La Marine française au Mexique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 658-688).
◄  01
03  ►
LA
MARINE FRANCAISE
AU MEXIQUE

II.[1]
DU BLOCUS DES COTES AUX PREMIERS ÉVÉNEMENS DE MATAMOROS.


I

En conséquence des mesures prises pour le blocus du Tabasco, la Tourmente et le Conservador s’établirent aussitôt à la Frontera. La Tempête, déjà à Alvarado, y fut appuyée à terre par la compagnie Lardy des créoles de la Martinique, qui venait d’arriver de Campêche. Le Brandon et la Louise s’installèrent à Carmen. C’était à la fois inquiéter et dominer le Tabasco en lui coupant les ressources et les vivres. On disait qu’un mouvement impérialiste important se préparait dans le haut du Goazocoalcos et le Chiapas. Fallait-il le croire et était-il réellement impérialiste ? De quelque nature qu’il fût et même s’il était l’intrigue politique que l’on espérait exploiter à Mexico, il fallait le soutenir. Les dissidens, ainsi menacés des deux côtés, pouvaient être amenés à composition, et il était douteux qu’une conspiration heureuse sortît pour eux de leur défaite. Les avantages sérieux que le gouvernement de Maximilien remporterait dans le Sud ne tourneraient pas contre lui. Il y avait enfin, quoique le blocus, ainsi que nous le verrons, ne dût pas tenir tout ce qu’il promettait, l’espérance de grouper par la protection qui lui serait assurée, à chaque point qu’occupaient le canonnières, une population qui se rattachât fortement à l’empire. Cette espérance se réalisa en partie, et les jeunes officiers qui commandaient les canonnières exercèrent autour d’eux jusqu’au dernier moment une influence presque absolue d’autorité et de protection.

Seulement, au milieu de ces soins, la marine avait toujours ses misères. Le mois d’avril arrivait, et c’était l’époque où la guerre retirait ses employés et ses services de toutes sortes des terres chaudes, la fièvre jaune étant un ennemi qu’elle pouvait se dispenser de combattre. Il est vrai que le maréchal, sachant que la suppression de l’hôpital de la marine était imminente, prévenait le commandant qu’il pouvait envoyer ses malades à l’hôpital de la Soledad. Or, cette ambulance était une maison de paille qui ne recevait que quarante lits, tandis que nous en avions soixante à la Vera-Cruz. Puis un malade qui a un accès pernicieux ne peut attendre le chemin de fer. Ce n’était pas pratique. En outre, la poste et le trésor étaient supprimés et portés à Cordova. On allait donc être forcé d’expédier les vaguemestres jusque-là avec des lenteurs et des retards, car des bâtimens sur le qui-vive de l’appareillage ne peuvent qu’à des espaces de temps irréguliers se prêter à ces envois. La marine se résignait à ces ennuis, en ayant vu bien d’autres. Ce qui était plus grave, c’est que le maréchal, n’ayant plus de services à Vera-Cruz, paraissait ne point douter que la marine ne pût garder le Môle et la porte de mer avec les hommes qui lui étaient laissés. C’était impossible, et, si on l’exigeait, le commandant n’avait plus qu’à se renfermer dans la lettre des dépêches ministérielles et à retirer tout son monde au fort. Le commandant n’eût pas hésité, et c’eût été alors comme si la distance entre Vera-Cruz et la division navale se fût augmentée de 50 lieues. Il n’y eût plus eu en effet que l’inertie mexicaine à la place de l’incessante et intrépide activité des marins du port. Biais, d’autre part, le commandant supérieur de Vera-Cruzne voulait pas, malgré l’ordre du maréchal, reprendre la section de discipline qui encombrait le fort et consommait la provision déjà bien faible d’eau potable. En dehors de ces diverses exigences, il avait fallu obéir, dans une certaine limite, aux ordres du ministre. Le commandant promettait d’arriver peu à peu au chiffre de trois cent cinquante hommes pour le stationnaire annexe, hôpital compris. Ce pouvait paraître encore trop de monde, mais la saison chaude était proche, et il fallait compter avec le déchet. Ce mot simple et cruel était justifié par le passé. Deux cent quarante-sept hommes reçus au mois de juin 1864 pour les besoins du service s’étaient en octobre trouvés réduits à cent soixante-sept. En mars 1865, il ne restait que dix hommes de cette réserve à bord du Magellan, à peu près autant disséminés sur les bâtimens, et cependant on avait toujours pris à chaque transport une douzaine d’hommes pour remplacer les spécialités qui avaient fini leur temps. C’étaient donc environ cent quarante hommes en plus qu’on avait dû se procurer pour combler les vides, et cela dans la bonne saison, c’est-à-dire depuis le mois d’octobre. Dans le moment même, les capitaines de canonnières tombaient les uns après les autres sous les coups réitérés du climat. Les capitaines de la Pique et de la Tactique, MM. de Labarrière et La Source, rentraient exténués en France, où M. La Source devait mourir un an plus tard. Le capitaine Gaude, de la Tempête, était gravement atteint par la variole qui sévissait à son bord. Il y avait à les remplacer, et la pénurie d’officiers se faisait aussi vivement sentir que celle de matelots. On ne se maintenait donc qu’en s’affaiblissant et avec de grands efforts, mais on se maintenait, et plutôt que de subir dans le douteux état d’une tranquillité à laquelle on ne croyait plus les ennuis de l’attente, on appelait les événemens avec impatience. Cette impatience allait être en partie satisfaite.

Soit que le Sud n’excitât point son intérêt, soit qu’il crût n’avoir rien à redouter de ce côté, le maréchal ne s’occupait que du Nord, où le voisinage des Américains et la présence de Juarez étaient pour lui de sérieux motifs d’inquiétude. Les dissidens, secrètement aidés et encouragés, disait-on, par les Américains, opéraient activement dans le Nord et menaçaient surtout Matamoros. Matamoros, on le sait, est sur la rive droite du Rio-Grande, qui sépare le territoire du Mexique du Texas américain. Plus loin, vers l’embouchure, sur la même rive du fleuve, est Bagdad, sorte d’annexe commerciale de Matamoros, rade foraine d’ailleurs. Comme pendans de ces deux villes, sont, sur la rive gauche du fleuve et du côté américain, Brownsville et Brazos-Santiago. Nous avons vu à quel degré de prospérité était arrivé Matamoros pendant la guerre d’Amérique. C’était, en effet, le débouché de toutes les marchandises des états du Sud. Le général impérialiste Mejia occupait Matamoros avec deux mille hommes qui lui étaient personnellement dévoués. Ce général, une des figures intéressantes du Mexique, était un Indien très brave, très fin, très flegmatique, aimant les femmes avec la passion d’un homme de sa race. On prétendait qu’il était plongé dans la débauche et n’avait pas longtemps à vivre. A côté de lui, sur un pied singulier de rivalité et d’intimité, était Cortina, dont nous avions accepté la soumission au mois d’avril précédent et à qui l’on s’était empressé de donner un emploi important. Il n’y "a vraiment que le Mexique où l’on voie se produire aussi promptement de pareilles choses. Cortina n’attendait, disait-on, que le moment favorable pour se prononcer et entretenait dans cette vue des correspondances avec les Américains du Nord. C’était fort connu. Mejia, averti, se contentait de dire : « Laissez faire, je surveille Cortina. » Au mois de mars, il fut question d’appeler Mejia à Mexico pour lui confier l’organisation de l’armée mexicaine. Cortina se trouvait avoir le champ libre, et ses intrigues pour livrer Matamoros aux libéraux se développèrent. Le retour de Mejia y coupa court ; mais au mois d’octobre, la situation parut assez tendue au maréchal pour que l’Adonis fût envoyé en reconnaissance. Tout était en désarroi. Faute de bateau à vapeur pour remonter le Rio-Grande, le capitaine de l’Adonis, M. Miot, eut besoin d’une forte escorte du général Mejia pour se rendre par terre de Bagdad à Matamoros. Le télégraphe entre Bagdad et Matamoros était coupé et les communications n’avaient lieu que par cigarettes au moyen de quelques Indiens. La campagne était aux dissidens, et il venait d’y avoir une petite attaque contre la ville. A Bagdad, comme aggravation, l’élément américain en ville était de la pire espèce et la garnison insuffisante, de sorte que le danger pouvait surgir de l’intérieur même. Quant à Cortina, il avait fait défection avec la troupe sous ses ordres et s’était joint au général dissident Carvajal. Pour compenser cette diminution de forces, les étrangers, qui, en cas de succès de Cortina, eussent craint d’être pressurés par lui, s’étaient armés et constitués en garde nationale. C’était pour le moment une bonne mesure qui permettait à Mejia de sortir au besoin ; mais on lui avait volé tous ses chevaux, et s’il prolongeait un peu quelqu’une de ses sorties, il n’y eût eu rien de bien étonnant à ce qu’il trouvât au retour la porte fermée. Pour compléter ce tableau, qui donne une idée du désordre d’une place mexicaine, les Américains semblaient de voir bientôt s’abattre en nuées sur la frontière. Il y avait des préparatifs non équivoques, et le général fédéral, qui n’avouerait rien, laisserait faire.

Ces nouvelles, rapportées par l’Adonis, furent suivies du départ immédiat pour Rio-Grande de la Tisiphone, qui arrivait de France comme relève du Forfait. Le commandant Collet devait communiquer avec le général Mejia pour parer aux événemens.

