La Marine française au Mexique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 415-455).
◄  02
LA
MARINE FRANCAISE
AU MEXIQUE

III.[1]
LES PREMIERS ÉVÉNEMENS DE MATAMOROS A L’ÉVACUATION.

On a vu à quel point la possibilité d’une intervention immédiate des États-Unis avait préoccupé le maréchal. Le prompt dénoûment des affaires de Matamoros l’avait peut-être empêchée d’avoir lieu. Mais la menace n’en restait pas moins suspendue sur le Mexique, et Matamoros était toujours pour ces hostiles voisins la clé de la frontière du Nord. Il était très vrai que les Américains avaient rassemblé sur la rive gauche du Rio-Grande tout ce qu’il fallait pour qu’une armée franchît le fleuve en un instant. A raison de quinze à vingt chalands pour un pont, il y avait vingt-cinq passages tout préparés. Il existait de plus, presque achevés et comme voies stratégiques, deux chemins de fer dans le Texas, l’un de Brazos Santiago à Brownsville, l’autre prolongeant une des anciennes voies ferrées de l’intérieur jusqu’à Eagle-Pass. L’insolence des propos était extrême chez les officiers américains. Ils annonçaient tout haut leur prochaine entrée en campagne, et, de fait, toutes leurs précautions étaient prises pour se mettre en marche dès que le président des États-Unis en donnerait l’ordre, ou même sans ordre, dès que cela serait le boa plaisir du général Sheridan. En revanche, sur la frontière, le Mexique manquait de tout. Il n’avait même pas comme barrière fictive la délimitation possible des eaux du fleuve, à leur milieu, en américaines et mexicaines, car les tournans du Rio-Grande forcent les navires à longer l’une et l’autre rive. Le plus important eût été de se tenir, au moins par la mer, en communication avec Bagdad, qui était le meilleur point de débarquement. Or il eût fallu pour cela au moins quatre bateaux de rivière armés comme l’Antonia, et on ne les avait pas. L’ennemi le savait bien, et de peur qu’on ne se les procurât, il tentait la nuit de faire passer du côté américain tout le matériel flottant. Un canot portait du Texas une corde sur un bateau amarré au Mexique, puis on le halait au Texas, où il était mis sous le séquestre de la douane américaine de Clarksville, comme prise faite par les libéraux. Les quelques bateaux dont on disposait au besoin se louaient à des prix si exorbitans que les propriétaires gagnaient la valeur du navire en moins d’un mois. Ce n’eût encore rien été, mais il y avait à craindre que ces vapeurs ne prissent le pavillon américain, ce qui eût interdit de s’en servir davantage. Ce fut ce qui leur arriva bientôt à l’exception de l’Antonia. Dès lors, non-seulement Matamoros ne pouvait plus expédier ni recevoir ses marchandises, mais les bateaux de la rive texienne refusaient même de lui porter ses lettres. Quand l’Antonia aurait imité les autres vapeurs, il n’y aurait plus aucun moyen d’envoyer de Bagdad des renforts à Matamoros. On pouvait prévoir cette éventualité, car l’Antonia, qui, outre ses hommes avait reçu les équipages de l’Alamo et de la Camargo, se trouvait armée par les matelots de l’Adonis et de la Tisiphone, ce qui paralysait ces deux bâtimens. Il devenait donc urgent de réclamer nos marins; mais le général Mejia se disait trop faible, refusait. Il ne manquait point de raisons. La ville était peu sûre. On remarquait que tous les anciens confédérés réfugiés, qui semblaient autrefois le plus ennemis des fédéraux, avaient demandé et obtenu leur pardon et étaient tous contre nous. De plus, les colonnes françaises qui se dirigeaient vers Matamoros, s’étant arrêtées aux environs de Monterey et de Saltillo, les libéraux s’étaient reformés et se préparaient à une nouvelle attaque. Pris entre eux et les Américains, n’ayant reçu pour tout renfort que trois cent quinze Mexicains déguenillés qu’il lui faudrait plutôt garder qu’ils ne garderaient Matamoros, le général Mejia se décourageait et se prétendait abandonné. L’administration mexicaine ajoutait à ces difficultés par son ineptie et sa mauvaise foi. Les débarquemens à Bagdad, les communications entre les navires de guerre et la côte devenaient presque impossibles. En effet, la barre du Rio-Grande est tellement mauvaise qu’on ne peut la franchir sans trop de danger avec les embarcations ordinaires qu’à d’assez rares intervalles. Aussi les bateaux du pays faits exprès pour franchir la barre servaient aux communications dès que le trajet devenait dangereux pour les canots. Or un nouveau capitaine de port, nommé par Mexico et arrivé récemment de Vera-Cruz, M. Godinez, notoirement connu comme ennemi des Français, s’était empressé de mettre toutes les entraves possibles dans le service du port, avait défendu aux bateaux la communication avec la rade et supprimé la correspondance entre le stationnaire et Bagdad. Les embarcations du pays étant déjà quelquefois paralysées par le mauvais temps, les nôtres devaient l’être bien davantage. Enfin le temps était affreux; le Tartare allait revenir éreinté de Nautla, l’Adonis et la Tisiphone fatiguaient beaucoup. Nos bâtimens n’étaient pas assez puissans pour le service d’hiver sur cette côte.

Il y avait, pour surveiller cette inquiétante situation, un homme énergique et sincère dont les manœuvres des Américains faisaient bouillir le sang: c’était le commandant Collet, de la Tisiphone, D’après les instructions qu’il avait reçues et qui étaient la copie d’une dépêche confidentielle du maréchal du 28 août, il était d’avis que, si le général Sheridan prêtait nettement son appui aux libéraux, le canon français devait lui répondre. Il ne remarquait pas, dans son état d’irritation morale, que les termes assez nets de la dépêche étaient singulièrement atténués par un post-scriptum écrit de la main du maréchal. Ce paragraphe disait que la flibusterie ne nous regardait pas d’une manière directe et que nous ne devions faire sentir notre action au nom de la France qu’après avoir protesté s’il y avait lieu. De plus, le commandant Collet ne devait pas oublier dans quels redoutables embarras il entraînerait ainsi son pays sans aucune espérance de retraite et sans laisser à l’empereur la moindre porte de sortie. Les conséquences d’une résolution violente du commandant de la Tisiphone étaient si graves, que le commandant Cloué intervint de ses conseils. Il lui dit qu’il le croyait autorisé, sans nul doute, à rendre coup pour coup, mais que, si on ne s’attaquait pas à lui, tout en agissant contre nos alliés les Mexicains, il ne le jugeait obligé qu’à protester et à venir aussitôt à la Vera-Cruz rendre compte à son chef direct de la tournure que prenaient les événemens.

Ces conseils, qu’on les écoutât ou qu’on les négligeât, arrivaient à leur heure. Les régimens noirs américains, suivis de Cortina, d’Escobedo et de leurs partisans, venaient de prendre Bagdad. Ces régimens, accompagnés de leurs officiers, ce qui n’avait pas lieu de surprendre, car c’étaient tous aventuriers et gens sans aveu, d’une indiscipline notoire, avaient subitement envahi Bagdad, pendant la nuit, par deux points de la rive du fleuve. Tous venaient du Texas. La garnison de Bagdad était, en partie, sinon tout entière, complice du coup de main. La plupart des autres employés mexicains étaient dans le complot. L’administration de la douane, composée, par l’ordinaire aberration du pouvoir central, d’individus qui servaient autrefois Cortina, le capitaine du port, Godinez, en première ligne, ne demandaient pas autre chose que le retour du célèbre partisan. Les postes mexicains, surpris, avaient été massacrés ou faits prisonniers, le gros de la garnison enlevé dans sa caserne d’un seul coup de filet, le commandant de la place arrêté dans sa maison particulière. Pour les régimens, hommes de sac ou de corde ou anciens esclaves, prendre Bagdad était peu, l’important était de le piller. Ce qui fut fait. Le général Weitzel, sous prétexte de rétablir l’ordre, avait alors expédié un détachement de cent cinquante autres noirs, mais ce détachement n’avait pu résister à la contagion et s’était mis à piller lui-même. Peut-être le général Weitzel n’avait-il pas auprès de lui une seule troupe dont il fût sûr pour s’opposer à des désordres qui ne sont plus de notre époque. Le drapeau américain ne flottait pas d’ailleurs sur la rive mexicaine. Des dépôts ou magasins publics, on avait passé aux maisons particulières. Les officiers eux-mêmes avaient pris la direction du pillage, sans doute pour avoir leur part. Afin, disaient-ils, de mieux protéger les propriétés, les Américains avaient fait transporter tout ce que contenaient les maisons de Bagdad sur la rive texienne d’abord, puis à Brownsville et à Brazos. C’est ainsi que des négocians avaient trouvé à Clarksville et à Brazos des marchandises à leur marque qu’on ne leur avait pas rendues. On citait un colonel qui aurait fait échapper un négociant français, M. Legrand, à condition qu’il lui donnerait sa voiture et qui, pour plus de sécurité, s’était fait délivrer d’avance un reçu de 200 piastres. La lassitude, le dégoût des violences ayant amené une tranquillité relative, les Mexicains dissidens s’étaient présentés. Escobedo avait nommé pour la forme un Mexicain, Enrique Mejia, au commandement de la place. Un déserteur français, Sainclair, s’était intitulé capitaine du port et président du tribunal des prises, et il en avait été de même pour les autres emplois. Quant à la partie de la garnison impériale mexicaine, qui n’avait pas voulu entrer dans les rangs des libéraux, elle était au Texas, internée par l’autorité américaine qui, en cela, exécutait les lois de la neutralité. Dès que l’état de la mer le lui avait permis, le commandant Collet s’était rapproché de terre autant que possible pour être prêt à recueillir les réfugiés et à châtier les bandits s’ils se montraient, Lorsqu’il avait vu des marchandises livrées au pillage sur la côte, il avait cru devoir tirer, afin qu’on ne pût pas dire que de tels actes s’étaient passés impunément sous ses yeux, mais la dévastation n’en avait pas moins continué, et il avait cessé son feu dans la crainte d’atteindre le village et des habitans inoffensifs.

Il était assez difficile de donner sa signification réelle à un semblable événement. L’agglomération des troupes noires sur la frontière en était sans doute la cause par la perspective du pillage, mais il n’avait pas eu l’aveu direct des autorités américaines. On pouvait même croire que ce fait excessif amènerait avec lui son remède, que le cabinet de Washington le désavouerait, que les généraux Sheridan et Weitzel s’apercevraient que leurs soldats les déshonoraient. On pouvait supposer que, si Bagdad eût été pris régulièrement, avec ordre et sans pillage par les troupes américaines noires et blanches, c’eût été un fait de la plus haute gravité et dont la conséquence était une guerre très prochaine, mais que le débarquement d’une soldatesque sans frein mettrait moralement de notre côté tous ceux qui, aux États-Unis, ne voulaient pas être rangés parmi les assassins et les voleurs. Cette appréciation, généreusement indignée, du sac de Bagdad nous permettait de n’y pas voir une agression préconçue des Américains contre nous; c’était son principal avantage. Quant aux Américains, ils allaient nier toute participation à la subite invasion de leurs troupes et tenter toutefois d’en profiter.

Ce qui donnait pour nous à cet événement une gravité immédiate, c’était la présence dans le Rio-Grande, — où ils se trouvaient pris entre Matamoros, qu’un sort semblable à celui de Bagdad attendait peut-être, et Bagdad, occupé par les libéraux, — des vingt-huit Français de l’Antonia. Retenus par le général Mejia, pas assez impérieusement réclamés par le commandant Collet, ils n’étaient pas encore à bord au commencement de janvier 1866, malgré les injonctions très catégoriques du commandant Cloué. Le 4 cependant, ils étaient arrivés à Bagdad, et l’officier qui les commandait, M. de la Bédollière, était allé prendre des ordres à bord de la Tisiphone. Pendant que le mauvais temps l’y avait surpris, les libéraux s’étaient emparés de Bagdad. Après l’attaque, l’Antonia avait été le refuge d’une partie de la garnison. Montée par ses vingt-huit matelots, que commandait un brave homme, le second maître canonnier Le Guyec, elle avait reçu quarante Autrichiens et deux officiers, douze Mexicains chargés de l’artillerie de la place et cent cinquante soldats. Les quarante Autrichiens et les douze Mexicains étaient destinés à composer l’armement de l’Antonia après l’évacuation de nos marins si on avait eu le temps de l’exécuter. L’avis du second maître Le Guyec était de sortir du Rio-Grande et d’aller en rade. L’Antonia se fût sans doute échouée sur la barre, mais la Tisiphone serait parvenue à recueillir tout le monde, et nous n’aurions pas eu plus tard dans le fleuve un détachement dont le retour était problématique. L’avis des officiers autrichiens et mexicains fut différent, et Le Guyec céda. L’Antonia parvint à se mettre en sûreté, mais non sans combattre, et eut deux hommes tués. Le lendemain, M. de la Bédollière retournait à terre, afin de prendre ses dispositions pour faire rentrer ses hommes à bord de leurs bâtimens, lorsque, après avoir passé la barre, il apprit d’un homme, qui ne s’aventurait qu’avec beaucoup de précautions, qu’il n’avait qu’à s’en retourner bien vite pour ne pas tomber entre les mains d’Escobedo, dont les soldats occupaient le village. On n’apercevait en effet aucun des nôtres sur le bord de la rivière. Le poste mexicain était abandonné. Il semblait qu’il n’y eût pas âme qui vive à Bagdad. Le pavillon américain lui-même n’était pas hissé sur l’autre bord à Clarksville. Dès que le canot de M. de la Bédollière eut changé de route, le pavillon américain fut hissé sur la rive texienne.

