avec une mauvaise humeur non déguisée.

« Ceci n’est pas digne de vous, Holmes, m’écriai-je ; jamais je n’aurais cru que vous pussiez vous abaisser jusque-là. Vous avez évidemment fait une enquête sur l’histoire de mon malheureux frère, et vous en profitez maintenant pour paraître ne l’apprendre qu’à l’aide de moyens fantastiques ; car vous n’espérez pas me faire croire que cette vieille montre ait pu vous faire de telles révélations ! C’est un mauvais procédé de votre part, et, pour parler franc, ce n’est que du charlatanisme !

— Mon cher docteur, reprit Holmes avec douceur, veuillez, je vous prie, agréer, mes excuses. Je n’avais considéré que le problème en lui-même, même, oubliant combien la question vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Je vous donne ma parole, cependant, que je ne soupçonnais pas l’existence de votre frère avant que vous m’eussiez fait voir cette montre.

— Mais, alors, par quel miracle avez-vous pu découvrir ce que vous m’avez dit ? car tout cela est parfaitement exact !

— Vraiment ? Eh bien ! c’est de la chance, je n’avais que des probabilités et je n’espérais pas être tombé si juste.

— Mais vous ne vous êtes cependant pas borné à deviner.

— Non, non, je ne devine jamais. C’est là une détestable habitude qui détruit toute logique. Comme vous n’êtes pas initié au cours que suivent mes pensées, vous ne pouvez voir combien l’observation de faits, insignifiants en apparence, arrive à me fournir les renseignements les plus utiles. Aussi tout cela vous paraît-il merveilleux ! Tenez, je vous ai d’abord dit que votre frère n’avait ni soin ni ordre. Regardez bien le boîtier : vous remarquerez qu’il est tout couturé et rayé, ce qui prouve l’habitude de porter dans la même poche des objets durs tels que des sous ou des clefs. Il ne faut pas être très malin pour conclure qu’un homme qui en use d’une façon aussi insouciante avec une montre de cinquante louis n’a pas beaucoup d’ordre. Est-il plus difficile de déduire en même temps que l’héritier d’un bijou de cette valeur devait naturellement se trouver dans une situation prospère ? »

Je fis un signe d’assentiment et il continua :

« Bien souvent les prêteurs sur gage, en Angleterre, ont l’habitude de graver avec une épingle, dans l’intérieur des montres qu’on leur confie, le numéro du reçu qu’ils donnent en échange.

« C’est plus commode qu’une étiquette, puisque ce numéro ne peut s’égarer et qu’une erreur devient ainsi impossible. Or, il n’y a pas moins de quatre numéros de ce genre, visibles à la loupe sur l’intérieur du boîtier, preuve que votre frère se trouvait souvent dans une situation précaire, mais preuve aussi qu’il avait par moments des retours de fortune qui lui permettaient de rentrer en possession de sa montre. Enfin, veuillez regarder le boîtier intérieur : vous y verrez des milliers d’éraflures produites par la clef autour des trous destinés à la recevoir. Croyez-vous qu’un homme qui n’aurait pas eu des habitudes d’intempérance aurait eu tant de peine à introduire une clef dans son trou ? Sachez-le bien, toutes les montres appartenant à des ivrognes ont des marques semblables. Ils veulent remonter leur montre le soir, leur main tremble et la clef s’échappe. Qu’y a-t-il de si mystérieux dans tout cela ?

— C’est clair comme le jour, répondis-je, et je regrette d’avoir été si injuste vis-à-vis de vous. J’aurais dû avoir plus de confiance dans vos merveilleuses facultés. Mais serait-il indiscret de vous demander si vous avez en ce moment quelque affaire sur le chantier ?

— Aucune, et c’est pourquoi je m’adonne à la cocaïne. Je ne puis vivre sans un travail intellectuel quelconque. D’ailleurs quel autre but y a-t-il dans la vie ? Ouvrez la fenêtre et voyez ce qui se passe. Que ce monde est triste, lugubre et vide ! Le brouillard jaunâtre s’abat sur les rues, il recouvre les maisons qu’il assombrit. Désespérance, prosaïsme, vile matière, voilà ce qui nous entoure ! À quoi bon l’intelligence si elle n’a pas un champ ou s’exercer ? Tout n’est que monotonie, docteur, la vie comme le crime, et les facultés qui concourent à cette monotonie universelle sont les seules qui aient droit d’asile sur cette terre. »

J’ouvrais déjà la bouche pour répondre à cette étrange théorie, lorsque notre propriétaire frappa un petit coup sec à la porte et entra, portant une carte sur un plateau.

« Il y a là une jeune fille qui demande Monsieur », dit-elle, en s’adressant à mon compagnon.

« Miss Mary Morstan, lut-il sur la carte. Hum ! je n’ai aucune souvenance de ce nom. Madame Hudson, demandez donc à cette jeune personne d’entrer. Ne vous en allez donc pas, docteur. Je préfère que vous restiez là. »