De son côté, le maréchal envoyait à Matamoros un bataillon de cinq cents hommes avec de l’artillerie, formant un total de six cent quarante honnîtes et quatre-vingts animaux. Il fallait se hâter, car les 50 millions de marchandises à Matamoros étaient faits pour décider tous les chefs mexicains à se prononcer afin de mettre la main dessus. Pendant que le Var portait le bataillon, le Magellan, l’Adonis et la Tactique allaient rejoindre la Tisiphone. Les chaloupes à vapeur, qui eussent été fort utiles, ne pouvaient malheureusement pas être amenées. Leurs chaudières étaient complètement usées, et les neuves, qu’on attendait de France, ne venaient pas. A défaut de ces chaloupes, le commandant, dès son arrivée au Rio-Grande, prit tous les navires de commerce à vapeur et les arma avec des hommes de ses équipages. Le chef d’état-major Lagougine avait le commandement de cette flottille improvisée. Il devait remonter le Rio-Grande pendant que le bataillon du commandant de Bigant, débarqué par le Var, se rendrait de Bagdad à Matamoros. Tout réussit à point. En quelques heures, on mit à terre, sans le moindre accident, sept cents hommes avec l’artillerie, soixante-quinze chevaux ou mulets et un matériel d’approvisionnement considérable. Le 3 mai, à une heure de l’après-midi, la colonne s’avança par la rive droite du fleuve. Elle était appuyée par les trois vapeurs. Cette marche hardie était imposée par les circonstances. Le général Mejia écrivait : « Arrivez vite, j’ai absolument besoin d’être secouru. » — Il était temps, en effet. Negrete venait d’arriver devant Matamoros après avoir fait une diligence extrême. Comprenant de quelle importance il était pour lui de devancer tout secours qui viendrait à la ville, il ne s’était arrêté à Monterey que Le temps nécessaire pour imposer aux habitans un emprunt de 220,000 piastres, contre lesquelles il avait donné le double en bons sur la douane de Matamoros, intéressant ainsi, d’une façon toute mexicaine, le commerce de Monterey au succès de ses opérations. Puis il avait franchi en six jours, par une route très difficile, les 90 lieues qui séparent Monterey de Matamoros. Negrete comptait sur les nombreux adhérens que lui avait préparés Cortina, mais les juaristes et les yankees étaient contenus par les étrangers organisés, au nombre de six cents, en milice, et qui redoutaient, dans la prise de la ville, le pillage de leurs propriétés. Moins courageux ou moins intéressés dans la question, tous les fonctionnaires mexicains, à l’exception du chef politique, dès qu’ils avaient appris l’arrivée de Negrete, s’étaient enfuis de Matamoros à Brownswille. Méjia, pour son compte, s’était défendu vigoureusement, et Negrete, contraint de donner quelque repos à ses troupes, n’avait fait qu’escarmoucher avec sa cavalerie.

A la nouvelle de l’heureux débarquement de la colonne française à Bagdad, Negrete, dont l’armée souffrait mille privations dans une plaine sans ressources, battit en retraite. Il partait avec trois mille fantassins et mille cavaliers dans la direction de Monterey, en laissant comme rideau, devant Matamoros les bandes de Carvajal et de Canales.

Si nous avions tardé un ou deux jours, ou si le mauvais temps se fût opposé au débarquement, c’en était fait de Matamoros, et après avoir, tout récemment, perdu par la prise de Saltillo et de Monterey le Cohahuela et le Nuevo Léon, nous perdions tout le Tamaulipas, ce qui eût produit le plus fâcheux effet et donné au juarisme une recrudescence de vitalité et de forces. C’était en effet le juarisme qui venait d’agiter le nord-est de l’empire, et pendant que Matamoros se défendait contre Negrete, Tampico et Tuspan avaient été non-seulement menacés de nouveau, mais sur le point de se prononcer. Papantla avait fait ses préparatifs habituels contre Tuspan, et la tentation de se prononcer pour s’approprier 5 millions de marchandises qui se trouvaient dans les entrepôts de Tancasnequi, près de Tampico, avait paru être fort vive pour les chefs mexicains de cette dernière ville. Le commerce de Tampico s’était alarmé, et notre consul avait demandé 150 hommes au commandant Cloué, parce que la barre devait être attaquée en même temps que la ville. De même que, dans l’intérieur, les gens tranquilles demandaient une garnison française pour les garder, il eût fallu un bâtiment pour chaque barre de chaque petit port. Hors de ces conditions, ceux qui se disaient pour nous ne répondaient de rien, ce qui, en les supposant sincères, n’était encourageant, ni pour eux, ni pour nous. Quoi qu’il en fût, le succès de Matamoros avait mis à néant les velléités de révolte sur le littoral.

Ce qu’il y avait de plus grave dans cette affaire de Matamoros, c’est qu’on y constatait les symptômes de la prochaine immixtion des Américains dans la question du Mexique. Les confédérés tenaient encore à Blownsville, et les fédéraux étaient a Brazos-Santiago. Il eût fallu pour prévenir ou du moins pour éloigner toute ingérence des gens du Mord, une extrême prudence que le général Mejia n’avait pas. Il était naturel qu’il penchât pour la cause du Sud, mais il avait le tort de s’y montrer favorable parafes actes. Soit qu’il ne fût pas très au courant des lois internationales, soit, ce qui était probable, qu’avec son caractère rusé, il feignît de ne les point connaître, il venait par une infraction flagrante à toute neutralité, de rendre trente déserteurs aux confédérés. Il entretenait aussi des relations fort suivies et fort imprudentes avec le colonel confédéré Slaughter, commandant à Brownsville, relations qui dans certains cas semblaient un calcul, sinon pour nous engager, du moins pour nous compromettre. Il avouait seulement une convention passée avec le colonel. Slaughter au sujet des voleurs et des assassins, mais il avait livré ses déserteurs et se faisait rendre les siens et même les nôtres. Malgré l’ordre du commandant de Briant, un sergent avait fait la sottise d’aller prendre sur la rive texienne des soldats que les confédérés avaient arrêtés. Le commandant Cloué avait formellement refusé de se faire cendre ainsi deux matelots. En revanche, le général Mejia ne voulait entretenir aucune relation avec l’autorité fédérale de Brazos. On ne se cachait pas pour dire que l’Amérique allait entrer en campagne contre le Mexique avant longtemps. D’ailleurs cela était dans l’air. La France était trop loin pour que ces effluves de guerre s’y fissent sentir, mais on commençait à soupçonner le danger à Vera-Cruz et à Mexico. Au Rio-Grande, on n’en doutait plus, car on le touchait du doigt.

Du reste, le désordre était extrême en toutes choses, et ce n’était pas tâche aisée que de lutter contre lui. La légion étrangère était à Matamoros et aux environs dans des conditions très défavorables pour le service qu’on attendait d’elle. On pouvait craindre qu’elle ne désertât, car un manœuvre gagnait trois piastres par jour à Brownsville, et le Rio-Grande n’a que 50 mètres de large. Il eût fallu par prudence accorder à chaque soldat un supplément d’un réal. Quant aux officiers, qu’on ne pouvait craindre de voir déserter, le commandant Cloué insistait avec une bienveillante énergie auprès du maréchal pour qu’ils eussent le supplément des terres chaudes. Avec cela ces pauvres jeunes gens ne brilleraient assurément pas, mais ils seraient du moins ce que des officiers doivent être. Le télégraphe entre Bagdad et Matamoros avait été rétabli, mais on n’avait ni fouillé ni inspecté le terrain qu’il traversait et où les voleurs de grand chemin abondaient. Mejia, hors de danger, avait repris sa quiétude et ses habitudes de plaisir. Il n’avait poursuivi ni Negrete, ni Cortina qu’il aimait à croire et disait être à 80 lieues de lui, au-delà de Camargo. Au fond, il n’en savait rien. Le commandant avait insisté auprès de lui pour qu’il eût deux ou trois petits bateaux à vapeur de service sur le fleuve. Il n’avait répondu que par des objections, témoignant beaucoup d’apathie. Le temps se perdait de toutes façons, quand on ne l’employait pas à mal. Ainsi, un officier de Mejia, chargé avec quelques cavaliers de protéger la route de Bagdad à Matamoros, venait d’arrêter et de rançonner la diligence. Les coups de feu tirés dans ce pastiche de l’affaire Doineau n’avaient heureusement atteint personne. L’officier toutefois, jugé par une cour martiale à Bagdad, fut condamné à mort et exécuté le lendemain. Nous étions bien pour quelque peu dans cette sentence. Aussi, chose moins étrange qu’on ne le pourrait croire, le colonel Iglesias, commandant militaire à Bagdad, invita ses officiers et les habitans à l’enterrement. Il fallut faire acte d’autorité pour empêcher l’invitation d’avoir son cours. Ce fut à ce moment que les fédéraux de Brazos marchèrent, au nombre de huit cents, contre les confédérés de Brownsville et furent complètement battus en face de Burrita. Malgré cet échec, ou peut-être à cause de lui, car il facilitait aux vainqueurs une négociation honorable, la paix allait se signer entre Brownsville et Brazos, et on disait qu’aussitôt après fédéraux et confédérés se jetteraient ensemble sur la frontière du Mexique. Pour ceux qui voyaient les choses, cela n’avait rien d’improbable.

Cependant le commandant Cloué, laissant la Tisiphone devant Matamoros afin de surveiller les événemens, allait partir pour le Sud, où l’appelaient des faits assez graves. Par une sorte de coïncidence, un mouvement semblable à celui du Nord avait éclaté aux environs du Tabasco et dans la lagune de Terminos. Carmen était là le centre de notre occupation. Le Brandon y restait en station et tenait dans une fidélité craintive de nos armes, non-seulement la garnison de la presqu’île, mais celles de Palizada et de Jonuta, qui, situées toutes deux sur l’Usumacinta, à la partie sud de la lagune, étaient, à l’égard de San-Juan-Bautista, comme les sentinelles avancées de notre domination. Le commandant de la ligne de l’Orient à Monte-Christo (nom assez singulier pour désigner la frontière du Tabasco), de Pratz était alors à Jonuta, qu’il avait pris. Le capitaine du Brandon avait à lui faire parvenir une lettre du commandant Cloué. Celui-ci le prévenait qu’une canonnière, en faisant une reconnaissance dans le Grizalva, avait enlevé les pilotes et capturé un certain Jacinta Cautelle, porteur de dépêches du gouvernement de Tabasco. Les dépêches étaient renvoyées, et l’homme relâché malgré sa mission. Ce qui explique cette indulgence, c’est que ce Cautelle avait été pris sur le Tabasco, petit vapeur qui allait très librement de Vera-Cruz à San-Juan-Bautista, et qu’on affectait, tout en lui faisant la guerre, de regarder le Tabasco comme une province de l’empire occupée par quelques mécontens. Peut-être aussi ce petit vapeur donnait-il à chaque parti des renseignemens qui motivaient la tolérance à son égard. En revanche, le commandant gardait les pilotes, auxquels il ne serait fait aucun mal en dépit des calomnies qui couraient sur nous, et on envoyait à Campêche les passagers qu’on avait trouvés sans passeports sur le Tabasco. Il prévenait enfin de Pratz qu’on allait songer à s’occuper de lui et de ses concitoyens, du moins de tous ceux qui avaient les armes à la main. C’était le curé de Palizada qui s’était chargé de porter la lettre à Jonuta. Pratz avait lu la lettre et très bien reçu le curé, qui était rentré fort content chez lui, lorsque, quelques heures plus tard, Pratz arrive à Palizada avec deux cents hommes, fait fusiller un ouvrier, met le prêtre en prison, le menace cinq ou six fois de le faire fusiller, lui rend enfin la liberté en l’accablant d’injures, fait rassembler l’ayuntamiento et lui donne l’ordre de se prononcer pour le parti libéral. Depuis ce temps-là, les communications avec Palizada étaient coupées.