Le commandant Collet allait porter la peine de cette échauffourée et de la situation critique où se trouvaient les hommes de l’Antonia. Il fut accusé de négligence dans l’exécution des ordres qu’il avait reçus, rappelé sur-le-champ à Vera-Cruz et remplacé dans son service par le capitaine du Tartare. Le commandant Collet avait eu peut-être surtout le tort d’être sur les lieux, de se trop émouvoir de ce qu’il voyait et de ne pas être assez dans les confidences et les intentions de la diplomatie. S’il y eût été davantage, il aurait été guéri de la tentation de susciter un conflit franco-américain et se fût incliné, comme le commandant Cloué avait forcément la sagesse de le faire, devant l’excessive difficulté de résister ouvertement aux empiétemens des États-Unis. On sait en effet qu’une correspondance plus que vive avait été échangée entre le commandant Cloué, lors de son arrivée à Matamores, et le général Weitzel. Celui-ci avait trouvé irrespectueuses les lettres du commandant Cloué, qui avait refusé, de son côté, de recevoir du général américain une lettre non signée. Le commandant Cloué avait cru devoir soumettre cette correspondance au ministre. Une première dépêche partie de Paris, le 3 novembre, lui avait permis d’entrevoir ce qu’on lui répondrait. Il s’agissait dans cette dépêche de ce qu’il y avait lieu de faire au sujet de certaines réclamations des États-Unis. Le ministre des affaires étrangères, que son collègue de la marine avait consulté, admettait en principe que, le gouvernement de l’empereur Maximilien étant aujourd’hui régulièrement constitué, c’était à lui que le gouvernement de Washington devait adresser ses réclamations, et que, de notre côté, refusant de servir d’intermédiaires, nous étions fondés à déclarer que, s’il ne voulait point rentrer en relations avec le cabinet de Mexico, il n’avait qu’à saisir de ses griefs l’ex-président Juarez, qu’il persistait à considérer comme chef du gouvernement mexicain ; mais que nous ne pouvions nous désintéresser ainsi de la question, car ce serait autoriser le gouvernement de Washington à attaquer le gouvernement de Maximilien, et nous ne pourrions rester en dehors du conflit ; qu’il fallait donc jusqu’au bout rester intermédiaires officieux également acceptés à Mexico et à Washington. Le ministre ajoutait en conclusion optimiste qu’il était d’ailleurs permis d’espérer que les incidens motivant les plaintes des États-Unis tenaient à des circonstances d’un état provisoire qui ne se renouvelleraient pas. Plus tard, en réponse à la correspondance Cloué-Weitzel, le ministre des affaires étrangères reconnaissait encore que la modération et le respect des lois internationales avaient été du côté du commandant Cloué, et c’était dans ce sens qu’il s’en était expliqué avec le ministre des États-Unis, chargé de se plaindre auprès de lui de l’attitude de nos autorités militaires sur le Rio-Grande. Il lui paraissait essentiel toutefois, pour prévenir le retour d’incidens semblables, que nos autorités s’abstinssent, autant que possible, d’entrer en rapports directs avec les autorités fédérales du Texas, dont nous ne saurions nous dissimuler le mauvais vouloir et l’hostilité politique. Des explications échangées de cabinet, à cabinet sur les incidens qui se produiraient encore s’inspireraient toujours de plus de calme et de prudence qu’il n’était possible d’en attendre de ceux qui s’y trouvaient personnellement engagés. Ces lettres modérées eussent calmé, en lui donnant à réfléchir et pour peu qu’il n’eût pas abdiqué toute prudence, le plus fougueux adversaire des États-Unis. Empreintes de cette sérénité de ton, de cette élévation dans la forme et de cette sagesse digne et conciliante qui semblait moins se plier aux circonstances qu’elle ne les dirigeait, ces dépêches prouvaient assez que le débat entre les Américains et nous allait se vider à Paris s’il n’était déjà en voie d’apaisement et de compromis. C’est en se conformant à l’esprit de ces dépêches que le commandant envoyait le Tartare prendre la place de la Tisiphone au Rio-Grande, et non en suivant les inspirations alors très emportées du maréchal.

Celui-ci en effet, dans une lettre adressée au général Mejia, ripostait à la prise de Bagdad par un mépris absolu de certaines protestations américaines. Dans les premiers jours de janvier, le général Mejia avait fait prisonniers dix-sept libéraux, qui, pris les armes à la main, devaient d’après la circulaire du maréchal, du 11 octobre précédent, être fusillés. Ils avaient passé devant une cour martiale qui les avait condamnés ; seulement la sentence était allée recevoir sa sanction à Mexico. Aussitôt les Américains s’étaient émus. Le général Weitzel protesta au nom du monde entier civilisé contre un pareil acte de barbarie qui infligerait à jamais au pouvoir que représentait Mejia une marque d’infamie. La mise à mort de Mexicains combattant dans leur propre pays et pour son affranchissement contre une nation étrangère devait être vouée à l’exécration universelle. Il ne permettrait pas que cela se fît sous ses yeux sans protester au nom de son gouvernement de la façon la plus solennelle. Le maréchal adressa simplement au général Mejia la dépêche suivante : — « D’après les ordres de l’empereur, vous ferez exécuter le jugement prononcé par la cour martiale. Sa Majesté vous félicite de votre énergie et de votre prudence et compte toujours sur votre dévoûment. » — Le maréchal lui apprenait en même temps que la solde de ses troupes allait être payée et que l’emprunt qu’il avait contracté à Matamoros était approuvé. C’était le fortifier matériellement et moralement, s’il était attaqué de nouveau. C’était aussi mettre les Américains en demeure de se prononcer.

Le Tartare partait avec un simple rôle d’observation à jouer et la mission assez délicate de reprendre, par le territoire américain, nos hommes de l’Antonia, Bagdad, étant au pouvoir des libéraux, il lui était défendu de communiquer avec Matamoros par le Rio-Grande. Dans les rapports officiels qu’il aurait avec le commandant de Brazos et dans le cours de la conversation, il avait à sonder cet officier général pour qu’il consentît soit à faire passer une dépêche au général Mejia, soit à permettre à nos hommes de nous revenir par le Texas. Dans ce cas, il était probable qu’on exigerait qu’ils rentrassent sans armes, ils devaient alors les jeter à l’eau avant de toucher le bord américain, et le second maître Le Guyec non-seulement ne devait pas arborer le drapeau français, mais le détruire, s’il en avait un. Il devait être entendu que les Américains protégeraient et feraient escorter nos hommes. Le blocus n’étant pas déclaré, le capitaine du Tartare n’avait pas à visiter de navires. Il pouvait observer si quelques-uns d’entre eux ne transportaient pas de personnel. Mais comme le Rio-Grande était aussi bien américain que mexicain, il n’avait point à rechercher si les soi-disant émigrans étaient plutôt pour le Texas que pour le Mexique. Le capitaine du Tartare, M. Delaplanche, était plus capable que tout autre de bien s’acquitter de ces différens soins, car il allie à un esprit original un sens pratique excellent. Très sage et très vigoureux à la fois, il parlait parfaitement anglais et connaissait personnellement plusieurs des principaux chefs américains. Toutefois il allait être arrêté par un malentendu. A peine arrivé à Brazos, il alla voir le général Clarke, qui le reçut très poliment, fit transmettre immédiatement sa demande du passage des hommes de l’Antonia par le Texas au général en chef en l’assurant que celui-ci s’y montrerait favorable. Ce fut alors qu’en causant de différens sujets, le général lui apprit que, sur la requête de citoyens américains, Bagdad venait d’être régulièrement occupé par le régiment du colonel White. Il ne s’agissait que de maintenir l’ordre, et le choix du colonel White était excellent. Le général Clarke ne faisait point, en outre, difficulté de dire que cette occupation de Bagdad lui était désagréable et que les Américains s’en iraient avec plaisir si une force impérialiste suffisante voulait prendre leur place. Il n’y en avait pas moins, cette fois, une flagrante violation de la neutralité, car, à la rigueur, l’invasion désordonnée des noirs pouvait s’appeler un accident. Le capitaine Delaplanche n’hésita pas à le déclarer au général Clarke et, se voyant éconduit par d’évasives réponses, il n’insista plus sur l’objet particulier de sa mission, protesta par écrit et revint en toute hâte à Vera-Cruz prévenir le commandant Cloué.

Celui-ci était déjà instruit de l’incident et croyait que le Tartare lui apportait la nouvelle de la prise de Matamoros. Il fut tenté de le renvoyer, mais ce bâtiment avait un besoin urgent de réparations et alla pour quelques jours à la Havane. L’Adonis partit pour le Rio-Grande avec les mêmes instructions que le Tartare. Il portait en même temps au général Mejia une dépêche qui était un ordre de se dessaisir des marins de l’Antonia. Il devait trouver en arrivant toutes les difficultés aplanies. Bagdad venait d’être rendu aux impériaux de la façon la plus simple. Au premier bruit de son occupation par le colonel White, le colonel autrichien Kodolich s’était offert au général Mejia pour aller demander des explications au général Weitzel. Celui-ci avait prétendu, loin que la neutralité fût violée, n’avoir occupé Bagdad que sur la demande formelle et écrite du général dissident Escobedo, qui ne se sentait pas assez fort pour protéger les personnes et les propriétés de Bagdad. C’était, à peu de chose près, ce qu’avait dit le général Clarke au capitaine Delaplanche. Il avait montré la lettre d’Escobedo au colonel Kodolich en ajoutant qu’il était prêt à rendre la place à une troupe régulière impérialiste, ne fût-elle que de vingt-cinq hommes. Le colonel Kodolich, ayant rendu compte de sa mission à Mejia, avait reçu le commandement d’un petit corps expéditionnaire dont faisaient partie les marins de la Tisiphone et s’était transporté avec deux vapeurs de Matamoros à Bagdad, dont il avait repris possession au nom de l’empereur, le 25 janvier. Les Américains évacuaient Bagdad au moment où les impériaux quittaient Matamoros. Les eaux étant basses, le trajet des deux vapeurs, par suite d’échouages successifs, avait été long. Les libéraux en avaient profité pour faire le pillage de Bagdad et n’avaient repassé sur l’autre rive qu’une demi-heure avant l’arrivée de la troupe du colonel Kodolich. L’Adonis dès lors n’avait plus qu’à attendre le Tartare, dont le rôle se réduisait à surveiller Bagdad et à le protéger au besoin.

A quel sentiment les Américains venaient-ils de céder? Avaient-ils voulu revenir sur l’acte vraiment odieux de l’invasion de Bagdad, ou s’étaient-ils inquiétés des vivacités et des préparatifs du maréchal? Savaient-ils que le Lutin, partant en même temps que l’Adonis, portait une dépêche que le capitaine devait remettre au commandant en chef des troupes américaines sur la frontière du Texas, si ses forces occupaient encore Bagdad? Il est plus probable que l’action diplomatique du cabinet de Washington se faisait sentir au Texas comme celle du cabinet français s’était manifestée dans les derniers événemens. Le gouvernement de l’empereur Napoléon avait reçu, en effet, les assurances officielles que, malgré les sympathies avérées des généraux qui commandaient au Texas pour les ennemis de la cause que nous soutenions, il n’y aurait point intervention des États-Unis dans la question mexicaine. Ces assurances négociées entre les deux cabinets recevaient leur exécution.

Le départ de nos forces pour le Nord avait laissé le Midi libre, et le Tabasco en avait profilé pour commencer les préparatifs d’une expédition contre le Yucatan. L’expédition s’organisait dans le Tabasco, le Chiapas et à Minatitlan. Les libéraux comptaient opérer un soulèvement dans le Yucatan à l’aide des nombreux adhérens qu’ils y avaient. Alejandro Garcia et les Chiapanteros avaient promis des troupes pour le mois de février. Ces troupes, se joignant à celles du Tabasco, devaient battre le canton de Jonuta, piller Palizada, passer par Marmontel et Champoton et, de là, soulever le Yucatan. Les libéraux de Campêche étaient prêts, et Alejandro Garcia était à San-Juan-Bautista pour régler toutes les dispositions.

D’un autre côté, Arevalo, qui était à la Havane, songeait à un coup de main sur Carmen. Il avait toutefois offert ses services aux Tabasqueños, qui ne les avaient point acceptés; mais cette fois Pratz, à San-Juan-Bautista, était d’avis de l’accueillir pour opérer une diversion utile à l’intérêt général.

C’en était trop, et les ménagemens qu’on avait eus jusqu’alors pour le Tabasco ne pouvaient aller jusqu’à le laisser libre de reconstituer à son profit seul toute une république fédérative au sud du Mexique, tandis que notre domination était ailleurs si précaire et tellement battue de tous côtés d’ennemis secrets et acharnés. Mais que faire? En revenir à ce projet si longtemps controversé d’une expédition contre le Tabasco était un coup bien décisif. Le Tabasco était fort, et avec nos forces partout éparpillées et à toutes distances, relativement nous étions faibles ; puis il en coûtait de frapper cruellement et sans retour des gens qui n’avaient pas semblé toujours nous être décidément hostiles et dont quelques-uns même avaient affiché leurs sympathies pour nous. Le maréchal crut trouver un moyen terme dans une opération contre Tlacotalpam. Située sur la rivière d’Alvarado, non loin de Tuxtla, surveillant le cours supérieur de la rivière et de ses affluens, interceptant la contrebande si active de l’intérieur entre la province de Vera-Cruz et le Tabasco, Tlacotalpam était, entre nos mains, la véritable sentinelle avancée de notre domination au midi. Nous montrions aux Tabasqueños de quoi nous étions capables et recouvrions à leurs yeux le prestige quelque peu perdu de nos armes. Ils sauraient alors, en face de la diminution de leurs ressources et serrés par notre voisinage, s’il était convenable pour eux de nous braver plus longtemps.