Carmen avait eu également son alerte. Arevalo, l’ancien proconsul de Tabasco, accompagné de dix ou douze hommes, avait eu l’audace de débarquer sur l’île, qu’il espérait faire soulever. Grâce aux mesures prises par le commandant du Brandon et le capitaine de la Pique, les partisans d’Arevalo n’avaient pas bougé, Arevalo avait dû fuir et s’était abrité de vive force dans un rancho. Le second du Brandon s’était mis aussitôt avec une petite troupe de matelots à la recherche du fugitif. On avait marché toute la nuit et silencieusement entouré le rancho. Mais il n’y avait plus là que deux hommes blessés. Arevalo, qu’on savait atteint de deux coups de feu à la cuisse, avait été emporté dans un cadre sur les épaules de quatre de ses compagnons, s’était ensuite jeté dans une grande embarcation et avait gagné le large.

En somme, sans parler de cette alerte, Palizada était pris, et comme c’était de là que Carmen tirait tout son bois d’exportation, le commerce de la presqu’île était complètement arrêté et découragé. Le Yucatan lui-même se montrait inquiet. Il était doublement malheureux, dans cette partie du Mexique, que, l’expédition du Tabasco n’eût pas eu lieu, car nos partisans désespéraient de nous voir réussir et les dissidens commençaient à croire à notre impuissance. Dans cette idée, les Tabasquenos s’étaient enhardis à établir à l’entrée du Chillepèque une petite batterie soutenue par un poste fortifié de deux cents hommes. Quoique le commandant Cloué fût encore retenu au nord, sa pensée se tournait très activement vers le sud. Il expédiait ses ordres et maintenait le blocus fort étroitement en vue d’une expédition de guerre. S’il écrivait au capitaine de la Tourmente, à la Frontera, c’était pour lui dire qu’il regrettait de ne pouvoir être déjà auprès de lui pour prendre Pratz entre deux feux, les canonnières remontant par l’Usumacinta et les canots du Magellan par la lagune. Il lui recommandait de veiller sur le Conservador, qui pouvait craindre d’être seul, et de lui remonter le moral en faisant une justice sommaire des perturbateurs, s’il y en avait. Un regrettable incident justifiait ces paroles.

Le chef de bandes Regino avait osé occuper quelques heures la Frontera et avait écrit une lettre insolente au capitaine de la Tourmente sur le pont de laquelle un homme avait même été tué. Le capitaine avait hésité, pour répondre à cette agression, à foudroyer une ville de gens inoffensifs et s’était abstenu. La mise en avant des questions d’humanité a fait trop souvent notre faiblesse au Mexique. Dès qu’un homme était tué sur son pont, le commandant eût mieux fait de tirer sans pitié sur le point d’où était parti le feu. De son côté, la Pique allait bloquer le Chillepèque et les Dos Bocas. Quant au vapeur le Tabasco, qui allait librement de Vera-Cruz à San-Juan-Bautista, on le traitait toujours avec les égards que lui valait son rôle de négociateur occulte. Le commandant Cloué annonçait surtout son arrivée au Brandon, qui par sa position à Carmen, le grade et l’activité très belle, quoique un peu remuante, de son capitaine, pouvait prendre dans un cas donné l’initiative des opérations. Il allait la prendre, en effet, un peu à la hâte peut-être, mais fort heureusement.

Le commandant de Jonquières était un habile et vaillant homme, très ami du bruit, mais ayant la qualité de s’attacher, par l’admiration qu’il professait volontiers pour eux, ses officiers et son équipage. Il y a habileté louable, sauf certains inconvéniens, à exagérer chez un équipage la bonne opinion qu’il peut avoir de soi. On le trouve, il est vrai, assez indépendant et assez volontaire d’allures dans le service intérieur du bord, mais tout disposé d’amour-propre à bien faire dans les circonstances graves. Le Brandon, à l’exemple de son commandant, était fort impatient d’agir quand l’attaque de Regino sur la Frontera lui en donna l’occasion. Un peloton de matelots et d’Autrichiens culbuta l’ennemi et se tint prêt à marcher plus loin. M. de Jonquières venait d’envoyer son second à Mérida pour demander au commissaire impérial du Yucatan un renfort considérable que celui-ci, comprenant la nécessité de frapper un grand coup, accorda aussitôt. Le 3 juin, une colonne composée de deux cent cinquante Mexicains, cent quatre-vingts Autrichiens et soixante matelots du Brandon, s’embarqua à Carmen sur la canonnière à vapeur la Louise, huit goélettes et les canots du Brandon armés en guerre. Le 5, on entra dans Palizada sans coup férir : l’ennemi, prévenu à temps, l’avait évacué. Le 6, la colonne continua péniblement sa route par les arroyos et arriva bientôt en vue du camp retranché que l’ennemi avait établi sur la rive opposée, à Jonuta. Les remparts étaient couverts de monde, le pavillon libéral hissé. L’ennemi ouvrit le feu immédiatement. On attendit pour répondre que l’on fut à demi-portée ; puis, défilant devant ces retranchemens, on opéra le débarquement à 300 mètres au-delà, faute d’un autre endroit convenable, et suivi par la fusillade de l’ennemi embusqué sur la rive. En un clin d’œil, tout le monde fut à terre et marcha sur les retranchemens, où l’enseigne de vaisseau Fleuriais eut l’honneur d’entrer le premier à la tête d’un peloton du Brandon. Le capitaine Heudeman, avec un peloton d’Autrichiens, le suivit de très près. Les dissidens, ne résistant pas au choc, prirent la fuite pendant que le colonel mexicain Traconis débusquait tous les ennemis qui, à l’abri des buissons, faisaient essuyer à notre monde un feu meurtrier. Un moment, ma parti de cavalerie essaya un mouvement tournant sur notre droite, mais il fut vigoureusement accueilli par les hommes à la garde des canots. Comme ceux-ci étaient dominés par la berge, ils mirent aussitôt un obusier à terre, et au troisième coup, l’ennemi lâcha pied.

C’était la fin de l’engagement. Alors éclata une de ces violentes tournades, si communes pendant l’hivernage. Il fut impossible de songer à poursuivre l’ennemi dans ce pays marécageux et au milieu de l’obscurité produite par un véritable déluge. On trouva seulement dix-neuf morts dans le camp et autour du camp, et on avait fait vingt-cinq prisonniers. Nous avions six morts et vingt-cinq blessés, et deux officiers contusionnés. Le 7 au matin, on procéda à la destruction des retranchemens et à l’établissement des Mexicains à Jonuta, où ils se fortifièrent avec le colonel Traconis. Les Français revinrent à bord du Brandon et les Autrichiens à Campêche.

Le résultat moral de cette brillante affaire fut très grand. Le Yucatan, pris de confiance, voulut marcher contre le Tabasco. Le commissaire impérial, très intelligent et voyant fort clairement que le nœud de la question mexicaine, envisagée au point de vue impérialiste, était dans la soumission des provinces du Sud, se résolut, ainsi que le général Castillo, qui commandait sous ses ordres à Campêche, à lancer à l’entreprise toutes les forces du Yucatan. Le commandant de la division navale était trop heureux de ce projet pour ne pas s’y associer pleinement, et il écrivit aussitôt au maréchal pour lui demander de le laisser coopérer à l’expédition avec tous les transports et toutes les forces militaires dont la marine disposerait. En attendant, il recommençait ses anciens préparatifs comme si l’autorisation de faire l’expédition eût été déjà donnée. La Tourmente avait ordre de se préparer, de surveiller plus activement que jamais la Frontera et le Chillepèque. Le Pique, partant pour Carmen, allait y chercher un canon de 30 du Brandon et se dirigeait de là sur Campêche pour prévenir le général Castillo que les transports allaient très prochainement prendre ses troupes. Le Brandon était averti de l’expédition, à laquelle il aurait la première place. La Tactique, momentanément détachée dans le Nord pour une commission à la Tisiphone, avait ordre de revenir le plus vite possible à la Frontera. Le Var embarquait la chaloupe à vapeur l’Augustine et se rendait à Campêche pour y prendre le corps de Castillo. Le commandant lui-même, avec le Magellan et l’Adonis, appareillait pour Sisal, afin de s’y mettre en communication avec M. Salazar llarregui.