Dès le mois de décembre, le maréchal avait demandé au commandant Cloué quelles forces la marine pourrait mettre à sa disposition. Le commandant avait proposé de faire remonter à Tlacotalpam la canonnière la Tempête, en station à Alvarado, la Pique, la Tactique, qui eussent porté deux cents hommes de débarquement avec trois ou quatre pièces de 4 rayées sur affût de campagne et les deux chaloupes à vapeur de Vera-Cruz armées d’un canon de 4. Mais autant, l’année précédente et sans relâche depuis lors, le commandant Cloué avait témoigné d’ardeur et d’initiative pour l’expédition de Tabasco, autant il se montrait peu enclin à celle de Tlacotalpam. Il s’agissait, en effet, de savoir ce qu’on ferait de Tlacotalpam. C’était la quatrième fois qu’on allait le prendre. En 1862, après s’en être emparé, on l’avait évacué deux fois par suite de l’impossibilité de se procurer des vivres, les habitans ayant abandonné le pays. En 1864, sur la promesse d’une protection efficace de notre part, les habitans étaient restés, mais la garnison laissée par le commandant Maréchal était retranchée sur la place de l’Ayuntamiento, dont un côté est formé par le bord de la rivière, et elle y avait été assiégée jour et nuit. Au bout de vingt-huit jours de cette occupation trop peu sérieuse, on s’était rembarqué, et les habitans avaient eu à souffrir des vengeances des dissidens. Si, cette fois, on n’avait que l’intention de prendre la ville sans la garder, les habitans, pensant que nous les abandonnerions encore, ne nous verraient venir que d’un très mauvais œil; puis, à quoi bon cette expédition nouvelle sans lendemain, sinon à constater une fois de plus notre impuissance? Le commandant Cloué, consulté par le maréchal, allait dire son avis avec sa franchise ordinaire. Il devait se concerter pour l’expédition qui se faisait à la fois par terre et par mer avec le commandant supérieur de Vera-Cruz, le chef de bataillon Kmarec. Tous deux s’éclairèrent de l’opinion de M. Gaude, capitaine de la Tempête, en station à Alvarado depuis deux ans, et du lieutenant Waldéja, servant à Vera-Cruz et ayant fait la dernière expédition de Tlacotalpam. En ce qui regardait le plan de campagne, il n’y avait pour la marine aucune difficulté à remonter jusqu’à Tlacotalpam et à s’en rendre maître. La position fortifiée du Conejo, située à mi-chemin entre Alvarado et Tlacotalpam et dominant le cours de la rivière, n’était pas un obstacle sérieux. Nous essuierions son feu probablement sans aucune perte en remettant sa prise au retour des canonnières, si nous jugions que cela dût nous retenir trop longtemps en allant à Tlacotalpam. Les bâtimens de l’expédition étaient ceux qu’avait indiqués le commandant. De son côté, le capitaine Testard, commandant la colonne expéditionnaire, devait s’acheminer par la Estanzuéla et Casamoloapam. Il partirait deux jours après l’ordre reçu, et, ayant opéré la jonction de ses divers détachemens vers San-Julian, il s’emparerait de la Estanzuéla, où se trouvait la principale force de l’ennemi, puis se dirigerait de là sur Casamoloapam et enfin sur Tlacotalpam. Le trajet total, à partir de la Soledad, serait de sept jours. Chemin faisant, pour assurer ses derrières, il devait laisser cent hommes à la Estanzuéla et cent cinquante à Casamoloapam, ce qui lui faisait continuer sa route entre ce dernier point et Tlacotalpam avec trois cent cinquante hommes seulement; mais c’était assez. Toutefois, si Tlacotalpam était facile à prendre, il fallait le garder. Dans l’opinion du commandant de Kmarec et du commandant Cloué, la conséquence de l’expédition devait être l’occupation du pays pour assurer le ravitaillement de Tlacotalpam et des autres garnisons et afin que les habitans se trouvassent engagés à rester chez eux et à s’occuper sous notre protection du commerce et de la culture. Pour cela il fallait répartir les forces ainsi qu’il suit : cent hommes à la Estanzuéla, cent cinquante à Casamoloapam, cent à Tlacotalpam, avec une canonnière, sans compter celle qui serait à Alvarado, soixante-quinze hommes au Cocuite et vingt-cinq au Conejo; en tout, quatre cent cinquante. On occuperait le Conejo, parce que la route de San-Andres et d’Acayucan était ouverte aux libéraux qui viendraient là inquiéter nos communications par eau entre Alvarado et Tlacotalpam. Il en était de même du Cocuite, d’où l’ennemi eût menacé Medellin et Vera-Cruz.

Qu’allait répondre le maréchal? On pouvait déjà le prévoir par le peu de forces qu’il mettait à la disposition du commandant de Kmarec pour opérer par terre. De plus, ces forces (six cents hommes) devaient être prises dans les garnisons des environs du chemin de fer, depuis Cordova jusques et y compris Vera-Cruz, et momentanément remplacées dans les garnisons par des soldats congédiés qui attendaient la première occasion favorable pour rentrer en France. On ne voyait pas trop alors avec quelles troupes on occuperait les points dont on devait s’emparer, car le maréchal avait indiqué pour Tlacotalpam seulement deux compagnies mexicaines, dont le premier homme n’était pas encore levé. En revanche, les difficultés augmentaient. On venait d’apprendre d’Alvarado que le général Garcia, dans le cas de l’expédition contre Tlacotalpam, comptait se retirer sur San-Andrès. Il avait affiché à la population l’ordre de reculer devant nous et l’avis que quiconque nous fournirait des vivres serait fusillé. Son projet, comme on l’avait présumé, était d’empêcher les communications entre Tlacotalpam et Alvarado. Le maréchal répondit par l’ordre pur et simple de faire l’expédition. Encore diminuait-il le nombre des troupes. Il annonçait, il est vrai, pour garder Tlacotalpam, le seul point dont il parlât, trois cents hommes d’infanterie mexicaine sous le colonel Camacho et deux cent cinquante cavaliers du colonel Figuerero. Il invitait le commandant Cloué, comme si la chose eût été la plus aisée du monde, à prendre des mesures pour éviter la désertion dans les troupes mexicaines, quand elles seraient en garnison à Tlacotalpam et à protéger ainsi qu’à ravitailler sûrement la vide avec les canonnières. Comme concession, il l’autorisait à régler comme il l’entendrait, et s’il le fallait absolument, les garnisons d’Alvarado et du Conejo, mais lui recommandait de n’y pas employer les troupes qui devaient concourir à l’expédition. Comme il n’y en avait pas d’autres, où prendre celles qui étaient nécessaires? On pouvait admettre dès lors que l’expédition de Tlacotalpam n’avait point, dans la pensée du maréchal, de portée sérieuse, et qu’il ne jouait en la faisant qu’une de ces hésitantes parties auxquelles on se croit forcé pour gagner du temps, mais pour lesquelles on désire faiblement, si même on ne les craint, les faveurs de la fortune. Il était également trop certain que les troupes mexicaines, une fois seules, seraient attaquées constamment et cernées, ne se procureraient des vivres pour les hommes et les chevaux que par la rivière d’Alvarado, sous la protection éventuelle de nos canonniers, qu’elles fondraient alors sous la désertion, et qu’une nouvelle évacuation s’ensuivrait.

Mais à la guerre il faut obéir, quelque opinion qu’on puisse avoir du résultat. Le 22 mars, le commandant Cloué partit de Vera-Cruz pour Tlacotalpam. Il avait avec lui la canonnière la Tempête, capitaine Gaude, armée d’un canon rayé de 30, deux rayés de 12, deux rayés de 4, un obusier de 12, la Pique, capitaine Lagrange, un canon rayé de 30, un canon de douze, deux de 4, deux mortiers de 0"",22, la Diligente, capitaine Renault, un canon rayé de 30, deux canons de 4, la Tactique, capitaine Rouault-Coligny, un canon de 30 rayé, un obusier de 30, un rayé de 12, deux canons de 4, la chaloupe à vapeur l’Augustine, capitaine de Fitz-James, un canon rayé de 4, la compagnie de débarquement du Magellan, cent trente et un hommes et deux canons rayés de 4, celle de la Tisiphone, soixante-quatre hommes et un canon rayé de 4, celle de l’Adonis, quarante-trois hommes et un canon rayé de 4, une section du génie colonial de trente sapeurs, ce qui formait comme total des compagnies de débarquement onze officiers, deux cent soixante-huit hommes et quatre canons. Le 24 mars, au matin, l’escadrille entrait dans la rivière d’Alvarado, essuyait sans s’arrêter le feu du Conejo et mouillait à midi devant Tlacotalpam. La garnison s’était contentée de décharger ses armes sur elle en se retirant avec précipitation. La plus grande partie des habitans s’était réfugiée dans l’intérieur. Personne ne voulant communiquer avec nous, le commandant ne put avoir de nouvelles de la colonne expéditionnaire du capitaine Testard. On lui envoya seulement demander l’assurance qu’il ne tirerait pas sur la ville. Le commandant le promit à la condition qu’il ne serait commis aucun acte d’hostilité contre nous. C’était aux habitans à veiller sur les mauvais sujets qui pouvaient les compromettre. Le commandant ajouta qu’à chaque balle il répondrait par un obus.

D’ailleurs le vide se faisait autour de nous. Il n’y avait personne en ville pour prendre en main l’autorité civile. Les gens qui eussent pu le faire étaient partis, et aucun de ceux qui restaient ne voulait accepter, de peur de se compromettre. Il ne se présentait enfin personne pour nous vendre des provisions. Le commandant Cloué, tenant Tlacotalpam sous ses canons, se résolut à ne l’occuper que lorsqu’il aurait des nouvelles certaines de la marche du capitaine Testard. Dès le lendemain, il envoyait la Tactique porter à Alvarado une dépêche pour le maréchal. En allant et revenant, cette canonnière était accueillie au Conejo par un feu plus vif que ne l’avait essuyé l’escadrille. L’ennemi avait eu le temps de se porter en nombre au Conejo, dont il connaissait l’importance. Le même jour, la Diligente et l’Augustine s’acheminaient en remontant la rivière vers Casamoloapam afin d’aller à la rencontre possible de la colonne Testard. Les eaux étaient très basses; la Diligente s’échoua souvent et dut s’arrêtera environ 4 milles de Casamoloapam, à un endroit où la rivière est entièrement fermée par un banc qui va d’une rive à l’autre. Elle était alors à un tournant de la rivière à 2,200 mètres de Casamoloapam, c’est-à-dire à une très bonne distance pour son canon rayé de 30. Elle ne tira pas, car cela eût été sans utilité. Pendant tout son voyage, surtout à partir d’Amatlan, qui est à peu près à mi-chemin de Tlacotalpam à Casamoloapam, la Diligente avait été accompagnée le long des rives par une nombreuse cavalerie faisant de la fantasia, ce qui donnait à penser que le capitaine Testard n’était pas dans les environs. Toutefois aucun de ces cavaliers n’avait tiré, quoique la Diligente et sa conserve eussent dû souvent ranger des berges hautes, recouvertes de buissons épais d’où on eût pu leur faire impunément beaucoup de mal. L’Augustine, qui sondait continuellement pour guider la canonnière, s’était trouvée souvent dominée de manière à n’avoir personne à l’abri. On ne pouvait s’expliquer cette modération de la part des libéraux que par la crainte de voir le commandant Cloué prendre contre Tlacotalpam des mesures de représailles, si on lui tuait du monde sur la Diligente et l’Augustine. En résumé, la course de ces deux petits bâtimens jusqu’à Casamoloapam, n’apportait aucune espèce de nouvelle de la colonne Testard. Toutes les communications étaient gardées par terre, de manière à nous laisser dans l’ignorance la plus complète de ce qui se passait dans le pays. Quelques pauvres gens auxquels on avait parlé, ou ne savaient rien, ou ne disaient rien par suite de la défense d’avoir aucune communication avec nous, sous les peines les plus sévères. Le général Alejandro Garcia avait en effet proclamé que les relations qu’on aurait avec nous, même les plus innocentes, feraient encourir la peine de mort. Le 27 au soir seulement, après le retour de la Diligente, une pirogue passant le long du bord apprit au commandant Cloué que la colonne Testard était arrivée à Casamoloapam. Le commandant fit aussitôt repartir la Diligente et occupa Tlacotalpam. Il s’y installait quand il reçut du capitaine Testard un billet ainsi conçu : « Je suis à Casamoloapam. J’ai détruit de nombreux ouvrages. Je crois utile de laisser une troupe assez forte à Casamoloapam qui peut être tourné. Il y a une grande crainte dans le pays. Les troupes sont très fatiguées. » Le commandant lui écrivit de laisser à Casamoloapam ce qu’il jugerait convenable de son monde et de venir avec le reste à Tlacotalpam.

La colonne du capitaine Testard arriva tout entière le 30 mars, au matin. Dès qu’il n’avait plus jugé la présence d’un petit corps nécessaire à Casamoloapam pour assurer ses derrières, le capitaine l’avait en effet rappelé à lui. Il n’avait rencontré sur sa route aucune résistance, bien que plusieurs points eussent été tout récemment fortifiés comme si l’ennemi avait voulu s’y maintenir. Il est probable que les libéraux, après avoir laissé à dessein ce passage libre, se reformaient derrière. On venait d’apprendre que le lendemain du départ du détachement de Casamoloapam, l’ennemi était rentré dans la place. En même temps que la colonne Testard, le commandant avait reçu de Vera-Cruz, par Alvarado, la troupe régulière mexicaine du colonel Camacho. C’étaient cent quarante hommes, mais privés de tout. Ils n’avaient ni sergens, ni caporaux, ce qui rendait leur emploi très difficile. Il y avait bien un fusil par homme, mais les cartouches n’étaient pas de calibre. Les fusils étaient rayés, et les cartouches à balle ronde, trop petite. Ces fusils n’étaient d’ailleurs que des armes de traite, tels que les Anglais les vendent aux nègres de la côte d’Afrique, valant de 6 à 10 francs pièce et plus dangereux pour ceux qui s’en servent que pour l’ennemi. Les pauvres soldats n’avaient, en outre, ni une gamelle, ni un bidon, absolument rien pour faire cuire leurs alimens, ni tentes, ni effets d’habillement, ni approvisionnemens de guerre. Pas plus de médecin que de médicamens. Cette troupe, dont le colonel disait qu’on avait laissé les meilleurs soldats à Puebla, ce qui était regrettable, car Tlacotalpam ne pouvait manquer d’être attaqué, était, ainsi dénuée, le chef-d’œuvre administratif de l’incurie mexicaine. Celle du colonel Figuerero, qui avait suivi la colonne Testard, n’inspirait, à cause de son chef, aucune confiance. Cet officier supérieur devait se faire payer des hommes qui n’existaient pas ou n’existaient plus dans son corps. Il avait prétendu et écrit avoir deux cent cinquante hommes et n’en alignait que deux cent dix-neuf. Il alléguait en vain qu’ils étaient dans les hôpitaux, aux environs de Vera-Cruz, On avait le droit de ne pas le croire. On savait trop ce qui se passait d’ordinaire dans sa troupe lorsqu’elle était près d’Alvarado. On n’y voulait ni docteur, ni remèdes, quand les soldats étaient malades. On ne disait rien quand ils étaient morts et on continuait à toucher leur solde. C’était tout profit. Par économie, on ne nourrissait pas les soldats, et c’était le motif qui, un an auparavant, avait fait déserter la garnison d’Alvarado tout entière. Le commandant ne pouvait qu’informer le commandant supérieur de Vera-Cruz de la complète détresse de la troupe Camacho et le prier de s’adresser à qui de droit pour y porter remède.