Mais il semblait écrit que cette expédition contre le Tabasco serait un leurre éternel pour la marine. Au moment où le Yucatan allait marcher, une attaque soudaine des Indiens rebelles le jeta dans des craintes folles. On croyait les voir à Mérida et à Campêche. Tous les préparatifs commencés furent suspendus. Le commissaire impérial demanda des troupes à la marine, qui n’en avait pas. Il fallut, pour s’occuper de nouveau du Tabasco, que le commandant Cloué relevât le moral des Yucatèques en leur organisant un système défensif contre les Indiens. En même temps, la Pique allait à Jonuta voir dans quelle position était le colonel Traconis et où les canons seraient le mieux placés pour défendre la ville au cas où les libéraux reviendraient. On parlait en effet de la prochaine arrivée de quatre cents hommes sous un chef du Chiapas. Ces mesures prises, le commandant insista de nouveau auprès du général Castillo à Mérida et du commissaire impérial du Yucatan. Il leur rappelait l’échec de Pratz, par suite duquel il était difficile de trouver de meilleures circonstances pour aller à San-Juan-Bautista. Les eaux étaient suffisamment hautes, les pluies n’étaient pas encore trop abondantes et l’ennemi découragé. Ce serait fait en en quinze jours.

Eût-il réussi à les entraîner ? Peut-être. Mais, à ce moment, arriva tout à coup une lettre du ministre de la guerre Péza, qui intimait au général Castillo l’ordre de ne pas s’occuper du Tabasco, sous le prétexte qu’une autre expédition se préparait. Laquelle ? On affectait d’avoir entendu dire que le commandant Cloué était parti pour le Tabasco et qu’il n’y avait pas lieu, par conséquent, de disposer pour cet objet des forces du Yucatan. Dès cet instant, il n’y avait plus, pour la division française, que les maladies menaçaient, qu’à s’en aller, et c’était ce qu’elle allait faire.

Pourquoi cette lettre du ministre Péza ? Il était impossible de ne pas concevoir les plus graves soupçons. Ce n’était pas la première fois qu’on pouvait remarquer de quelles hautes influences s’appuyaient à Mexico les gens de Tabasco. Grâce à ces influences qu’ils sollicitaient ou dont ils acceptaient le concours, le Tabasco restait comme une véritable plaie à notre côté et servait aux dissidens en général de redoutable point d’appui pour paralyser une partie de nos forces. Cette lettre du ministre Péza n’était point la seule étrange chose qui se passât alors. Au centre de l’empire, la Huesteca et le Tamaulipas étaient le théâtre de faits au moins aussi incompréhensibles. On sait qu’à la suite des événemens de Matamoros, un certain calme s’était rétabli. Tampico était tranquille, quoique redoutant une marche de Negrete sur Victoria et Tancasnequi. On n’était pas d’ailleurs inquiet de Tampico même, très facile à défendre. Mais à Tuspan, déjà très misérable, il régnait une fermentation extrême. Sous la république, un décret avait ouvert le port de Tuspan, en s’appuyant sur ce que cette mesure était réclamée par des pétitions représentant 1 million d’habitans. Or une simple circulaire, signée Campillo, venait de fermer le port, sans un mois ni six mois de délai, tout de suite, en signifiant aux consuls étrangers de ne plus rien expédier pour Tuspan. Tuspan étant le meilleur mouillage de la côte, la fermeture du port ne pouvait être que le résultat d’une intrigue ou de secrets desseins. Papantla, qui parlait de se soumettre, se moquait de Tuspan et disait qu’il allait se faire payer sa soumission de tous les avantages retirés à Tuspan. Une autre cause de fermentation et de mécontentement agitait Tuspan aussi bien que Tampico. C’était le traité que le gouvernement de Mexico venait de conclure avec le guérillero Ugalde. Cette pièce étonnante, signée Péza, était conçue dans des termes tels qu’il semblait impossible d’admettre qu’elle n’eût pas été faite à l’insu de l’empereur. Elle reconnaissait en effet Ugalde comme commandant supérieur et commissaire-impérial de la Huesteca et accordait deux mois d’arriéré de solde à ses troupes en proclamant le patriotisme de ce chef, qui renonçait pour son compte à la solde de ces deux mois. Il est vrai que le traité lui accordait un crédit illimité sur la douane de Tampico, où M. Rendu, inspecteur français des douanes, avait l’ordre de payer toutes les sommes qu’exigerait Ugalde. Celui-ci n’avait encore rien réclamé, mais il n’avait eu jusque-là que deux mille hommes de troupes et s’empressait d’en recruter quatre mille. Arrivé à ce chiffre, il demanderait l’arriéré de solde de tous ces soldats anciens et nouveaux. Cette manœuvre toute mexicaine expliquait son patriotisme. Ce traité honteux et indigne détachait les habitans de la cause de l’empereur et faisait monter le rouge au front de ceux qui le lisaient.

Où allait-on ainsi ? On peut avancer que ces mesures diverses, toutes systématiquement contraires à la consolidation de l’empire, étaient ignorées de Maximilien. La vérité s’est faite depuis sur ce prince, mais à cette époque déjà, il était loin de se montrer à la hauteur de la tâche qui lui incombait. Mais dans quel intérêt, en vue de quelles espérances agissait-on ainsi ? Pourquoi ces renaissans compromis avec les dissidens quand ils eussent pu être écrasés ? Pourquoi ce parti-pris de porter les choses au pire ? Nous en avons dit quelques mots et, tout confirme le soupçon qu’un parti politique, suivant une voie détournée d’intrigues, comptait tirer de l’exagération même du mal le remède qui convenait le mieux à ses ambitieuses visées. Pour le parti, il fallait que Maximilien tombât et que sa place, laissée vide, échût, de par le droit d’une feinte élection nationale ou par l’intervention d’un protectorat puissant, à un nouvel occupant qui fût l’âme, l’obligé ou le soutien de la camarilla. S’il n’est pas permis de lire au fond des consciences, on peut dire que le maréchal se montrait favorable à ces combinaisons secrètes ou indulgent pour elles, car ce fut lui qui négocia le traité Ugalde, et le ministre Péza ne fit que le signer.

L’erreur fut de ne point vouloir sérieusement, sincèrement l’empire de Maximilien. Elle fut aussi de vouloir s’appuyer, pour une évolution politique d’un succès douteux, sur le parti vraiment libéral du Mexique, sur celui qui sentait sa force, à qui profitaient toutes nos hésitations et à qui la logique des événemens donnait trop de bon sens pour qu’il se fît le complaisant naïf d’une révolution de palais où il eût tiré les marrons du feu pour ses adversaires. L’honnêteté patriotique, même au Mexique, si mélangée de corruption qu’elle y soit, a le don de voir bien et loin, et elle pouvait être certaine dès lors, en face des fautes de l’administration, de l’incapacité du chef suprême, de l’incertitude du maréchal dans ses plans, de la lassitude qui nous gagnait, de l’improbation générale qui accueillait en France cette expédition du Mexique si constamment vacillante en ses résultats, qu’au travers de luttes encore longues, elle arriverait à un succès définitif d’indépendance pour son pays.

Quoi qu’il en soit, ces illusions dont on se berçait furent logiques avec elles-mêmes. A partir de ce moment, l’attention des hommes qui pouvaient diriger les événemens se détourna du Sud, où ils voyaient une négociation et même une alliance possible, pour se porter vers le Nord, où le fantôme de l’intervention américaine se dressait plus menaçant chaque jour, où d’ailleurs le parti juariste était puissant et que prenaient pour but, avec une apparence de succès, les prétentions de l’ancien président Santa-Anna.

Il convient de signaler ici dans quel état inquiétant ou douteux on laissait le Sud pour courir aux éventualités dangereuses du Nord. Le Yucatan, sous l’administration habile et toute personnelle de M. Salazar, se détachait sensiblement de nous, sans nous être cependant ouvertement hostile. Les sympathies que nous avaient montrées Carmen et la lagune de Terminos s’éloignaient de notre cause avec un certain effroi de l’avenir. Tout se réunissait, du reste, pour nous les aliéner. Carmen était alors, avec une criante injustice, sacrifiée à Campêche par une de ces complaisances politiques résultant de l’incertitude générale où l’on était du lendemain. Dans presque tout le Mexique, les familles un peu influentes avaient la prudence de se partager entre les deux camps. Une moitié savait être impérialiste, l’autre dissidente. Ainsi, il y avait à Campêche un jeune Guttierez d’Estrada, membre du parti libéral, négociant riche, et qu’en sa qualité de Campêchois la prospérité de Carmen offusquait. Campêche, jalouse de Carmen, a toujours voulu l’avoir sous sa dépendance. Grâce à son nom, a la position d’une de ses sœurs, dame d’honneur de l’impératrice, le jeune Guttierez avait obtenu que Carmen ne reçût de marchandises étrangères que pour sa propre consommation. Les nombreux navires chargés de bois qui venaient à la presqu’île ne pouvaient donc apporter de cargaisons puisque Carmen n’aurait pas eu le droit de les écouler dans les environs. En revanche, si Carmen ne pouvait envoyer des marchandises à Campêche, Campêche pouvait lui en expédier autant et à peu près au prix qu’il lui plaisait. Ce n’était certes pas une raison, si Campêche n’avait pas de port, pour que Carmen en supportât les conséquences ; mais on était, de ce côté-là, avec la témérité de l’égoïsme, aussi ingrat qu’envers Tuspan, qu’on avait fermé. Mexico ne frappait que ses amis ou ses partisans. En dehors même des menées coupables qu’on pouvait soupçonner, c’était tout au moins ne pas avoir de chance.

Le succès de Jonuta n’avait pas eu de lendemain. Le colonel Traconis, avec sa garnison mexicaine, y était attaqué quelquefois, enfermé toujours. La surveillance du demi-blocus n’était pas non plus facile. Nos canonnières, lorsqu’elles remontaient les arroyos, étaient reçues à coups de fusil sans y pouvoir répondre, car elles n’apercevaient qu’un peu de fumée au-dessus des broussailles de la rive. Les employés du Conservador à la Frontera n’étaient point sûrs et se querellaient entre eux. De plus, les dissidens avaient établi une ligne de douanes intérieures et, le prix de toutes choses se trouvant ainsi doublé, le commerce impérial périclitait par l’absence ou le très petit nombre de consommateurs qui pussent payer, sans restreindre leurs besoins, la valeur exagérée des objets.

À Alvarado, la position des Français et des Égyptiens était excessivement pénible. Nul ne leur parlait, ne les recevait. S’ils passaient dans la rue, on les évitait ou l’on fermait devant eux la porte des maisons. L’aversion mexicaine pour nous s’y manifestait par ces protestations silencieuses qui peuvent d’abord être méprisées ou dédaignées, mais qui finissent par gêner et attrister les gens les plus insoucians. Nos matelots et nos soldats résistaient, mais, chose bizarre, les Égyptiens tournaient à la nostalgie et mouraient. Aux environs de la Vera-Cruz, le peu de sécurité des chemins, le brigandage, les irruptions soudaines des guérilleros, la difficulté de se procurer des vivres étaient les mêmes. On y était cerné par d’insaisissables bandes et on n’eût pu en sortir individuellement.

Au Centre et à l’Ouest, la soumission de la Huesteca qui, semblait de voir être la conséquence du fameux traité Ugalde, était loin d’être un fait accompli. Le traité n’avait été conclu par les libéraux que pour avoir le temps de réunir leurs forces et d’agir au moment de l’arrivée des flibustiers que l’on annonçait. Ugalde avait réalisé son argent et tourné casaque. Tuspan, toujours mécontent, bien que, sur les observations du commandant Cloué, on eût rouvert son port, ne cessait d’être menacé. Les bâtimens que l’on y envoyait avaient été autorisés à secourir les habitans à terre, s’ils voulaient se défendre encore comme ils l’avaient fait déjà, mais il était douteux qu’ils y fussent résolus, l’Adonis était au mois d’août devant la barre pour retarder le plus possible la prise de la ville par l’ennemi, qui devenait de plus en plus nombreux depuis le dernier échec des Autrichiens. Deux cent cinquante de ces derniers avaient en effet été entièrement détruits à Tlapacoyan par les libéraux. Plusieurs personnes venant de Papantla à Tuspan avaient vu ramener à Papantla quarante prisonniers autrichiens sous bonne escorte. Trente soldats eussent suffi avec ce qu’il y avait de troupes mexicaines pour défendre la ville, mais il les fallait si on ne voulait perdre Tuspan, ce qui eût été un grand échec, car il eût été très difficile de le reprendre. La barre, en effet, qui a 14 pieds l’hiver, n’en avait plus que 6, et ce n’est pas avec des canots qu’on eût repris les cerros de l’Hôpital et de la Cruz. Le stationnaire parti, Tuspan n’avait plus huit jours à tenir. La situation était malheureusement si claire que, dans quelques pourparlers tenus avec Papantla, Lazaro Mufios, un des habitans les plus influens, avait répondu : « Je ne veux pas me déshonorer en reconnaissant le gouvernement intrus de l’empereur. Le jour du triomphe est proche, et j’en crois la défaite des Autrichiens et nos succès récens. »

Du côté de Tampico, la plupart des routes qui conduisaient vers l’intérieur avaient été interceptées dès le mois de mai. Le commandant supérieur Vollée, qui avait succédé au colonel du Pin, avait voulu réunir son monde pour marcher sur Santa-Barbara, peut-être même sur Victoria. Il avait demandé au commandant Cloué une compagnie de débarquement pour garder Tampico. Mais les ordres du ministre étaient formels pour ne point laisser, à moins d’absolue nécessité, des matelots à terre, et d’ailleurs le maréchal n’avait point approuvé les projets de M. Vollée. Deux bataillons, celui de la légion étrangère du commandant Bryan, que la marine avait porté à Matamoros au mois de mai et qui, dirigé sur Tampico, était maintenant campé de l’autre côté de la rivière, à Tampico-Alto, à une assez grande distance de la ville, et celui du commandant Chopin, qui avait poussé une pointe à 40 lieues de distance, à Tancasnequi, n’étaient pas en état, par les maladies qui les affaiblissaient et la difficulté des chemins, de revenir assez tôt pour défendre la ville. Aussi la population impérialiste de Tampico avait la plus grande peur de l’ennemi. Celui-ci pourtant, qui aurait craint à son tour d’être coupé, n’eût sans doute pas occupé Tampico, mais l’eût, tout au moins, rançonné et pillé. L’état du bataillon de Bryan devint bientôt si alarmant que le Tarn reçut l’ordre de le ramener à Vera-Cruz en le remplaçant par le dépôt de bataillon d’Afrique. Quant au bataillon Chopin, s’il était besoin de communiquer avec lui, le commandant du Tarn devait remonter la rivière avec un canot armé d’une pièce de 4 et quarante carabiniers surveillant des broussailles des deux rives. Le Tarn ramenait bientôt le bataillon, réduit de cinq cents hommes à trois cent vingt, sur lesquels cinquante à peine pouvaient porter leurs sacs, jusqu’au chemin de fer qui les emmenait dans l’intérieur. Passant d’un rapatriement de forces malades à un autre, le Tarn repartait aussitôt pour Campêche afin d’en ramener la garnison autrichienne également décimée. Comme il était probable que le maréchal ne tarderait pas à rappeler le bataillon Chopin, en quelque sorte bloqué à Tancasnequi, grand dépôt de marchandises de Tampico, il ne restait plus bientôt que la petite portion de la contre-guérilla Vollée pour défendre la ville, tout le reste du Tamaulipas étant aux mains de l’ennemi et la Huesteca en pleine révolte. Tel était l’état des provinces du littoral au nord de Vera-Cruz. De plus, le Michoacan était à peu près perdu, ce qui avait sa gravité, cette riche province étant contiguë à celle de Mexico. On avait pu croire qu’avant d’opérer dans le Nord, le maréchal avait songé à s’établir fortement dans le Tamaulipas, mais on voit qu’il y réussissait peu, et, à ce sujet, les opérations de l’armée de terre, à cette époque en particulier et en général pendant les dernières années de l’occupation, ne sont que marches et contre-marches, courses à fond de train, arrêts soudains, retours précipités. Aucun succès n’est décisif. Les bandes se dispersent et se reforment. Nos troupes harassées agissaient dans le vide, et un point était à peine occupé qu’il nous fallait l’abandonner et que l’ennemi le reprenait.

À cette situation si tendue on n’avait d’abord apporté que des palliatifs. Au sud, l’interdiction de navigation aux bâtimens mexicains avait été levée. Carmen avait reçu des promesses, on avait changé et quelque peu augmenté la garnison d’Alvarado. Au nord Tuspan était rouvert, mais c’était tout. Une indécision manifeste régnait à Mexico, autant au quartier-général que dans le gouvernement. L’empereur Maximilien, étranger dans un pays absolument nouveau pour lui, essayant de lui appliquer des réformes tout européennes et qu’il était peu apte à goûter, mal ou diversement conseillé, plus timide et plus homme du monde qu’énergique et doué des qualités d’un souverain, eût volontiers accepté l’entière et puissante tutelle du maréchal, si, plus franchement offerte et plus sérieusement dévouée, elle n’eût pas eu les singulières et inquiétantes oscillations qui la caractérisaient. Mais elle les avait, et, par suite, de légers et déjà sensibles dissentimens qui devaient bientôt s’envenimer d’une extrême défiance éclataient entre le jeune souverain et le maréchal. On comprend que l’administration, n’y gagnât pas davantage que la conduite des affaires militaires. D’ailleurs, l’administration mexicaine s’est toujours résumée et se résumait dans ces deux mots : désordre et concussion. Le luxe d’employés dont on eût pu supprimer le plus grand nombre était extrême, et les plus payés étaient naturellement les plus incapables et les moins sûrs. Le lieutenant de vaisseau Détroyat, chargé de la direction générale de la marine, se voyait obligé de payer tes préfets maritimes d’une marine qui n’avait que deux vapeurs nolisés par l’état et trois canots à la Vera-Cruz. Quelques petits bâtimens eussent été cependant de la plus grande utilité pour surveiller en deçà de leurs brisans les barres de Cazones près de Tuspan, de Jésus et Soto-la-Marina, entre Tuspan et Matamoros, par lesquelles on pouvait facilement introduire de la contrebande de guerre, et pour établir à Matamoros même des communications entre cette ville et Bagdad. Le seul nom de l’inscription maritime qu’il était question d’installer dans des limites fort restreintes faisait fuir à l’intérieur les hommes du littoral. Les capitaines de port, très bien appointés, prélevaient d’une façon scandaleuse une large part sur les salaires des pilotes, que s’adjugeait déjà presque en entier par des manœuvres aussi coupables le pilote major. Dans le département des postes, pour citer un autre exemple, le directeur de Tuspan avait 45 piastres par mois et tant pour 100 sur la recette. Deux autres employés touchaient chacun 40 piastres, et il y avait à peine à Tuspan quelques lettres, toujours distribuées en retard. Quant au désordre de l’administration, pour ne citer qu’un seul fait, on avait choisi pour un établissement de condamnés l’île de Berrauja, au nord-ouest de Sisal, dans le golfe. L’inconvénient était que cette île n’existe pas. À l’endroit qui lui est assigné sur les cartes, on file 200 mètres de ligne sans trouver fond. Ce pénitencier eût été nécessaire pour évacuer les condamnés du fort Saint-Jean-d’Ulloa. Le commandant Cloué avait proposé l’île Perès-aux-Alacraus, ayant à proximité un excellent port. Il eût fallu, il est vrai, un baraquement et une machine à recueillir la pluie, car, comme sur presque toute la côte du Mexique, il ne s’y rencontre pas d’eau potable. On n’avait pas répondu au commandant Cloué.