On était à Tlacotalpam, mais la situation s’annonçait pour l’avenir telle qu’on l’avait prévue. Nous acquérions la certitude que le général Garcia s’était fait aimer en ce pays et qu’on l’y regrettait; cela rendait notre rôle d’autant plus difficile. Les habitans continuaient à s’isoler de nous. Le peu qui consentaient à causer avec nous disaient : « Vous nous avez abandonnés, il y a deux ans, en dépit de vos promesses, et livrés à la vengeance des libéraux. Malgré cela, la majorité serait encore avec vous, si elle croyait ne pas être encore abandonnée de nouveau; mais vous venez de traverser le pays sans occuper les points dont il faut être maître pour le dominer. Nous en concluons que vous ne voulez pas plus que précédemment y demeurer, et vous ne pouvez pas rester dans cette ville sans une grande force, Tlacotalpam étant vulnérable partout. C’est pourquoi nous nous tenons à l’écart en attendant que les événemens se dessinent. »

Il n’était que trop vrai que Tlacotalpam était presque sans défenses et les troupes mexicaines chargées de le garder parfaitement insuffisantes. Déjà la désertion se mettait parmi elles. Trois soldats de Camacho avaient disparu, soit par suite du dénûment où ils se trouvaient, soit à cause de la perspective de ce qu’ils auraient à souffrir plus tard. Ils apprenaient, en effet, que, pendant la saison des pluies, la ville de Tlacotalpam était inondée au point que les rez-de-chaussée devenaient inhabitables et qu’on ne circulait plus qu’en pirogue. Il était donc nécessaire d’installer confortablement et solidement la garnison de Tlacotalpam, si on ne voulait qu’elle désertât tout entière dès que nous ne serions plus là.

Dans ce double dessein, le commandant Cloué avait écrit au commandant Kmarec et faisait abattre le bois taillis qui entoure la ville. C’était là un travail considérable, car il fallait au moins un espace libre de 200 mètres en dehors des maisons, et la longueur de la ville était environ de 2 kilomètres. On prenait en même temps le Conejo, et c’étaient les compagnies de débarquement de la Tisiphone et de l’Adonis qu’on chargeait de cette besogne, en les renvoyant à Vera-Cruz rejoindre leurs bords. Elles descendirent la rivière sur la Tactique, et, le 2 avril, s’arrêtèrent au Conejo, où se trouvaient déjà la Pique et la chaloupe à vapeur l’Augustine. Le débarquement des compagnies s’opéra au pied même de la position, et le capitaine Berge, de l’infanterie de marine, qui avait fait l’expédition des années précédentes, servit de guide aux assaillans pour gravir les hauteurs par les sentiers sous bois. En moins de cinq minutes, on fut maître du Conejo. L’ennemi n’y avait laissé qu’un petit poste d’observation, qui s’était replié à l’arrivée des bâtimens. On n’y trouva qu’un vieux canon en fer, trop lourd pour qu’on l’emportât, et qui fut précipité du haut de la falaise en bas, sans tourillons ni bouton de culasse. Les autres canons, qui étaient sans doute sur affûts roulans, avaient été emmenés à l’intérieur et peut-être enterrés. On ne trouva qu’un affût brisé à quelque distance du Conejo. Malheureusement cette position du Conejo, qui domine la rivière, est dominée elle-même par une série de collines à l’intérieur et était par suite impossible à défendre, à moins qu’on n’y mît beaucoup de monde et qu’on n’établît autour des ouvrages fortifiés.

On chassait aussi des partis ennemis qui s’embusquaient hardiment aux environs de Tlacotalpam. Dans la nuit du 2 au 3 avril, le commandant Cloué envoyait deux embarcations armées en guerre et trente tirailleurs algériens au village de Santa-Rita, de l’autre côté de la rivière, où s’étaient établis quarante cavaliers dans le dessein d’enlever ceux de nos gens qui allaient à la recherche des provisions. Les tirailleurs surprenaient et tuaient un factionnaire, puis essuyaient une décharge en abordant le village, où ils tuaient encore une autre sentinelle. Mais l’ennemi, dont les chevaux étaient restés sellés, venait de quitter la place. Une seconde expédition, faite en plein jour, avait achevé d’éloigner les libéraux, du moins pour quelque temps.

Ces petits succès étaient loin de répondre à l’impatience du maréchal et n’assuraient pas davantage notre domination. Le maréchal écrivait au commandant Cloué qu’il lui donnait quinze jours pour purger et organiser le pays. Il ne songeait pas que l’ennemi était insaisissable, qu’il s’éloignait quand nous allions à lui et revenait quand nous n’étions plus là, qu’il avait de la patience et attendait. La population se défiait et nous fuyait comme si nous eussions eu la lèpre. On ne voulait se prêter à rien. C’était la résistance d’inertie la plus complète. Encore si nous eussions dû rester! Mais on savait que nous partirions, et on se doutait que la troupe de Camacho ne tiendrait pas et déserterait. Aussi était-il impossible de constituer une municipalité. Les Mexicains, qu’on avait convoqués, n’étaient pas venus et avaient fait répondre au commandant qu’ils se compromettraient rien qu’en l’écoutant. Des trois employés des douanes qu’on avait nommés d’office, l’un avait refusé sous le prétexte que sa mère était malade, les deux autres étaient venus et repartis par le vapeur de Vera-Cruz. Ils avaient cédé à de secrètes et très sérieuses menaces. Le colonel Camacho était très honnête et très brave, mais humilié de son dénûment et frappé de cette excessive et silencieuse opposition que nous avions en face de nous. Il venait d’offrir sa démission au ministre de la guerre si on ne lui envoyait tout ce dont il avait besoin. Quant aux hommes de son bataillon, ils avaient une peur extraordinaire du climat et continuaient de disparaître. On était obligé de les faire garder par des Égyptiens, ce qui ne pouvait durer longtemps, car il viendrait un jour où les Égyptiens devraient partir pour retourner à leur ancien poste sur la route de Vera-Cruz à Cordova. Pourtant, et c’était là le fait d’obscurs meneurs qui correspondaient peut-être à Mexico avec l’entourage du maréchal, le bruit courait que quelques-uns des chefs libéraux, tels que Garcia et Gomez, avaient l’intention de quitter leur parti pour la cause impériale. Le commandant leur eût fait un pont d’or. On disait aussi, pour pallier la désertion de la troupe de Camacho, que cela arrivait à toute troupe mexicaine dépaysée et venant des hautes terres, que d’ailleurs on désertait également chez les libéraux. Mais les libéraux, qui ne se gênaient pas, levaient de force de nouveaux soldats, de sorte que la victoire resterait, sans doute après noire départ et peut-être sans combat, au chef dont la troupe déserterait le plus lentement. Or, ce ne semblait pas devoir être le bataillon Camacho qui se regardait comme envoyé à Tlacotalpam pour y mourir de la fièvre. L’ennemi était malheureusement si bien fait à notre façon d’agir qu’aussitôt après le départ du capitaine Testard de Casamoloapam, il était rentré dans la ville et avait frappé de fortes contributions ceux des habitans qu’il accusait de s’être compromis avec nous. Autant pour se mettre un peu au large que pour donner la main, s’il était possible, à une colonne autrichienne, qui opérait du côté de Tuxtepec, le commandant Cloué se décida à pousser une reconnaissance par Amatlan jusqu’à Casamoloapam. Peut-être aussi, en occupant de nouveau Casamoloapam, voulait-il obtenir du maréchal l’ordre qu’il sollicitait si vivement de lui de ne point quitter encore le pays avant d’y avoir rien établi de durable. Le 7 avril, la Diligente partit avec une colonne de cent fantassins (tirailleurs et égyptiens) qu’elle déposa à Amatlan. Cinquante hommes de notre cavalerie mexicaine de Figuerero avaient suivi la rive. A deux heures de l’après-midi, ce même jour, la colonne complète, infanterie et cavalerie, entrait à Casamoloapam, que l’ennemi venait d’abandonner depuis une demi-heure. Après avoir mis la rivière entre eux et les nôtres, les libéraux firent un feu nourri de mousqueterie qui blessa un Égyptien, et se retirèrent à Chatallanguiz. Cette occupation fortuite de Casamoloapam ne pouvait se prolonger que si les ordres du maréchal l’autorisaient. Or le maréchal, tout en approuvant la manière de penser et d’agir du commandant Cloué, lui écrivit qu’il n’avait point de troupes à lui donner et lui enjoignit de se concentrer à Tlacotalpam et de revenir le plus tôt possible à Vera-Cruz. Comme on n’avait en outre aucune nouvelle de la colonne autrichienne de Tuxtepec, les forces franco-mexicaines quittèrent Casamoloapam le 13 avril.

Il n’y avait plus dès lors, puisqu’on allait partir, qu’à installer le bataillon Camacho dans la position défensive la meilleure possible, et le commandant Cloué fit pousser activement par ses marins et ses soldats le débroussaillement en forme d’abatis reconnu indispensable pour défendre les approches de la ville. C’était une rude tâche, car le bois, très fourré, se composait de beaucoup de gros arbres à fibre très dure. Les soldats du génie fortifiaient au fur et à mesure une série de petits postes pour lesquels il eût fallu deux cents ou deux cent cinquante hommes de bonnes troupes, armés de fusils à bonne portée. Où les trouver? Le bataillon Camacho n’avait plus que cent vingt-deux soldats très indécis, que nous continuions à garder. Une partie des soldats de Figuerero, armés de ces petites carabines de 0m, 50 de long et de 60 à 80 mètres de portée, dont on n’eût pu se servir efficacement si Tlacotalpam eût été sérieusement attaquée, étaient envoyés en garnison à Alvarado à la place de trente Égyptiens, qui n’y avaient été mis que provisoirement et qu’on renvoyait à Vera-Cruz. La compagnie de débarquement du Magellan partait en même temps que les Égyptiens pour rejoindre son bord.

Ces diminutions de forces enhardissaient le général Garcia, qui, avec plusieurs centaines d’hommes, rentrait à Amatlan et envoyait des éclaireurs jusqu’à Tlacotalpam. Le 17 avril, la Diligente et la Tactique partirent avec cent cinquante hommes pour Amatlan, mais les eaux avaient tellement baissé que les deux canonnières ne purent arriver qu’à portée de canon de la ville. Le débarquement se fit sans accident, et la troupe occupa la ville. Mais l’ennemi, toujours parfaitement informé de tous nos mouvemens, avait pris, depuis plusieurs heures, la route de Casamoloapam. Malgré cette fuite calculée et éternelle à notre approche, l’ennemi n’était nullement rejeté au sud du Rio-Papaloapam. Il nous surveillait au contraire, et, à mesure que nous nous éloignerions, devait reprendre toutes ses anciennes positions. Pour qu’il se soumît, il eût fallu occuper des points s’appuyant les uns sur les autres, car les libéraux n’eussent pu alors conserver dans leurs rangs tous les bras qu’ils enlevaient à l’agriculture, ainsi qu’aux nombreuses usines à coton et à cannes qui couvrent la riche vallée arrosée par le Papaloapam et ses affluens. Mais il ne s’agissait que de partir, et la colonne Testard n’était déjà plus libre de ses mouvemens si elle suivait par terre la même route qu’elle avait prise en venant. Les inquiétudes du maréchal à cet égard se trahissaient par les différens itinéraires qu’il lui traçait et dont il laissait le choix au commandant Cloué, en insistant pour que le capitaine Testard ne rencontrât pas l’ennemi. Le commandant se décida à faire partir la colonne Testard, dont l’état sanitaire n’était pas excellent, de Tlacotalpam à Alvarado par eau et d’Alvarado à Medellin et à la Vera-Cruz, où elle arriva en effet sans encombre.

Il n’y avait plus qu’à laisser le colonel Camacho à ses propres forces, ou à peu près, pour garder Tlacotalpam. On le lui signifia assez lestement en lui disant que la colonne Testard était partie pour continuer ses opérations et qu’il avait en conséquence à prendre le commandement militaire de Tlacotalpam. Outre son bataillon et les postes fortifiés qu’on avait élevés, il aurait la cavalerie de Figuerero, l’appui de plusieurs canonnières et on demanderait des renforts pour lui. Le colonel se mit à faire des tranchées et répondit qu’au besoin ses hommes se battraient. Mais la ville, en revanche, était à la fois désespérée et exaspérée. On nous criait: — « Pourquoi êtes-vous venus? Si encore vous nous laissiez quelques Égyptiens? » On ne voyait que des pirogues en train d’opérer les déménagemens des habitans, le seul fait d’avoir vécu à côté de nous étant un crime pour eux. La disette les obligeait de plus à quitter la ville, où il n’arrivait plus rien. Toutes les routes par terre et par eau étaient interceptées. Tlacotalpam, qui fournissait autrefois le maïs à Alvarado et à Vera-Cruz, le recevait au contraire de ces deux villes, avec d’autres denrées, mais en quantités très faibles et à des prix exorbitans. Le colonel Figuerero, moins confiant que Camacho, vint demander au commandant Cloué, la veille de son départ, la permission d’aller à Vera-Cruz pour affaires. Cette permission ayant été refusée sous prétexte que le départ de nos troupes rendait précisément sa présence nécessaire à Tlacotalpam, le colonel expédia du moins, sauf à les suivre, à la première occasion qui s’offrirait, sa selle argentée et ses objets précieux. En résumé, les seules forces réelles que le commandant Cloué laissait au colonel Camacho étaient les canonnières, la Tempête, la Pique, la Diligente et la chaloupe à vapeur l’Augustine, qui devaient, par Alvarado le ravitailler et le maintenir en communication avec la mer. Après avoir donné pour instructions à ces bâtimens d’être en garde contre les pièges qu’on ne manquerait pas de leur tendre, le commandant Cloué partit de Tlacotalpam, le 24 avril, sur le petit vapeur Vera-Cruz, pour rejoindre le Magellan.

Cette expédition avortée allait avoir ses conséquences fâcheuses. L’expédition que le Yucatan, dans un premier entraînement, avait préparée contre le Tabasco, retardée tout d’abord, n’allait plus avoir lieu. De leur côté, les dissidens qui s’étaient disposés à la résistance, allaient probablement, pour utiliser leurs dépenses et leurs préparatifs, s’emparer de Jonuta, dont la garnison désertait journellement à l’ennemi avec armes et bagages. En quelques jours, il était parti vingt-huit hommes. Ces déserteurs, sollicités par de fortes primes d’un certain chef de bande Brito, autrefois commandant à Champoton, allaient grossir ses rangs. La perte de Jonuta pouvait entraîner celle de Palizada et amener la ruine du commerce de Carmen. Si on avait à reprendre Jonuta, ce serait pour la quatrième fois depuis le commencement de la guerre. A Carmen, soit par infatuation naturelle, soit par suite de nos échecs, l’autorité militaire mexicaine refusait de s’entendre avec les capitaines de nos bâtimens. Le préfet politique, ne sachant que devenir avec les hommes et le matériel qu’on lui avait envoyés en vue d’une expédition sur Tabasco, était enclin à s’en défaire bien plus qu’à les garder et avait envoyé une goélette à Vera-Cruz pour y prendre des ordres et surtout de l’argent, les caisses de Carmen étant, selon ce qu’arrive en pareils cas, complètement vides.