La marine avait également sa part de difficultés et de gêne. Elle continuait à n’avoir à sa disposition qu’un nombre insuffisant de navires. Lorsqu’il s’était agi de surveiller sérieusement le débarquement possible, imminent, disait-on, d’armes et de flibustiers sur tout point de la côte, le ministre avait annoncé deux avisos, le Tartare et l’Achéron, et une canonnière, la Diligente. Il avait même promis une autre canonnière pour remplacer la Tempête, qui allait être démolie. Or l’Achéron, arrivé de la Martinique, venait d’y être renvoyé. Il n’était plus question de remplacer la Tempête, et le Tartare non plus que la Diligente ne paraissaient. En revanche, le ministère s’étonnait que le Tarn et le Var, Employés, comme nous l’avons vu, par ordre du maréchal aux mouvemens des troupes, fussent restés si longtemps au Mexique. L’Adonis restait presque seul pour ravitailler les différens points de la côte, et le commandant de la division pouvait craindre de se voir, faute6de moyens, réduit à l’immobilité. Il avait à se plaindre aussi du personnel qu’on lui envoyait. Les divisions des ports ne regardant pas comme une faveur à faire à leurs hommes de les expédier au Mexique, ou ne voulant pas s’affaiblir, désignaient des détache-mens arrivant sur d’autres navires de la Cochinchine ou du Sénégal. C’étaient autant de non-valeurs, car la fièvre contractée dans l’extrême Orient ou en Afrique, disparue ou à demi guérie en France, reparaissait au Mexique chez ces hommes affaiblis que leur courage était impuissant à soutenir et que leurs forces trahissaient. Ce n’était pas la division navale, c’était l’hôpital qui se recrutait ainsi. La pénurie du charbon était aussi extrême. La consommation, qui avait été calculée à 4,000 tonneaux par mois, s’élevait au double. En même temps qu’on en demandait de tous côtés et qu’il n’en arrivait encore d’aucun, la marine se voyait forcée d’en refuser à la ville pour son gaz et au chemin de fer, qui lui en devaient déjà chacun 250 tonneaux. Ces détails caractérisent une situation avec ses ennuis et ses côtés douloureux.

Les événemens du Nord attiraient, nous l’avons dit, l’attention du maréchal, et ils n’étaient pas sans une certaine gravité de perspective. Un accident inattendu avait précipité la paix, que dès le mois de juin on supposait prochaine entre les confédérés et les fédéraux. Les confédérés de Brownsville s’étaient soulevés, faute de solde, paraît-il, et, après s’être emparés de quelques marchandises qu’ils avaient vendues, s’étaient dispersés. Les fédéraux de Brazos étaient alors entrés sans coup férir à Brownsville, s’y étaient solidement établis, et leur nombre augmentait chaque jour. On disait même qu’il devait leur arriver continuellement de nouvelles troupes jusqu’à ce que l’effectif de quarante mille hommes fut atteint. Les fédéraux allaient faire construire une grande caserne à la bouche du fleuve, en face de Bagdad, et faisaient acheter pour cela une quantité considérable de bois. Le bruit courait qu’Ortéga et Doblado ne tarderaient pas à venir à Brownsville et que les Américains appuieraient le mouvement d’un corps de flibustiers qui projetaient de s’emparer de Matamoros et de Bagdad. Les commerçans de ces deux villes émigraient en masse et allaient pour la plupart à la Nouvelle-Orléans. Il semblait évident que la paix conclue aux États-Unis devait mettre fin à cette prospérité factice de Matamoros, qui n’avait d’autre raison d’être que le commerce du coton plus facile à faire désormais ailleurs qu’au Rio-Grande. De plus, un si grand rassemblement de troupes ne s’expliquait que par de mauvaises intentions, bien que le général fédéral déclarât qu’il n’avait lieu que pour observer la neutralité et empêcher une invasion des chefs libéraux. Mais était-ce croyable ? Pendant que le gouvernement affirmait que les expéditions de flibustiers ne partiraient pas, on voyait déjà passer sur la frontière du Rio-Grande l’avant-garde de ces expéditions, et les hostilités commenceraient sans doute que le cabinet de Washington protesterait encore de sa neutralité.

L’intervention américaine paraissait donc imminente et donnait à la guerre qui pourrait s’ensuivre des proportions gigantesques. Non-seulement le Nord serait envahi par une armée moitié de troupes régulières, moitié d’aventuriers, mais la marine fédérale pouvait écraser notre faible division et menacer toutes les côtes. Dès lors le soin de protéger Vera-Cruz préoccupait vivement le maréchal, car Vera-Cruz entre nos mains était une porte de sortie sur la mer, tandis qu’au pouvoir des Américains, c’était la porte du Mexique fermée sur nous. Or, il n’était point facile de défendre les mouillages de Vera-Cruz et de Sacrificios. Le fort de Saint-Jean d’Ulloa et les fortins de Vera-Cruz eussent été complètement inefficaces contre des bâtimens blindés. On pouvait faire quelques revêtemens en terre, mais sans y compter. Le matériel d’artillerie du fort était complètement insuffisant. Il n’y avait qu’en petit nombre du 36 et du 24 et peu de projectiles. Disposées pour battre du côté du large en 1838, ces pièces étaient inutiles à cause du mauvais état des murailles sur les parties qui défendent les passes nord et sud. D’ailleurs, comme il n’y eût eu probablement que des bâtimens blindés à tenter l’attaque, elles n’auraient point eu d’effet contre eux. Ce qu’il eût fallu, c’eût été au moins, pour défendre les passes, deux batteries flottantes d’une certaine puissance de vapeur, pour changer de mouillage avec le vent et le courant. Quant au mouillage de Sacrificios, il était impossible de le défendre, car on s’y rend par le nord et par le sud hors de portée de canon. Une batterie s’y lût trouvée de plus isolée et sans eau. Enfin les navires de la division du Mexique étaient insuffisans de toute façon. Si Vera-Cruz eût été véritablement à nous, on eût pu l’armer de nos canons de marine et s’y retirer comme l’ont fait les Russes à Sébastopol, mais nous n’eussions pu y tenir. A la vue des Américains, tout s’y fût soulevé et nous aurions eu l’ennemi devant et derrière et au milieu de nous. La seule défense logique était de faire remorquer à Fort-de-France, à la Martinique, les faibles bâtimens dont nous disposions, de recevoir au moins deux batteries flottantes et d’appeler d’Europe une escadre cuirassée, qui irait au-devant de l’escadre américaine.

Cela était exact, mais point rassurant, et il y avait lieu d’user de prudence. Aussi les instructions adressées au commandant de la Tisiphone devant Matamoros étaient-elles dans ce sens. Il lui était recommandé de dire au général américain que, pendant la guerre des états, la France avait observé la neutralité et qu’elle avait droit à ce qu’on l’observât envers elle. Le commandant devait allier un ton très ferme à une grande politesse. Ne point se tenir à l’écart des fédéraux, mais au contraire entretenir des relations avec eux, établir enfin, à l’aide du général Mejia, d’un côté et de l’autre, en payant bien, une exacte surveillance sur ce qui se passerait tant à Bagdad qu’à Brazos, afin qu’aucune expédition de flibustiers ne pût partir sans que nous en fussions avertis. Mais la situation du commandant de la Tisiphone était très délicate, et il pouvait être amené à tirer les premiers coups canon de la guerre. Il fallait donc ne rien faire à la légère et s’inquiéter des diverses éventualités qui se présenteraient. Par exemple, le passage du Rio-Bravo par les troupes fédérales impliquait-il un acte d’hostilité et par conséquent de déclaration de guerre avec la France ? Si des bâtimens avec pavillon américain débarquaient des troupes sur le territoire mexicain, devions-nous nous y opposer par la force ? Le Rio-Bravo franchi, devions-nous attendre qu’on nous tirât des coups de canon pour savoir si nous étions en guerre avec les États-Unis ? Si des bâtimens américains venaient en force à Vera-Cruz, ou à quelque autre point du littoral mexicain, quelle conduite tenir ? Il était bon de tout préciser, car l’Amérique ne s’astreint guère aux règles ordinaires des peuples civilisés. Dans ce pays où l’opinion publique est affolée et toute-puissante, un coup d’audace si régulier, si absurde même qu’il soit, peut être acclamé par la nation et s’imposer au gouvernement. Nous avions à redouter l’entreprise soudaine d’un général quelconque et même d’un simple capitaine. Le maréchal, déjà pressenti à cet égard quelque temps auparavant, avait écrit que nous pouvions ne nous considérer que comme indirectement engagés dans tout conflit américo-mexicain. Ce n’était pas assez pour les circonstances actuelles. Il fallait savoir quand nous serions directement engagés et si, à moins qu’on.ne tirât sur nous, nous devions attendre des instructions de France pour nous regarder comme étant en guerre avec les États-Unis, quelque acte d’hostilité que cette puissance se hasardât à commettre contre le Mexique. Le maréchal fut cette fois consulté catégoriquement et répondit moins évasivement par des instructions dont pouvait s’autoriser et dont s’autorisa plus tard le commandant Collet, de la Tisiphone.

Le maréchal était d’ailleurs dans ses mêmes incertitudes, avec un commencement d’irritation. On l’eût dit semblable au joueur à qui d’heureuses chances ont d’abord souri et qui s’étonne de ne les point voir se renouveler. Rien ne se passait effectivement comme il se fût cru des droits secrets à l’espérer. Le général Galvez venait d’être rappelé subitement du Yucatan à Mexico, parce qu’on le soupçonnait de vouloir se prononcer. Campêche, où l’on avait eu l’imprudence de laisser rentrer tous les individus dangereux que le commandant Cloué en avait bannis, s’agitait de nouveau. On avait introduit l’ennemi dans la place. L’ancien gouverneur Pablo Garcia, tous les membres de son gouvernement, tous ses partisans les plus exaltés y étaient revenus. Ils travaillaient la ville, dont tout le bas peuple était dévoué à Pablo Garcia, qui était, à ce qu’il paraît, estimé du reste de la population et digne de l’être. Le Tabasco, grâce à l’impunité dont on l’avait laissé jouir, s’était organisé de manière à servir de refuge à Juarès si celui-ci, dans un temps donné, ne pouvait plus tenir au nord. S’il manœuvrait bien, c’est au Tabasco qu’il se rendrait pour prolonger la guerre indéfiniment et être insaisissable.