En face de ces trahisons ouvertes ou cachées, de ces faiblesses perfides, de cette hésitation générale et du peu de foi qu’on avait en l’avenir de notre cause, nous ne pouvions que nous tenir en garde contre les menées secrètes, demander à Mexico la destitution des traîtres, encourager ceux qui nous demeuraient fidèles ou qui n’étaient encore qu’indécis. Mais il y avait aussi, de notre part, à cause de ces luttes stériles, de ces tergiversations, une tendance à tout lâcher à livrer à eux-mêmes les Mexicains, qui ne faisaient rien pour consolider l’empire qu’ils s’étaient donné. Nous ne pensions pas assez que nous le leur avions plutôt imposé et qu’avec plus de suite dans les idées et dans l’énergie des efforts du chef qui nous commandait, nous eussions pu à l’heure favorable, avec l’appui sincère de ces mêmes Mexicains qui nous irritaient et nous fatiguaient aujourd’hui, fonder d’une façon durable pour l’avenir cet empire que nous n’avions qu’échafaudé à nos risques et périls. Le colonel Camacho prouvait alors, par sa belle défense de Tlacotalpam, ce que l’on pouvait attendre de certains hommes au Mexique. Deux jours à peine, après le départ des troupes françaises, l’ennemi s’était campé dans les bois autour de la ville et tirait de là des coups de fusil. Il s’était embusqué pareillement au Conejo et au Midero, qui, bien que détruits comme fortifications, offraient un abri sûr de 200 mètres de broussailles. Pour être maître de ces hautes terres, il faut avoir le pays qui est derrière, et nous ne l’avions pas pris. Les libéraux fusillaient impunément de là tous les navires qui passaient. Aussi aucun bâtiment à voiles ne voulait plus remonter la rivière. Les deux seuls petits bâtimens à vapeur qui s’étaient hasardés jusque-là à faire le trajet d’Alvarado à Tlacotalpam refusaient de continuer parce qu’ils s’étaient vus criblés de balles malgré l’escorte d’une canonnière. D’ailleurs Tlacotalpam, où il n’y avait plus de commerce possible, était désert. Malgré les ordres du maréchal et les réclamations du commandant Cloué, la troupe de Camacho était dans le même dénûment qu’à son arrivée. C’était à croire l’autorité civile de Vera-Cruz de connivence avec Garcia et les dissidens de la rivière d’Alvarado. Du 24 avril au milieu de mai, l’ennemi n’avait cessé de se renforcer et faisait des attaques partielles toutes les nuits pour harceler la garnison, la tenir sur pied et l’épuiser de fatigue. Les quatre officiers qui étaient avec Camacho se montraient pleins de zèle et d’activité, mais il leur fallait être tout pour leurs troupes, officiers, sergens instructeurs. On ne s’en battait pas moins. Ce qui rendait surtout critique la situation du colonel, c’est que nos trois canonnières ne pouvaient prolonger longtemps leur séjour dans le haut de la rivière. Les équipages n’y eussent pas résisté; ils avaient déjà 38 degrés de chaleur à l’ombre sur le pont, et étaient atteints par les fièvres. Il fallait de plus blinder les canonnières, qui perdaient de temps en temps un homme, tué ou blessé, au passage du Conejo. Mais la maladie était plus inquiétante que le feu. Le dénûment des soldats ne changeait pas. Le ministre de la guerre, comme seul secours, avait répondu au colonel Camacho de recruter ses sergens et ses caporaux à Tlacotalpam. Un ministre de Juarez n’eût pas mieux dit. À ce moment, au 17 mai, le colonel Camacho avait cinquante-trois malades et perdait l’appui de la chaloupe l’Augustine, qui courait trop de dangers à faire le trajet de la rivière. Elle devait même, pour aller à Alvarado, dans ce dernier voyage, être abritée à bâbord de la Pique. On avait une autre raison de la rappeler à Vera-Cruz. C’était de remplacer la seconde chaloupe l’Amélie, qui ne pouvait plus aller sans réparations. Le 15 mai, avant le jour, sur les trois heures du matin, Tlacotalpam était enfin attaqué par des forces considérables. L’ennemi s’était avancé jusqu’aux barricades aux cris de : « Vive la république ! » entendus des canonnières. Un obus heureux de la Diligente avait paru déterminer sa retraite en incendiant en même temps cinq ou six cabanes en paille situées dans les faubourgs. Pendant cette attaque, un feu très nourri, partant de la rive opposée, avait été dirigé sur les canonnières. La Pique avait eu un homme grièvement blessé. Déjà, ce même jour, en venant d’Alvarado, et en passant sous le Miadéro, elle en avait eu deux autres atteints. La retraite de l’ennemi n’était que momentanée. Dès le même soir, il tiraillait aux avant-postes et tenait en éveil la garnison harassée de fatigue. La troupe de Figuerero s’était bien comportée, un peu trop bien. Elle avait hissé sur une de ses défenses un pavillon avec un emblème de mort et ces mots : « Nous ne voulons pas de quartier; nous ne ferons pas de quartier. » Cette résistance vigoureuse et prolongée devait recevoir sa récompense. Au commencement de juin, l’ennemi était moins pressant. En même temps, on envoyait des renforts au colonel Camacho, mais quels renforts ! Cent hommes envoyés de Mexico et que les désertions à leur arrivée à Vera-Cruz avaient réduits à soixante-quinze, et dans ces soixante-quinze il y avait vingt-sept sous-officiers et caporaux et quarante-huit prisonniers faits à l’intérieur. C’étaient ces gens-là que l’on envoyait à Tlacotalpam pour y défendre la cause de l’empire. Trois compagnies rurales levées près de Vera-Cruz étaient un peu meilleures. Il y avait enfin une centaine de bons fusils, des munitions et des médicamens, deux obusiers de 12 non rayés. Il y avait aussi la saison des pluies, alors complètement prononcée, et qui protégeait la ville contre l’ennemi, car on souffrait moins de l’inondation à Tlacotalpam que les libéraux sous les bois ou en rase campagne; on pouvait donc jusqu’à un certain point et en comptant sur la fermeté dont le colonel avait donné des preuves, s’autoriser des circonstances pour lui retirer l’appui constant des canonnières. La Pique et la Diligente furent rappelées, et la Tempête seule, qui continuait sa station à Alvarado, dut aller de loin en loin à Tlacotalpam.

Cette résistance de Tlacotalpam était une exception dans la façon de se comporter habituelle des Mexicains qui s’étaient ou se disaient ralliés à l’empire. Partout ailleurs, ils ne montraient dans le Sud qu’une inertie pleine d’embûches. Du reste, la nouvelle, venue d’Europe, d’une prochaine évacuation du Mexique par les Français, les remplissait, à bon droit, d’inquiétude. Ils s’étaient assez avancés, ne voulaient point se compromettre davantage. L’expédition projetée par le Yucatan contre le Tabasco était complètement abandonnée. Les matelots levés avaient été congédiés, les vivres amassés, vendus. Le général Casanova, qui commandait à Campêche, déclarait qu’il n’avait d’ordre, ni de Vera-Cruz, ni du gouvernement mexicain, pour faire l’expédition. Il ajoutait, avec la mauvaise foi qu’on met aux justifications difficiles, qu’il n’avait pu compter sur le concours de la marine française. Cela n’était pas vrai. Il s’était bien gardé de demander ce concours, car il savait d’avance qu’il lui serait acquis et que les bâtimens en station à Carmen et à la Frontera n’eussent pas manqué de suivre les opérations de près et de soutenir les impériaux. Il semblait, au contraire, avoir agi de manière à reculer indéfiniment l’expédition. Après avoir dispersé les troupes et les vivres, il objectait qu’il n’était plus prêt et que la saison était trop avancée. Pressé par le commandant Cloué, qui, même alors, ayant ses canonnières disponibles, jugeait encore possible l’entreprise contre Tabasco, il proposait, loin d’aller en avant, d’évacuer Jonuta et d’en établir la garnison à Palizada. Avoir Jonuta, c’était tenir Palizada, mais la réciproque était fausse, car l’ennemi, maître de Jonuta, empêchait toutes les coupes de bois de descendre à Palizada et de là à Carmen. Était-ce donc une avance que la prévoyante prudence du général Casanova faisait aux libéraux? On était porté à le croire. Un peu plus, on l’eût su, car le commandant Cloué, en transmettant ces hésitations du général au maréchal Bazaine, se disait prêt à appuyer le Yucatan s’il voulait marcher. Il ne fallait qu’un ordre décisif venant de Mexico et il n’eût peut-être pas été trop tard pour que Tabasco fût soumis. L’ordre ne vint pas. Il était dit que les influences occultes, qui avaient jusqu’alors protégé le Tabasco, s’exerceraient même à cette heure où, tout triomphant, l’état souverain de Tabasco promulguait, par la bouche de Garcia, un décret d’expulsion contre les Français établis sur son territoire.

Le parti qui, à Mexico, plaçait ses meilleures espérances dans la fortune possible du maréchal et rêvait pour lui de chimériques destinées, voyait sans ennui la prochaine évacuation du Mexique par les troupes françaises. Il ne songeait tout au plus à les retenir que le temps nécessaire à l’accomplissement de cette révolution électorale qui était le but de ses efforts et qu’elles pouvaient appuyer de leur présence. Les prétentions du Tabasco ne l’offusquaient pas. Elles s’humilieraient d’elles-mêmes, à un moment donné, devant le pouvoir qui les aurait ménagées et qu’elles seraient appelées à élire. Maximilien, au contraire, était toujours le faible souverain dont il fallait dévoiler l’insuffisance et surveiller les actes. Lui disparu, la place se faisait nette et telle qu’on la voulait. Aussi, influençant, sans l’entraîner entièrement toutefois, l’esprit du maréchal, ces ambitieux à courte vue obtenaient de lui qu’il s’isolât du souverain dont la défense et la consolidation eussent dû être son premier soin. Ainsi, le maréchal avait ses chiffres particuliers pour expédier ses dépêches et interpréter celles qu’il recevait. Il voulait en effet que le gouvernement mexicain ne connût de sa correspondance que ce qu’il jugeait à propos de lui en communiquer. Il se faisait informer des moindres mouvemens des bâtimens que l’Autriche laissait à Vera-Cruz à la disposition de l’empereur. La Novara, qui avait amené Maximilien au Mexique, avait été remplacée par le Dandolo, corvette à batterie couverte de dix-huit canons. Le Dandolo allait-il à la mer à cause de l’état sanitaire peu satisfaisant de Vera-Cruz, le maréchal s’enquérait s’il n’était pas secrètement parti pour quelque mission diplomatique ou militaire inconnue et tenait à ce qu’on ne sût point qu’il demandait ces renseignemens. De son côté, Maximilien, non moins défiant, cherchait à connaître les actions et les projets du maréchal, et sur toutes les lignes télégraphiques il existait des embranchemens aboutissant à un bureau télégraphique du palais. Les dépêches adressées au maréchal arrivaient ainsi au cabinet de l’empereur en même temps qu’au quartier-général. On croit voir l’antagonisme de ces faibles prétendans qui s’épuisent l’un contre l’autre en luttes puériles, tandis que s’avance à grands pas l’ennemi qui doit prendre leur place.

Nous avons poussé aussi loin que possible le récit des événemens du Sud. Il nous faut maintenant revenir au Nord et passer par les mêmes alternatives de succès et de revers jusqu’à ce que la chute de Matamoros serve, pour ainsi dire, de signal à la défection et à la capitulation des autres villes du littoral du Mexique.

Tampico n’avait jamais cessé d’être plus ou moins inquiété. Au mois de janvier 1866, les libéraux, sous les ordres de Mendez, ayant réussi à tromper sur leur marche le commandant Chopin, du bataillon d’Afrique, et le capitaine Jacquin, de la contre-guérilla, avaient attaqué avec un succès complet les positions de Tancasnequi et de Tantoyuquita. La compagnie de cent cazadores, qui les défendait, avait été battue et avait perdu trente hommes. Les magasins de marchandises avaient été complètement pillés et incendiés. La perte s’élevait à 2 millions, et ce qu’il y avait de plus regrettable, c’est que nos conseils et nos assurances de protection avaient surtout déterminé les commerçans de Tampico à choisir Tancasnequi comme entrepôt. Mendez, toutefois, avait été tué et remplacé par La Gazza comme chef des dissidens dans le Tamauîipas. La perte de leur général avait décidé les libéraux à la retraite ; mais, pour échapper à leurs cruautés, tous les habitans qui avaient cru à notre protection s’étaient enfuis dans la Sierra, Peu après, au mois de mars, la Tisiphone avait porté soixante-dix hommes de la contre-guérilla à Tampico. L’ennemi avait échoué dans une attaque contre la petite ville d’Altamira, mais les habitans, craignant un retour offensif des libéraux, s’étaient presque tous réfugiés à Tampico. Le général La Madrid était alors venu de Mexico avec cent quatre-vingt-dix hommes et deux pièces de campagne, et l’on était rassuré jusqu’à nouvelle alerte.

Tuspan se trouvait dans une situation analogue à celle de Tampico. On ne pouvait envoyer au préfet les munitions et les hommes qu’il demandait au commandant Cloué, après s’être inutilement adressé au gouvernement de Mexico, qui ne lui avait pas répondu. Il était pourtant probable que, faute de ces cent cinquante à deux cents hommes, la ville se rendrait sans combat pour éviter l’incendie et le massacre que les libéraux infligeaient, après les avoir prises, aux villes impérialistes. Quelques-unes, dans le département de même de Tuspan, s’étaient déjà prononcées contre l’empire, et toute la Huesteca était en pleine insurrection.

On sait qu’après le conflit franco-américain, au sujet de Bagdad, le Tartare était allé prendre la station du Rio-Grande. Il avait pour mission de protéger Bagdad par mer et devait entretenir avec les officiers américains du Texas des relations officieuses et même amicales. Tout de ce côté était devenu singulièrement tranquille. Escobedo, qui n’avait pu ramasser que quatre à cinq cents hommes, s’était mis en marche sur Monterey. Les communications entre Bagdad et Matamoros se faisaient très facilement par terre et par eau. Les petits vapeurs avaient repris leurs voyages réguliers, et l’Antonia avait été rendue au commerce. La grande agitation des mois précédons n’avait tenu qu’à l’aide prêtée aux dissidens par Weitzel et Clarke. Ces chefs une fois destitués, tout était rentré dans l’ordre. C’est qu’au fond la nation américaine ne voulait point commencer une nouvelle guerre pour le bon plaisir et le plus grand avantage de ces chefs et de ces bandes aussi nombreuses qu’indisciplinées, qu’elle désirait, au contraire, licencier le plus tôt possible. Le général Sheridan, commandant en chef le district, était venu à Brownsville et avait licencié les régimens noirs, de sorte qu’il ne restait plus que cinq mille hommes de troupes régulières sur la rive texienne. En avril, la rade de Bagdad, couverte un an auparavant de plus de deux cents navires, était complètement déserte. Le Tartare s’y trouvait en tête-à-tête depuis un mois avec un brick danois et demandait son rappel. Au mois de mai Matamoros paraissait en pleine sécurité, et le voisinage des troupes françaises dans le Nord, qui permettait à la garnison de faire des excursions, ôtait toute probabilité à un coup de main sur Bagdad! Dans une de ces excursions, la bande de Cortina avait manqué être complètement détruite et laissait au pouvoir des impériaux cent quatre prisonniers. Les Autrichiens, désormais jugés inutiles, avaient quitté Bagdad, et la Sonora les avait portés à Vera-Cruz, au nombre de quatorze officiers, trois cent trente-trois hommes et soixante chevaux et mulets. Le Tartare était autorisé à rentrer et transportait les cent quatre prisonniers de Cortina, qu’on mettait dans les prisons du fort Saint-Jean-d’Ulloa. Malheureusement, au mois de juin, tout changeait de la façon la plus grave. Matamoros devait recevoir du général Jeanningros, alors à Monterey, un convoi de munitions et de vivres. Le général Mejia eût désiré ne pas aller au-devant de ce convoi que les troupes françaises eussent escorté mais le général Jeanningros avait exigé que la garnison de Matamores tendît la main à ses troupes. Seize cents Mexicains étaient alors sortis sous les ordres du général Olvera, étaient tombés au milieu de différens corps libéraux qui s’étaient réunis à l’improviste au nombre de quatre mille hommes et avaient été complètement détruits. Le général Mejia ne disposait plus dès lors que de quatre cents hommes, ce qui était insuffisant pour défendre la ville. Il avait appelé à lui la garnison de Bagdad, mais il se privait ainsi de ses communications entre Matamoros et la mer, car il n’était pas douteux que l’ennemi n’occupât Bagdad. L’Adonis expédié de Vera-Cruz en toute hâte, n’eut pas à secourir Matamoros. Quand il arriva, la ville venait de se rendre. Elle avait été investie le 23 juin, et presque aussitôt une partie des lignes avait été abandonnée par la garde nationale chargée de les défendre. A ce moment, le général la Gazza, qui commandait les troupes ennemies sous les ordres de Carbajal, avait envoyé à Mejia une sommation de se rendre, affirmant qu’il n’y aurait aucun désordre et que les propriétés seraient respectées. Une députation du commerce avait appuyé cette sommation près du général en lui faisant observer que, puisqu’il ne pouvait résister efficacement, il fallait éviter que la ville ne fût prise d’assaut. Le général s’était refusé énergiquement à rendre la ville à Carbajal, tout en se déclarant prêt à traiter avec Escobedo ou un chef honnête du parti libéral. Le général Getty lui ayant proposé des vapeurs pour le conduire, ainsi que sa garnison, à Bagdad, il avait refusé en se disant assez fort pour opérer sa retraite par terre avec les soldats qui lui resteraient fidèles. Il avait répété à plusieurs reprises et d’un air belliqueux et résolu qu’il ne remettrait jamais la ville à un misérable tel que Carbajal et que, si on l’attaquait, il saurait montrer qu’il était toujours Mejia.

Le lendemain, n’ayant pas été attaqué, il céda aux sollicitations des habitans et consentit à partir. Il s’en allait attristé, moins vaincu que découragé par l’inutilité de cette lutte d’un an qu’il avait soutenue et s’étant acquis les sympathies et les regrets des Mexicains et des étrangers. C’était le 24 juin. Pendant que Mejia partait, le consul de France et toutes les personnes compromises se réfugiaient à Brownsville. En rade de Bagdad, Mejia avait trouvé l’Adonis et s’y était embarqué avec un certain nombre de troupes mexicaines et trente personnes de sa suite.

En résumé, Mejia avait quitté Matamoros en y abandonnant toute son artillerie de trente pièces de canon en parfait état avec toutes les munitions. C’était pour les libéraux un succès dont le contre-coup se fit immédiatement sentir partout à la fois. Des troupes chaque jour plus nombreuses se portèrent sur Tampico. Déjà les libéraux avaient enlevé Panuco et y avaient fait un massacre général. De là ils s’étaient portés sur Tampico, qu’ils serraient de très près; Tuspan était tout à fait compromis. Tout le pays aux environs, sans en excepter cette fois la moindre ville, s’était prononcé contre l’empire, ce qui n’avait pas eu lieu depuis trois ans. Le district de Temapache lui-même, qui avait toujours fourni les plus braves soldats et les meilleurs défenseurs à Tuspan, s’était jeté dans les bras de l’ennemi. Il est vrai que de Mexico on écrivait au commandant Cloué : « Ne vous préoccupez pas de Tuspan, » auquel cependant on n’envoyait ni munitions ni soldats, tandis que l’ennemi, parfaitement approvisionné, faisait une énorme consommation de pondre. Les troupes de la garnison n’étaient plus payées et menaçaient de passer aux libéraux. Le préfet espérait tenir cinq jours, et le commandant lui expédiait la Tactique avec deux cents hommes de Mejia qui devaient aller à Tampico si Tuspan était pris à leur arrivée.

Tlacotalpam était également dans la situation la plus triste. L’ennemi tenait la campagne et coupait les vivres à la ville. Il forçait les rancheros à emmener leurs troupeaux de bœufs dans l’intérieur à tel point que l’approvisionnement de Vera-Cruz était menace. L’eau douce manquait, car l’ennemi était maître de la source d ou on l’apportait à Tlacotalpam. La garnison et les habitans ne buvaient plus que l’eau saumâtre du fleuve. Les communications avec Alvarado devenaient extrêmement difficiles, l’ennemi ayant maintenant une pièce au Conejo et une au Miadero, et devant en avoir bientôt deux autres qu’il faisait venir de Minatitlan. Il était rare que la Pique ou la Tempête ne reçussent pas, en passant, quelque boulet dans leur coque. Ce qui se passait aux environs de Vera-Cruz et à Vera-Cruz même est à peine croyable. Le 5 juillet, des prisonniers de guerre employés au nettoyage de la ville se révoltaient. Un d’eux était tué par un Égyptien, et l’ordre se rétablissait. Mais c’était une manœuvre convenue avec les dissidens qui se tenaient aux alentours de la ville, afin qu’on leur livrât une des portes par où ils auraient pénétré pour s’emparer des autorités et piller en même temps les caisses de certaines maisons de commerce mal notées par eux. L’ennemi explorait la campagne par bandes de cinquante à soixante hommes et s’avançait la nuit jusqu’aux murailles de la ville, très faciles à escalader. Une de ces bandes avait même campé au cimetière pendant quinze heures. Le capitaine Morisson, commandant supérieur à Vera-Cruz, avait dû demander quelques hommes au commandant Cloué pour maintenir la ville, où régnait une grande fermentation, la plus grande partie de la population nous étant opposée. Le commandant lui avait envoyé un peloton de marins créoles et une pièce de 4 rayée. En dehors de ce détachement, la garnison de Vera-Cruz ne se composait plus que de quarante hommes de la compagnie indigène du génie de la Martinique et de cent vingt-cinq Égyptiens, en tout cent soixante-cinq hommes, pour une ville populeuse et toute dévouée à Juarez. Le capitaine Morisson avait télégraphié à Orizaba, où résidait le lieutenant-colonel Roland, commandant des terres chaudes, pour lui demander du monde. Cet officier supérieur avait simplement répondu qu’il n’avait personne. Il pouvait en résulter que les communications de Vera-Cruz avec l’intérieur fussent bientôt coupées. En effet, le 8 juillet, le village de la Purga était attaqué, ce qui avait retarde le train de Mexico. Quoique l’ennemi eût été repoussé, il fallait s’attendre, et sur une plus grande échelle, au renouvellement de ces tentatives. De plus, on était forcé d’employer désormais quarante Égyptiens pour la sécurité des trains, vingt au train montant et vingt au train descendant. Il devenait de la dernière urgence d’obtenir du maréchal une troupe, quelle qu’elle fût et quelque danger que pût courir sa santé, pour garder Vera-Cruz.

Ce fut à ce moment que l’impératrice Charlotte partit pour l’Europe. Elle allait, disait-on, y rétablir sa santé chancelante, mais, en réalité, y chercher des secours pour Maximilien. Il y a des événemens qui résument une situation sous une forme sensible. Tel fut ce départ dans sa tristesse et son abandon. L’impératrice avait fait tout ce que peut faire une femme avec l’insinuante énergie de ses conseils, le charme de son esprit, la décision de son caractère. Elle ne partait que pour lutter de nouveau sur un autre terrain et prête à revenir dès que sa tâche, qu’elle y eût réussi ou non, serait terminée. Le 15 juillet, le commandant Cloué l’attendait à Vera-Cruz, d’où elle s’embarquait sur le paquebot de Saint-Nazaire. Dès la veille, afin qu’aucun incident ne vînt retarder l’embarquement de l’impératrice, le commandant Peyron, chargé du service maritime français à terre, avait fait appeler le capitaine du port mexicain et lui avait demandé s’il avait un canot pour sa majesté. Il n’en avait pas. — S’il avait des hommes? Pas davantage. Le commandant Peyron dit alors qu’il fournirait le canot et les hommes, mais que le pavillon français flotterait à l’arrière et le pavillon mexicain devant. Le 15 juillet, sa majesté, qui avait déjeuné à Paseo del Macho, n’arriva à Vera-Cruz qu’à deux heures. Elle descendit du chemin de fer et se dirigeait vers le môle pour s’embarquer, lorsqu’elle s’arrêta tout à coup et entra dans le bureau français de la direction du port, où elle fit appeler le général Marin, préfet maritime mexicain. Le général sortit bientôt très pâle et très ému et vint dire au commandant Cloué que sa majesté faisait des difficultés à cause du pavillon. Il pouvait en coûter en effet, à l’impératrice du Mexique, de ne point même quitter sous son pavillon impérial ce sol où elle avait régné, où elle régnait encore. Le commandant Cloué voulut entrer chez l’impératrice pour lui expliquer ce qui s’était passé, mais le général Marin, qui avait peut-être accusé la marine française d’avoir tout voulu prendre sur elle, le supplia de n’en rien faire. On échangea naturellement ce pavillon de poupe contre un pavillon mexicain, et l’impératrice s’embarqua immédiatement. La foule était compacte. Les marins formaient la haie. Le silence le plus complet régnait. Il ne fut pas poussé un seul vivat. C’est à peine si quelques chapeaux se soulevèrent. Une voix essaya de crier : « Vive l’impératrice! » Personne ne lui répondit, bien que le môle fût couvert d’autant de monde qu’il en pouvait contenir. Sa majesté paraissait douloureusement impressionnée. Pendant le trajet du môle au paquebot, le canon du Magellan à Sacrificios et les cris de : « Vive l’empereur ! » que les matelots de la Pique, mouillée près du fort, poussèrent de la mâture, réussirent à distraire un instant l’impératrice. Arrivée au paquebot, elle garda un quart d’heure auprès d’elle le commandant Cloué, et le congédia en lui annonçant qu’elle serait de retour dans trois mois. A cinq heures du soir, le paquebot partait pour l’Europe.

L’attitude de la population de Vera-Cruz dans cette circonstance révélait assez ses dispositions intimes. Il s’organisait en ville, et presque ouvertement, un complot pour piller la caisse de la douane, enlever les personnes de marque et égorger les employés français. Ce complot fut découvert par un sous-officier de la contre-guérilla qui avait été admis sans difficultés à y participer. Les conspirateurs, au nombre de quarante, ou cinquante se réunissaient dans une maison en face du théâtre. C’était là que demeurait leur chef, un ancien prisonnier de Puebla, conduit en France, puis gracié, nommé Théran. Le commandant militaire de Vera-Cruz savait si peu ce qui se passait, qu’informé du lieu de la réunion, il ignorait que ce fût la maison d’un homme aussi dangereux que Théran. Bien qu’on ne fût pas encore au mois d’octobre, il eût été bon que le commandant des terres chaudes se trouvât à son poste. En vain on lui demandait du monde, il répondait : « C’est comme cela partout. Je ne peux rien, car je n’ai pas assez de troupes, et Vera-Cruz est ce qui m’inquiète le moins, à cause de la marine. » Que pouvait faire cependant la marine, une fois la garnison enlevée, sinon menacer la ville d’un bombardement qui ne se fût pas accompli? De plus, les dissidens, après avoir pillé, s’en seraient allés. Du reste, le commandant supérieur disait vrai. Ses troupes, en trop petit nombre, avaient besoin d’être partout et n’étaient nulle part. Tous les postes entre Jalapa et Vera-Cruz s’étaient prononcés contre l’empire. Des bandes de brigands arrêtaient les bœufs et les provisions. Tour la première fois depuis plusieurs années, on venait d’être obligé de faire entrer en ville un troupeau de bœufs afin d’assurer l’alimentation pendant quelques jours. Le 29 juillet, Medellin village à deux lieues de Vera-Cruz, sur une branche du chemin de fer, était attaqué, et, pour le dégager, il fallait envoyer trente Égyptiens de la garnison déjà si restreinte. Alvarado était pris Les canonnières la Tactique et la Diligente étaient arrivées trop tard pour le secourir. Elles l’avaient repris, mais ne pouvaient y mettre de garnison. Comme c’était le point de ravitaillement de Tlacotalpam, il eût fallu que le colonel Camacho y envoyât des troupes, mais il était hors d’état de le faire. Le colonel et ses soldats très émus de la chute de Matamores, s’étaient liés ostensiblement avec les libéraux et ne restaient si longtemps à leur poste que par point d’honneur. La Tempête, qui était à Tlacotalpam même, avait sa coque avariée, une partie de son équipage sur les cadres. Le séjour de la rivière devenait mortel pour, elle et elle allait rentrer pour être démolie, n’étant plus d’ailleurs d’une utilité indispensable au colonel Camacho, qui avait assez d’infanterie et de cavalerie pour évacuer la ville. En tout cas, Tlacotalpam devait être perdu au premier jour.