Le pays est si coupé d’arroyos qu’un partisan habile s’y soustrait toujours à ceux qui le poursuivent. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que, le blocus étant levé, Juarès pouvait parfaitement se rendre avec un bâtiment neutre sur n’importe quel point du littoral et que nous n’avions aucun droit de le saisir tant qu’il serait à l’abri d’un pavillon étranger. Il pouvait donc à son gré choisir l’heure ou le lieu, mais on inclinait à croire qu’il débarquerait plutôt entre Alvarado, à cause des ressources que lui offrait le Tabasco, et la lagune de Terminos. À ce dernier endroit, le Brandon continuait à garder Carmen et à sauvegarder Palizada et Jonuta. A la Frontera, nous touchions toujours les droits de douane sans faire autrement la guerre aux libéraux et sans qu’ils nous la fissent. Le nouveau capitaine de la Tourmente croyait même à un compromis possible. C’est que, par suite d’une divergence d’opinions et surtout d’intérêts dont la cause occulte et déjà signalée par nous était à Mexico, tous les chefs de Tabasco n’étaient pas d’accord. Il y en avait qui penchaient pour un accommodement, non avec l’empire, mais avec la France. Toutefois ils ne s’enhardissaient à aucune proposition sérieuse et » ne trahissaient la cause générale et libérale de leur pays que par quelques manifestations sans portée. Dans la province de Vera-Cruz, non contens d’exploiter par bandes la route d’Orizaba et les alentours, de piller les diligences et de maltraiter les voyageurs, les libéraux s’étaient proposé un mouvement révolutionnaire pour le 16 septembre 1865, anniversaire de l’indépendance. Le commandant Cloué était venu de Sacrificios avec le Magellan, quarante soldats européens du fort avaient été envoyés à la garnison et les compagnies de débarquement s’étaient tenues prêtes toute la journée à sauter à terre avec trois pièces d’artillerie. Il n’y avait rien eu, mais bien précaire était la possession d’une ville qu’il fallait, au premier bruit, garder de la sorte. Au centre, dans le Tamaulipas, sur le littoral, la position restait la même, incertaine et hostile. Le succès s’avançait avec nos soldats, reculait avec eux, pas plus qu’eux ne s’établissait nulle part. Nous étions subis par ceux qui ne se retiraient pas devant nous et harcelés par les vaincus que nous faisions.

Le maréchal, mécontent, n’attendait plus qu’un événement de quelque importance pour se risquer avec sa fortune, soit au nord soit au sud. Il étouffait au milieu des mornes et ténébreuses illusions dont on le berçait et des déceptions qu’on voulait inutilement lui transformer en espérances ajournées. A tout hasard, il s’était préparé de longue main aux opérations du Nord. Au mois d’août, le colonel belge Vonder-Smissen, à Tacarubazo, avait pris au général dissident Ortega toute son artillerie. Presque en même temps, après avoir chassé l’ennemi du Tamaulipas, les deux colonnes du général Brincourt et du colonel Jeanningros avaient convergé par l’intérieur sur Saltillo et Monterey. Depuis, le Rhône, qui venait d’arriver de France, avait gardé à bord trois cents hommes du bataillon d’Afrique et les avait répartis entre Tuspan, dont on avait relevé les fortifications, et Tampico. Nos moyens étaient si faibles qu’on avait laissé le génie colonial à Tuspan, pendant le trajet de Tuspan à Tampico, pour le reprendre au retour et le ramener à la Vera-Cruz. La Diligente avait accompagné le Rhône pour appuyer les opérations par les rivières. De Vera-Cruz, le Rhône et le Tartare, qui allaient remplacer quelques jours la Tisiphone, afin qu’elle changeât son artillerie à Vera-Cruz et se reposât un peu, repartirent pour le Rio-Grande, chargés de porter des munitions et des vivres au général Mejia, dont la situation menaçait de devenir fort grave.

Ainsi, pendant que les Américains paraissaient concentrer sur le Rio-Grande une armée de soixante-dix mille hommes et le matériel de chalands et de bateaux nécessaires pour passer le fleuve, les troupes du maréchal avançaient vers le nord. Quant aux libéraux de Juarez, ils occupaient la ligne de Montclara à Reynosa, ce qui faisait supposer qu’ils attendaient le signal des Américains pour opérer avec eux. Quelque imminentes que fussent les hostilités, le maréchal cependant, les regards et les désirs tournés en arrière, ne se fût peut-être pas encore décidé à s’engager à Matamoros, si un acte d’une barbarie sauvage, en lui dessillant les yeux, ne lui eût montré de quelle haine implacable étaient animés les libéraux du Sud et combien peu il y avait à compter sur eux.

Le 7 octobre, des bandits, se qualifiant de force libérale, après avoir enlevé les rails d’un tournant, avaient attaqué le chemin de fer de Vera-Cruz à la Soledad. Le mécanicien, ayant donné un coup de sifflet d’alarme, avait été tué immédiatement. Le commandant Friquet, un garde d’artillerie et six autres militaires français, qui se trouvaient dans le train, non-seulement avaient été massacrés, mais coupés par morceaux et honteusement mutilés. Les autres voyageurs avaient simplement été rançonnés et quelques femmes enfermées à part pendant deux heures sans qu’on pût savoir, du moins par elles, ce qui leur était arrivé. Cela s’était fait au nom de la liberté, et le sens moral était tellement nul dans le pays, ou la haine contre nous si forte, que les habitans de Vera-Cruz s’enorgueillissaient tout haut de ce massacre et d’avoir eu pour l’accomplir d’aussi vaillans compatriotes. Le commandant Cloué avait aussitôt envoyé quelques hommes, mais l’endroit du crime était désert. Le lendemain matin, le commandant de la Soledad avait mis en campagne quarante Égyptiens et vingt Mexicains à cheval, mais avait inutilement atteint l’ennemi, qui s’était enfui. Là encore, sans qu’on pût faire de prisonniers, on avait eu un caporal des sapeurs du génie tué et sept hommes blessés. Trois jours plus tard, comme pour nous braver ou recueillir les applaudissemens des habitans de Vera-Cruz, une troupe de cinquante hommes à cheval était venue camper et déjeuner derrière les dunes de sable au nord-ouest et à une ou deux lieues à peu près de la ville. Ils voulaient sans doute, une fois les portes fermées, tenter comme ils l’avaient fait l’année précédente dans la nuit du 20 au 21 août, un coup de main sur le village qui est autour de la promenade. La pluie toutefois avait suffi à disperser ces libéraux. D’ordinaire, en effet, ils ne faisaient rien par la pluie parce qu’ils avaient peur d’attraper la fièvre, qu’ils n’aimaient pas plus que les balles de nos soldats. Depuis le 7, les trains étaient escortés, mais le directeur de la compagnie craignait, si on ne faisait pas une campagne sérieuse contre ces bandes, de n’avoir plus d’employés, car les libéraux avaient menacé ceux-ci de les fusiller s’ils les retrouvaient sur le chemin de fer. Ils avaient annoncé en outre qu’ils feraient dérailler et attaqueraient le convoi tous les jours.

L’horrible massacre du 7 octobre provoqua un décret de Maximilien, mettant hors la loi tous ceux qui dorénavant seraient pris les armes à la main. Le général Alejandro Garcia, chef des libéraux du Sud, y répondit en souverain par un décret semblable. Mais ce qui donna à ces deux décrets, qui eussent été assez inoffensifs entre Mexicains, une véritable et terrible portée, ce fut la circulaire du 11 octobre du maréchal Bazaine. Le maréchal rappelait à l’armée que, le 18 juin, Ortéaga en prenant Druapan avait fait impitoyablement garder à vue le commandant Lemus ; que, le 17 juillet, Antonio Perez assassinait de sa propre main le capitaine comte Kurzech après le combat d’Ahuacatlan, qu’Ugalde, à San Felipe, avait fait fusiller les officiers d’un détachement qu’il avait surpris ; que, le 7 octobre enfin, les prisonniers du chemin de fer avaient été odieusement traités et mis à mort. En conséquence, le maréchal faisait savoir aux troupes qu’il n’admettait plus qu’on fît de prisonniers. Tout individu, quel qu’il fût, pris les armes à la main, serait mis à mort. Aucun échange de prisonniers ne serait fait à l’avenir. Il fallait que les soldats sussent bien qu’ils ne devaient pas rendre leurs armes à de pareils adversaires. C’était une guerre à mort qui s’engageait entre la civilisation et la barbarie. Des deux côtés il fallait tuer ou se faire tuer.

Cette circulaire fut de la part du maréchal moins un acte de représailles que de colère. Peut-être l’écrivit-il pour creuser un abîme entre les libéraux du Sud, entre tous les libéraux en général et lui-même. Il n’y avait eu rien à faire avec tous ces gens-là, il ne voulut pas qu’on pût rien imaginer de nouveau avec eux pour l’avenir. Pour le moment, dût-il jouer le jeu de l’empire, il ne s’occupa plus que d’une solution au Nord, et s’il n’eût été trop tard, c’était à la fois ce qu’il y avait de meilleur pour nos intérêts et de phis honorable pour le maréchal.