Tampico succombait. Il n’avait point reçu de secours autre que le Mosquito, dont la présence rassurait la ville, mais qui ne pouvait sauver la place assiégée par deux mille dissidens. Le 1er août, avant le jour, l’ennemi avec lequel s’entendait la partie mexicaine de la garnison avait envahi le fort Iturbide, situé dans la partie sud-est de Tampico et, de là, toute la ville, sans tirer un coup de fusil. il n’y avait plus à tenir que la position à l’ouest de la ville, le fort Casamata, occupé par le capitaine Langlois et la contre-guerilla. Au départ du Mosquito qui apportait ces nouvelles à Vera-Cruz, le capitaine Langlois espérait tenir jusqu’au 8 août, bien que l’ennemi dût être renforcé par cinq cents hommes qui, de la rive droite, se dirigeaient de Tampico-Alto sur Pueblo-Viejo. Un grand nombre de dissidens étaient armés de carabines revolvers à six coups. Le Mosquito, qui ne ramenait qu’une dizaine de personnes, avait été traversé d’un bord à l’autre par un boulet de 24 du fort Iturbide. Il ne s’agissait pas de reprendre Tampico pour le perdre quinze jours plus tard, mais il fallait sauver les deux cents Français, habitans et soldats qui, avec le capitaine Langlois, se trouvaient au fort Casamata dans la situation la plus critique. En effets, par une imprévoyance bien extraordinaire, si cela ne se fût passé au Mexique, le fort de Casamata était à peine approvisionné de vivres et de munitions de guerre. Il n’avait qu’une semaine de provisions avariées et au 1er  août vingt coups de canon. Encore en avait-il tiré six au commencement de l’action, ce qui les réduisait à quatorze.

Le maréchal, instruit des faits, mit à la disposition du commandant Cloué deux cents hommes d’infanterie du colonel Rolland à Orizaba. Mais c’était trop peu de monde pour essayer de reprendre Tampico et trop pour le seul coup de main hardi et prompt qu’il y avait à tenter en faveur de nos soldats. D’ailleurs, très pressé sur tous les points, le colonel manifesta le plus vif désir de garder ses hommes. Le commandant n’insista pas et expédia aussitôt à Tampico l’Adonis, la Tactique, la Diligente et le Mosquito. Les instructions de l’Adonis, qui, à cause de son tirant d’eau, ne pouvait entrer en rivière, étaient de faire franchir la barre aux canonnières, s’il y avait lieu. Cela fait, elles devaient éteindre le feu du fort Iturbide, qui, au sud-est de la ville et au tournant du fleuve, était occupé par l’ennemi, puis se mettre en communication avec la garnison assiégée dans la partie ouest et ne rester que le temps nécessaire pour sauver le monde et l’enlever. Avec le fort Iturbide c’était une partie de canon de 30 rayé à jouer, et il fallait la jouer à coup sûr. Le commandant Cloué, que la situation de Vera-Cruz alarmait, n’avait pas l’intention de le quitter lorsqu’il reçut du maréchal une lettre où se déguisait mal une vive anxiété au sujet de Tampico. Il comprit qu’il devait partir, et se mit en route avec le Magellan et la Pique, la dernière canonnière qui lui restât.

Cependant les jours s’écoulaient, et la position du capitaine Langlois, plus grave que ne l’avait annoncée le Mosquito, s’était encore compliquée. Il était assiégé à la fois dans le fort de Casamata et dans la caserne de l’Octavo, où s’était réfugiée une partie de la garnison mexicaine demeurée fidèle. Or les provisions mises dans le fort de Casamata, un mois auparavant, se composaient de trente jours de biscuit et d’eau pour soixante hommes. Au 1er  août, le biscuit était en partie avarié, et il y avait à nourrir cent quatre-vingt-dix hommes de la contre-guerilla et cinq cent vingt Mexicains. Il est vrai que, le 1er  août, le premier jour de la lutte, deux cents Mexicains avaient déserté et que onze Français s’étaient fait tuer à leur poste, au fort Iturbide. Le soir, un officier, M. de Lorne, et vingt et un soldats français avaient péri dans une reconnaissance autour du fort. Le troisième jour, il avait encore déserté deux cents Mexicains, et il n’en restait plus, en défalquant les malades, que soixante-dix capables de combattre. La ration de la troupe était réduite à une galette de biscuit. Dès le principe, les ressources du fort en vivres avaient été partagées entre le fort et la caserne de l’Octavo, où il n’y avait aucun approvisionnement, sauf une citerne de bonne eau. Pendant le jour, les communications entre les deux points étaient à peu près impossibles, l’ennemi balayant de son feu l’espace qui les séparait. On communiquait la nuit avec moins de risques. Quoiqu’on eût fait une visite dans les magasins des environs, on n’avait trouvé ni farine, ni maïs, seulement un peu d’eau-de-vie. Il avait fallu songer à tuer et à essayer de saler les cinq ou six chevaux qui restaient dans la caserne. En artillerie, le fort avait une pièce de 24 sans munitions, deux pièces et deux canons-obusiers de 12, dont un hors de service, ces pièces convenablement munies de poudre et de projectiles. À l’Octavo, il y avait une pièce de 12, un obusier de 16 et un canon-obusier de 12, mais on avait renoncé à se servir de ces trois pièces, qui ébranlaient trop fort la caserne. Les munitions étaient si mauvaises que les projectiles ne pouvaient être lancés qu’à très peu de distance. Pour la mousqueterie, on avait des cartouches, à condition de ne pas les prodiguer. Le premier jour, les Français furent sommés de se rendre purement et simplement. On leur promettait la vie sauve. M. Langlois avait refusé. Le troisième jour, les travaux d’approche de l’ennemi cernaient la caserne et le fort ; ses barricades, armées de canon, étaient tout près. Le 10, nouvelle sommation. Une lettre du général Pavon offrait au capitaine Langlois de sortir de ses positions avec les honneurs de la guerre et de partir pour Vera-Cruz sur le petit vapeur mexicain le Vera-Cruz, qui était alors dans la rivière. Nouveau refus du capitaine. C’est ce jour-là qu’arrivèrent les canonnières. L’ennemi coula aussitôt deux bateaux dans la passe. Malgré ces obstacles, le 7, au matin, la Diligente et la Tactique franchirent la barre avec le Mosquito, éteignirent le feu du fort Iturbide et continuèrent leur route. La Diligente et la Tactique étaient beaupré sur poupe et le Mosquito à bâbord des deux, car on n’attendait d’attaque que de tribord. Mais l’ennemi avait établi une batterie à bâbord, à l’endroit appelé Las Piedras. Ayant leur artillerie disposée pour tribord, les canonnières durent essuyer le feu de cette batterie, à laquelle le Mosquito seul put répondre. Au même moment, les pièces du sud et de l’ouest du fort Iturbide, qui n’avaient pas eu encore occasion de tirer, ouvrirent leur feu sur les canonnières qui avaient dépassé le tournant du fleuve et qui arrivèrent ainsi sous la ville, où elles furent accueillies par un autre feu très vif de canon et de mousqueterie partant des barricades. Les canons rayés des canonnières eurent bientôt engagé l’ennemi à cesser son feu et à se tenir à l’abri. Les canonnières se turent elles-mêmes. La ville étant bâtie en amphithéâtre, il était impossible de voir Casamata. On savait de plus les troupes libérales fort nombreuses. Tenter de communiquer de vive force avec les nôtres dans une pareille situation était à peu près impraticable. Le lieutenant de vaisseau Révault, commandant la Diligente et le plus ancien des trois capitaines, fit hisser le pavillon blanc et convint avec ses deux collègues que si, dans une heure, personne n’était venu, on amènerait le signal de trêve et on ouvrirait de nouveau le feu contre la ville. Cela allait être fait, quand le général Pavon envoya un de ses officiers parler au capitaine Révault. Celui-ci, se fiant avec une énergie singulière à la simple parole d’honneur des Mexicains, se fit conduire à la caserne de l’Octavo, où était M. Langlois, apprécia la position désespérée de cet officier et parvint, non sans peine, il est vrai, à le convaincre qu’une plus longue résistance ne conduirait à rien et que le mieux à faire était d’accepter les conditions les plus honorables qui aient jamais été obtenues. Il est certain que, n’ayant pas le millier d’hommes nécessaire pour occuper et garder Tampico, il n’y avait rien de mieux à faire que de se retirer avec tous les honneurs de la guerre et de ne pas compromettre, pour un résultat impossible, la vie de braves soldats. Suivant la convention qui fut dressée, les troupes s’embarquèrent le lendemain, à trois heures, emmenant même avec elles deux canons-obusiers de 12. Pour rendre les honneurs aux soldats de M. Langlois, les troupes mexicaines, au nombre de deux mille cinq cents hommes, étaient rangées en ligne sur tout le parcours et dans le plus grand ordre. Elles avaient très bonne mine. Ce n’étaient pas des bandes, mais bien des troupes avec lesquelles il fallait compter. Le général Pavon fut d’une courtoisie parfaite et avait pris toutes ses mesures pour éviter un conflit, ce qui était nécessaire, car la contre-guerilla avait accumulé bien des haines contre elle dans les environs de Tampico. Il avait menacé ses soldats de faire fusiller même celui d’entre eux dont le fusil partirait par inadvertance. Lorsque les canonnières eurent repassé la barre, le Magellan, qui venait d’arriver devant Tampico, prit à son bord les débris de la garnison, composée de trente officiers et cent soixante-seize hommes de la contre-guérilla; quatre-vingts officiers, vingt et un hommes de cavalerie et trente hommes d’infanterie mexicaine, trente femmes et enfans appartenant plus ou moins à ces troupes, et quinze réfugiés civils divers. La tranquillité se rétablit d’ailleurs assez vite à Tampico pour que le consul, M. de Saint-Charles, et l’agent des paquebots transatlantiques pussent engager le capitaine de la Sonora à remonter devant la ville et à faire ses opérations comme auparavant. Le commerce de Tampico se consola facilement de nous voir partir, car les routes devenaient libres par l’intérieur, et quels que fussent les droits à payer, il y avait de gros bénéfices assurés. Si le port de Tampico restait ouvert, il allait devenir un des principaux ports, au grand détriment de Vera-Cruz, par où entraient les marchandises étrangères.

L’évacuation de Tlacotalpam suivit de près la chute de Tampico. La ville était attaquée le 10 août. L’attaque avait été repoussée, mais le colonel Camacho n’espérait pas résister plus longtemps et paraissait complètement découragé. Il avait deux cent cinquante hommes malades et blessés, le reste démoralisé. L’autorité mexicaine de Vera-Cruz lui envoyait enfin des instrumens de chirurgie, mais point de munitions pour son artillerie. C’était dérisoire. La Tempête, occupée à garder Alvarado, ne pouvait communiquer avec lui et ne passait d’ailleurs le Conejo qu’avec de très grands risques. Cela ne pouvait durer. L’évacuation fut résolue. On récoltait ainsi ce qu’on avait semé, car le commandant Cloué n’avait laissé ignorer à personne que toute garnison laissée à Tlacotalpam pendant l’hivernage était fatalement vouée à la mort et que, pour ces motifs, les dissidens eux-mêmes en 1864 avaient dû évacuer la ville après l’avoir reprise. La Pique, la Tempête, la Tactique et la Diligente partirent d’Alvarado et, se soutenant les unes les autres pour affronter l’artillerie du Miadéro et du Conejo, remontèrent à Tlacotalpam. En passant au Conejo, la Tactique eut un boulet à la flottaison et la Pique ses plaques de blindage de mousqueterie traversées par un boulet qui blessa un homme assez grièvement. Elle semblait avoir le monopole de ces sortes de mésaventures.

Le colonel Camacho et M. Gaude, le capitaine le plus ancien de la Tempête, arrêtèrent les dispositions à prendre pendant la journée de suspension des hostilités convenue entre le général Garcia et le colonel Camacho. Le 18, l’évacuation avait lieu, laborieuse et traversée par un fort coup de vent. La rivière était si agitée que les canonnières avaient peine à marcher et qu’il fut impossible à la cavalerie de Figuerero de passer au paso Miadero. Il fallut qu’elle vînt camper vis-à-vis d’Alvarado, mais de l’autre côté de la lagune, sous la protection des canonnières. Ce fut de là qu’après le coup de vent elle passa à Alvarado sans accident, à l’aide de toutes les pirogues mises en réquisition. Les canonnières revinrent à Vera-Cruz. La Tempête resta à Alvarado.

Cette évacuation permettait de secourir Tuspan avec la garnison de Tlacotalpam, devenue libre, mais on trouva préférable de laisser à Alvarado la troupe de Camacho, qui avait beaucoup de malades, et d’envoyer celle de Figuerero prendre son ancien poste sur notre ligne de communication, près de Medellin. Le général Callejo, préfet de Tuspan, demandait toutefois des secours immédiats. C’était avouer qu’on renonçait à s’occuper de Tuspan. De fait, on était débordé de tous côtés. Le 21 août, ce même Medellin avait été attaqué par la bande de Prieto forte de deux cents hommes. Deux maisons avaient été brûlées et les rails enlevés en trois endroits pour couper la communication avec Vera-Cruz. La faible garnison de trente-sept hommes avait eu des tués et des blessés.

Comme toujours, — cette fois en attendant la troupe de Figuerero, — vingt cavaliers égyptiens avaient été détachés de Vera-Cruz pour Medellin. La situation de Vera-Cruz était plus inquiétante ou, pour mieux dire, plus humiliante que jamais. Prieto, avec ses guérillas, venait souvent camper à petite portée de canon des murailles. Il avait écrit à un habitant riche de lui envoyer un cheval tout sellé, et l’habitant s’était exécuté parce qu’il avait aux environs des propriétés nullement protégées. On enlevait à notre fournisseur deux cents bœufs sur l’Alameda, et pour les ravoir, il payait 10 piastres par chaque bête à cornes. L’ingénieur du chemin de fer de Vera-Cruz à Jalapa était enlevé, relâché moyennant 500 piastres de rançon et chargé de recommander au directeur de la compagnie qu’il n’oubliât pas de payer à l’avance sa contribution mensuelle de 100 piastres s’il ne voulait pas qu’on brûlât son chemin. Il eût fallu des troupes à tout prix pour faire cesser cet état de choses; mais il n’en venait point, et le maréchal, importuné des demandes qu’on lui adressait, répondait que tout cela finirait quand, avec le retour de la belle saison, les troupes qui rentraient en France traverseraient Vera-Cruz. Il ajoutait que, jusque-là, il ne se souciait pas d’exposer ses soldats à l’influence d’un climat meurtrier. — C’était de la franchise.

La situation de Tuspan était pourtant de plus en plus compromise. Les forces ennemies n’étaient plus qu’à 20 lieues de la place, contre laquelle elles s’avançaient en s’augmentant de tous les petits détachemens qui existaient déjà dans la province, ce qui pouvait faire deux mille hommes. Le 26 août, une première attaque avait eu lieu. Le préfet se plaignait, non sans raison, d’être abandonné, et la ville était travaillée par des meneurs qui n’hésiteraient pas à se prononcer. Les chefs de Tampico s’acheminaient de leur côté vers Tuspan et se prétendaient sûrs d’avoir la garnison pour eux. Le Mosquito, dans de pareilles circonstances, ne pouvait rester seul à Tuspan, d’autant plus que l’appui qu’il lui prêtait devenait illusoire. Le Phlégéthon alla le chercher et le fit sortir de la rivière, bien que le général Callejo lui demandât de le laisser encore vingt-quatre heures. Mais, au fond, le général était enchanté du départ de ce petit navire, car c’était pour lui un moyen de s’excuser à nos yeux et un prétexte pour traiter. Il traita en effet aussitôt avec les libéraux.

Les troupes de Camacho et de Figuerero, qui eussent pu être fort utiles à Tuspan, ne devaient pas servir à grand’chose là où on les avait laissées. Elles se fondaient par la désertion et la maladie. Le colonel Figuerero, pressé par le capitaine de la Tempête de se rendre à Medellin, arguait du piteux état de sa cavalerie et ne paraissait point disposé à partir. Sur deux cent vingt-trois hommes de Camacho qui occupaient Alvarado, cent cinquante seulement, au 24 août, étaient valides. Au 7 septembre, ils étaient réduits à quinze ou vingt, et le colonel Camacho prévenait le capitaine Gaude qu’il partait pour Vera-Cruz, afin d’y demander des secours et qu’il reviendrait bientôt. Il était beaucoup plus probable qu’il ne reviendrait point, car, à son passage à Vera-Cruz, il ne donnait aucun signe d’existence au commandant Cloué.

A Jonuta, la garnison s’était soulevée, le 11 août, à l’instigation de ses officiers et avait proclamé la république. Cette troupe se composait de soixante-six hommes et de deux pièces d’artillerie. Aussitôt après cette proclamation, elle avait marché sur Palizada, lui avait imposé une contribution de 500 piastres et s’était retirée sur Macuspana. Le capitaine de la Tourmente allait à Jonuta, mais n’y pouvait rien organiser, il n’y trouvait pas d’ennemis, mais la plus grande inertie parmi les habitans. D’ailleurs, y eût-on envoyé de Carmen une nouvelle garnison qu’elle se fût prononcée comme l’ancienne, d’autant plus que les troupes de Carmen étaient composées d’anciens soldats de Régulés, transplantés au Yucatan, transformés là en soldats de l’empire et qui ne se tenaient tranquilles à la lagune que parce qu’ils avaient peut des canons de notre bâtiment stationnaire.

Par suite de la défection de Jonuta et de Palizada, la présence de la Tourmente à la Frontera n’avait plus d’autre but que de veiller sur la douane établie à bord du Conservador. Il est vrai qu’il s’agissait de la perception de quelques mille piastres qui, dans les circonstances actuelles, n’étaient pas à dédaigner. Mais, les routes de l’intérieur appartenant aux libéraux et la douane de Vera-Cruz étant de connivence presque ouverte avec Alvarado, par où se faisait la plus active contrebande, cette perception baissait sensiblement et allait se réduire à fort peu de chose.

La fin de notre occupation au Mexique semblait indiquée d’une façon si naturelle et si logique que ceux mêmes qui nous étaient restés fidèles jusque-là et qui se sentaient de la sympathie pour nous songeaient le plus naïvement du monde à nous abandonner. Les notables de Carmen venaient trouver le lieutenant de vaisseau Cahagne, du Brandon, et lui demandaient quelle attitude il prendrait vis-à-vis d’eux, dans le cas où ils feraient pacifiquement leur adhésion au gouvernement républicain. Le capitaine leur répondit qu’il leur enverrait des coups de canon, parce qu’il ne pouvait leur permettre de changer leur forme actuelle de gouvernement. Les inquiétudes de Carmen se comprenaient. Sa garnison de soixante-dix hommes n’était pas sûre, et, de plus, le chef dissident Prieto, dont la troupe avait été renforcée par les déserteurs de Jonuta, paraissait avoir repris son ancien projet de l’envahissement du département de Campêche par Palizada et Sabanqui. Le Tabasco allait ainsi exécuter contre le Yucatan le projet d’invasion que le Yucatan avait formé contre lui. Carmen craignait, avec quelque raison, que les Tabasqueños, dès qu’ils seraient maîtres de toutes les rivières, ne forçassent le commerce entier à passer par chez eux, n’étant pas assez mal avisés pour laisser le bois descendre à la lagune et y payer les droits. Alors cette pauvre île de Carmen, déjà grevée de droits d’importation exorbitans, eût perdu l’exportation de ses bois, sa dernière branche de commerce. La première à se prononcer pour l’empire, elle ne voulait pas être la dernière à se prononcer pour la république, et il y avait presque injustice à ne pas la laisser faire. La seule considération était que le Yucatan se fût prononcé aussitôt après elle, et il y avait intérêt à retarder ce moment. Le Brandon était donc encore utile à Carmen pour la maintenir dans la soumission.

Le sentiment du terme prochain de notre domination, corroboré par la nouvelle officielle de notre évacuation dans un espace de temps déterminé, était si répandu que, partout où nous n’étions plus, les choses reprenaient, en dehors de nous, leur cours ordinaire. A Tampico, déjà le commerce trouvait d’immédiates compensations à notre départ. A Tuspan, les libéraux, s’occupant d’élections, portaient comme préfet politique notre ennemi, le vieux Carlos Llorente. A Matamoros, d’où l’Adonis venait de ramener quelques débris de la troupe du général Olvera, le gérant de notre consulat, M. Hartemberg, et quelques Français, la tranquillité régnait tout au profit des libéraux, qui s’approvisionnaient par le Texas de tout ce dont ils avaient besoin. De même que les confédérés recevaient autrefois par le Mexique ce qui leur était nécessaire sans que les fédéraux pussent s’y opposer, de même les libéraux tiraient des États-Unis par cette frontière tout ce qu’ils voulaient sans qu’il nous fût permis d’y mettre obstacle.

Comme on ne renonce qu’à la dernière extrémité à un pouvoir longtemps exercé, nous avions songé à bloquer les différens ports qui venaient de nous échapper, mais cela ne se pouvait faire sans une notification de blocus et surtout sans des forces effectives qui nous manquaient. Si le blocus d’Alvarado, où se trouvait une canonnière, était facile, celui de Tampico était presque impossible à garder à cause du mouillage. Le vent du nord forçait le bâtiment à partir. Une fois le bloqueur hors de vue, le blocus était levé, et il y eût toujours eu dans la rivière de Tampico quelque bâtiment étranger pour constater le fait. Nous avions agi ainsi sur la côte d’Amérique pendant la guerre de la sécession, et il était trop juste que les Américains nous rendissent la pareille. Le blocus levé de fait, il eût fallu le notifier de nouveau. Enfin, le mouillage, en cas de mauvais temps, étant à 20 lieues de Tampico, on ne pouvait songer à faire admettre un blocus à cette distance. Il y avait aussi, ce qui était fort délicat à remplir, l’en-tête de la déclaration de blocus : « Vu l’état de guerre entre la France et (?) » Ce point d’interrogation était toute une question politique soulevée, car on ne pouvait être en guerre, même fictivement, avec le Mexique, au moment où cette question du Mexique allait avoir une fin. Ces considérations firent abandonner toute idée de représailles par voie de blocus.

Dès lors, les bâtimens n’avaient plus qu’à se concentrer à Vera-Cruz en attendant que les événemens décidassent du rôle qu’ils auraient à jouer. Au commencement de novembre 1866, le Magellan, le Phlégéthon, l’Adonis, le Brandon, la Pique, la Diligente et la Tactique avaient rallié à Vera-Cruz le guidon du commandant Cloué. On démolissait la Tempête, qui finissait sa laborieuse carrière par une épidémie. Six hommes et un de ses officiers, le second du bord, mouraient de la fièvre jaune. La Tourmente quittait la Frontera qu’on laissait à son libre arbitre, et le Tartare, ayant d’assez graves avaries de machines à réparer, restait seul à, Carmen, où il avait remplacé le Brandon. Il n’entre pas dans notre cadre de raconter au long les événemens politiques, et nous ne ferons qu’esquisser ceux de ces derniers temps. Le 26 octobre, l’empereur Maximilien quittait sa capitale et s’arrêtait à Orizaba. Mais le bruit courait qu’il allait abdiquer et qu’il poursuivrait alors son voyage jusqu’à la Vera-Cruz, pour s’y embarquer. Ses bagages étaient même arrivés, et le commandant Nauta, de la frégate autrichienne le Dandolo, avait reçu l’ordre de prendre toutes ses dispositions pour recevoir sa majesté, qui serait allée à Saint-Thomas d’abord, puis à Cadix. Le 30, la nouvelle arrivait que le départ de l’empereur n’aurait pas lieu avant quinze jours et bientôt après qu’un grand changement s’était fait dans les intentions de sa majesté, qui retournerait à Mexico. D’où venait ce changement? Qui l’avait inspiré? On dit que ce fut le maréchal. Quelle que pût être la déception des espérances qu’il avait conçues, ces espérances n’étaient point complètement anéanties tant que l’empereur Maximilien resterait provisoirement sur son trône. Puis, tant qu’il y resterait, l’armée d’occupation ne semblait devoir partir qu’à la limite extrême qu’on avait spécifiée, et son chef, demeurant naturellement à sa tête, ne serait point dans la cruelle alternative de renoncer définitivement, en partant avec elle, au rôle que les événemens pouvaient l’appeler à jouer ou de poursuivre ce rôle à tout hasard et comme un simple particulier, en restant au Mexique sans elle et sans son prestige. La dépêche qui ordonnait l’évacuation immédiate et complète fut donc un coup de foudre que la résolution de Maximilien de ne point abdiquer ne pouvait atténuer. Cette abdication semblait être en effet une conséquence forcée de l’évacuation et devoir même la précéder. Si elle avait lieu, on avait le champ libre pour obtenir par des négociations des garanties pour nos nationaux et les Mexicains compromis dans notre cause. Le ministre de France, M. Dano, et le général Castelnau eurent à ce sujet, et autant en leur nom qu’en celui du maréchal, une entrevue avec l’empereur Maximilien à Puebla. Après les avoir écoutés. Maximilien leur dit en souriant : « Vous me venez trouver de la part du maréchal, et c’est lui qui m’invite à rester. » Il leur tendait en même temps une lettre, où le maréchal lui conseillait de ne pas abdiquer, d’armer Marquez et Miramon, et lui proposait des armes. Il n’est pas croyable que de mesquines considérations d’argent aient influencé le maréchal, mais les souverains aiment à récompenser ceux même par qui ils se savent secrètement menacés, des conseils d’ambition qu’ils en reçoivent. Maximilien se montra reconnaissant envers le maréchal en lui achetant son palais de Buena Vista 100,000 piastres. L’expédition se liquidait moins brillamment pour la France. Au moment du départ, à Paseo del Macho, six mulets tout harnachés, cent-quarante-cinq bâts neufs et soixante-dix-neuf vieux se vendaient aux enchères six réaux (4 francs). Ce n’était pas cher.

L’évacuation ordonnée avait, en effet, suivi son cours, et dès le mois de février, les transports étaient arrivés. L’escadre cuirassée de l’Océan était également venue peut-être pour garder contre l’imprévu, en lui donnant un caractère tout militaire, cette évacuation qui se faisait dans les conditions désarmées d’un départ d’émigrans, peut-être aussi parce que son chef avait désiré venir. Il était difficile d’ailleurs de remettre en des mains plus fermes et plus courtoises que celles de l’amiral de la Ronciers la surveillance et la direction d’un pareil mouvement de troupes et de navires. Dès le premier jour, l’amiral comprit que le commandant Cloué, avec sa longue expérience des hommes et des choses au Mexique, son intelligente et rare activité, était, pour l’évacuation, l’organisateur indiqué et sans égal. Il le laissa donc faire, et sa présence, au lieu d’être un contrôle, ne fut qu’un bienveillant appui pour le commandant de la division. Les vaisseaux accélérèrent seulement de leurs corvées et de leurs chaloupes à vapeur l’opération générale. En trois semâmes, tout était terminé. Le dernier bâtiment-transport chargé de troupes était parti pour la France. Le 16 mars, vers quatre heures du soir, l’escadre cuirassée de l’Océan et les bâtimens de la division étaient en appareillage sur rade de Sacrificios. Il y avait eu la veille un coup de vent du nord, la mer était encore agitée, le ciel gris; on apercevait au loin les murailles blanches de Vera-Cruz, tout près, l’îlot de Sacrificios avec sa cabane d’hôpital et les tombes de nos marins dans le sable. On allait partir. Enfin! Et pourtant on éprouvait une sorte de regret mélancolique. N’était-ce point à ces rivages, où l’on ne reviendrait peut-être plus, que l’on avait souffert et combattu en rêvant par instans la réalisation possible de belles espérances désormais évanouies! L’escadre cuirassée s’ébranla la première en ligne de file. Les bâtimens de la division, le Brandon, le Tartare, l’Adonis, la Tactique, la Pique, la Tourmente et la Diligente, la suivirent de près en formant sur sa gauche une seconde ligne. Le Magellan appareilla le dernier. C’était un hommage rendu au commandant Cloué, qui n’abandonnait qu’après tous les autres ces plages lointaines où, pendant trois ans, il avait eu la plus rude part et la première dans les dangers et les fatigues. L’amiral l’avait voulu ainsi, réservant comme récompense au commandant Cloué la justification de cette vieille parole française : « Il fut à la peine, c’est bien le moins qu’il soit à l’honneur. »


HENRI RIVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 1er février.