La situation de Matamoros, où allait se débattre la question du succès des dissidens au Nord et de l’intervention américaine, était depuis longtemps inquiétante. Dès le mois d’août, les Américains, s’ils n’étaient pas encore décidés à franchir la rivière, protégeaient du moins ouvertement Cortina et lui fournissaient des armes. La troupe de Mejia diminuait sensiblement, et l’influence du général lui-même était paralysée par un commissaire impérial Portilla et le ministre des travaux publics, M. Robles, dont la conduite à tous deux donnait lieu aux plus graves soupçons. Un incident survenu entre le commandant Bryan et le général américain Brown avait fait décider au maréchal que le bataillon étranger quitterait, Matamoros le plus tôt possible. le départ des troupes françaises avait été fêté Comme une victoire par tous les Mexicains sans exception. Tout le monde conspirait hautement, s’entendait avec Cortina, lui payait des droits pour des passe-ports ou le libre passage de marchandises. Les employés du gouvernement étaient des juaristes zélés. Mejia, annulé et dégoûté, laissait faire, et l’opinion était que Cortina entrerait avant longtemps dans Matamores sans coup férir. Quelques jours plus tard, le 11 décembre, M. Robles, qui avait dû revenir à Vera-Cruz, restait à Matamoros. Bien qu’il ne fût pas arrivé de nouvelles troupes à Brazos et qu’il fût, au contraire, sorti de la rivière plusieurs vapeurs chargés de noirs pour la Nouvelle-Orléans, on s’attendait néanmoins à une attaque renforcée d’Américains. Les inquiétudes grandissant, on eût voulu confier la garde de Bagdad à la Tisiphone. Mais ce n’était pas l’avis du commandant de la division à qui on en avait écrit, car la rade de Bagdad étant foraine, c’eût été une force imprudemment mise à terre. Les communications étaient coupées en effet entre Matamoros et Monterey, ainsi qu’entre Matamoros et Bagdad, à l’embouchure du fleuve. Il est vrai que, dans ce dernier espace, l’inondation presque complète des terres y suffisait. Cependant, à la fin du mois, le ministre Robles revenait, et Matamoros semblait moins menacé par suite du peu d’intelligence existant entre Cortina, Escobedo et les autres chefs mexicains qui tenaient la campagne dans les environs. Toutefois ces chefs avaient toujours, quoique non avoué, l’appui des autorités fédérales de Brownsville. Un officier très intelligent, envoyé sous un prétexte quelconque à Brazos, avait constaté le rassemblement d’un très grand nombre de chariots, de fourgons et chalands arrivés démontés d’Amérique.

Le 28 septembre, la Tisiphone retournait à Matamoros. Elle avait surtout pour mission de surveiller les Américains et de s’assurer s’il était vrai qu’ils employassent 15 à 20,000 noirs à la construction de deux chemins de fer dans le Texas et dans le voisinage de la frontière du Mexique, sans doute pour faciliter les mouvemens de troupes. Cette crainte constante des États-Unis, qui s’affirmait chaque jour par de nouveaux motifs, agissait si fortement sur le maréchal qu’il allait jusqu’à les supposer capables de nous attaquer sans déclaration de guerre. Il demanda même au commandant Cloué si, dans le cas d’hostilités subites contre Vera-Cruz, il ne lui serait pas possible de mettre aussitôt à terre son matériel et son personnel et de se retirer sur Cordova. Une objection capitale à cette opération, c’est que, si l’agression devait être soudaine, nous ne la saurions que lorsqu’elle aurait eu un commencement d’exécution et qu’il serait déjà trop tard pour débarquer à Vera-Cruz les hommes et le matériel. Quant à la retraite sur Cordova, elle eût été un désastre avec des matelots qui ne connaissent pas la guerre à terre et au milieu d’un pays qui se fût entièrement soulevé contre nous. Le commandant Cloué répondait avec une honorable et fière modestie que le rôle de la marine est sur l’eau et non à terre, qu’il se croyait capable de défendre son bâtiment jusqu’à la dernière extrémité aussi bien que n’importe quel capitaine de vaisseau, mais qu’il se reconnaissait tout à fait incapable de remplir les fonctions de colonel. C’était de la franchise, mais les choses en arrivaient à un point où il devait moins que jamais déguiser sa pensée au maréchal. Le commandant Cloué se trouvait d’ailleurs, à bord du Magellan, aux prises avec la fièvre jaune, qui sévissait également à Carmen sur le Brandon et faisait ainsi à la division une de ses visites périodiques. On manquait de médicamens, de linge, de chlorure de chaux, qu’on attendait inutilement de France, mais c’étaient là des inconvéniens dont on ne s’occupait plus. L’important eût été de prendre la mer quelques jours, mais les affaires retenaient le commandant à Vera-Cruz, et il ne pouvait envoyer le Magellan tout seul au large, son poste y étant dès qu’il y avait quelque danger à courir abord.

Ce fut alors qu’il apprit la nouvelle de l’attaque de Matamoros par Escobedo, qui avait plusieurs milliers d’hommes et onze pièces de canon. Les communications étaient interceptées entre Matamoros et tout autre point, et nous en étions réduits à expédier des courriers le long du Texas pour connaître la situation exacte. Le commandant partit aussitôt pour Matamoros avec le Magellan, l’Adonis, le Tartare et la Tactique. Dans cette saison des coups de vent du nord, la traversée fut pénible. L’Adonis arriva trente-six heures en retard, et le Tartare fut forcé de retourner un jour à Vera-Cruz. Il avait perdu son gouvernail parti par la jaumière avec la barre et tout ce qui y attenait. A peine mouillé, le commandant écrivit au général Wetzel, qui commandait les forces des États-Unis, sur le Rio Grande. Les faits de connivence américaine étaient nombreux et faciles à signaler. Les libéraux tiraient et avaient tiré du Texas, de Brownsville en particulier, la plupart de leurs ressources en hommes et en munitions. Les pièces d’Escobedo étaient servies par des canonniers américains non encore congédiés. Les blessés étaient reçus à l’hôpital de Brownsville, où les officiers d’Escobedo et de Cortina venaient journellement, en armes, prendre leurs repas. En un mot, Brownsville semblait être le quartier-général des juaristes, qui n’eussent été capables de rien entreprendre sans les secours constamment renouvelés qui leur venaient du Texas.

C’était tenir en bride les Américains par une protestation formelle contre leur violation de la neutralité sur la frontière. Quant à Matamoros, l’arrivée du Magellan et des autres navires sans troupes à bord avait produit un fâcheux effet. Le général Mejia disait par instans qu’on l’abandonnait, mais il paraissait néanmoins décidé à se défendre à outrance et déployait une énergie et une activité extraordinaires. La garnison était animée d’un bon esprit, et la population, ayant appris que les chefs dissidens avaient promis quatre heures de pillage afin d’attirer dans leurs rangs le plus d’aventuriers possible, s’était, comme au mois de mai précédent, organisée en milices. Mejia n’eût demandé que deux cents pantalons rouges pour garder la ville pendant qu’il sortirait et culbuterait l’ennemi. La division ne pouvait, avec ses malades, s’associer autant qu’elle l’eût désiré à ce mouvement de défense, mais elle allait, comme toujours, agir avec autant de rapidité que d’énergie.

Le bruit courant que l’ennemi allait tenter quelque chose contre Bagdad, la Tisiphone s’embossa, en dehors, par petit fond, pour y rester tant que le calme le permettrait. En même temps on armait en guerre le petit vapeur de commerce l’Antonia, en mettant à bord deux pièces d’artillerie, une de 12 et une de 4, avec les hommes chargés de ces pièces et un peloton de carabiniers. Les hommes et l’équipage étaient fournis par les matelots de l’Adonis et de la Tisiphone. L’enseigne de vaisseau de la Bédollière, un des officiers de la Tisiphone, avait le commandement de l’Antonia. Sa mission était de concourir à la défense de Matamoros en agissant aux abords du fleuve, près de la ville. Il avait à recevoir les ordres du général Mejia, mais, fidèle à son rôle de marin, ne devait assister la ville que par eau. L’Antonia partit le matin du 9 novembre de la rade de Rio-Grande pour Matamoros, et sa traversée ne devait pas s’accomplir sans incidens. À une heure de l’après-midi, à un endroit où la rive est haute et touffue, l’Antonia fut saluée par une fusillade des plus vives. Précisément, par suite d’un faux coup de barre, le bateau échouait. Il resta dix minutes sous le feu et y répondit si vigoureusement que les assaillans se retirèrent pour nous fusiller de plus loin. Cette fois on leur envoya des coups de mitraille et ils s’enfuirent dans la plaine à toute bride, au nombre de deux cents cavaliers. Quelque temps après, deux de ces cavaliers passèrent dans une barque derrière l’Antonia, abordèrent au Texas, et de la rive américaine adressèrent au vapeur sept coups de feu. L’Antonia continuant sa route, longeait le Tampico, chargé d’Américains et amarré sur la rive mexicaine. Un morne silence accueillit les Français, tandis qu’au contraire les cavaliers libéraux communiquaient bruyamment avec le vapeur. Un instant, l’Antonia fut dominée par un canon placé à un endroit où la berge était fort élevée. L’ennemi, animé à la lutte, avait oublié ses habitudes de prudence et tirait à découvert. On voyait les chemises rouges et les chapeaux à bordure blanche des hommes de Cortina et de Canales. Les matelots furent admirables sous cette pluie de feu. Deux tombèrent grièvement blessés. Le vapeur l’Eugénia venait alors au-devant de l’Antonia, qu’il escorta jusqu’à Matamoros et qui ne fut plus inquiétée. Seulement quand nous arrivâmes à Brownsville devant le camp des Américains, toutes leurs troupes étaient sur le bord nous regardant passer. Ils semblaient consternés de nous voir et ne poussaient pas un cri. En revanche, les cavaliers qui avaient traversé le Rio-Grande cavalcadaient dans le camp et échangeaient des saluts et des poignées de mains avec les officiers américains.

Le commandant Cloué écrivit de nouveau au général Wetzel. En lui exposant que, selon ses ordres, l’Antonia n’avait pas répondu aux coups de feu partis de la rive texienne, il lui notifiait que, d’après les lois internationales, les Mexicains en armes qui franchissaient la frontière des États-Dais devaient être désarmés et internés par les Américains, qu’à bien plus forte raison, ceux-ci ne devaient tolérer aucun acte d’hostilité partant de chez eux, et qu’il fallait croire que le général Wetzel avait complètement ignoré ces infractions diverses à la neutralisé. La plus grande indiscipline régnait d’ailleurs parmi les troupes américaines. Un de leurs généraux venait d’être assassiné par un soldat noir. La politique, à en juger par des faits bizarres, flottait autant que la discipline. Peu de jours après l’arrivée de l’Antonia, un haut fonctionnaire des États-Unis venait trouver le général Méjia et lui exhibait des pouvoirs presque illimités, allant jusqu’à faire fusiller le général Wetzel. Il lui annonçait en outre qu’il aurait bientôt à lui communiquer des bases nouvelles pour La reconnaissance du Mexique par les États-Unis. Ce haut fonctionnaire ressemblait fort à un espion ou à un chevalier d’industrie ; mais la conduite tenue par le cabinet de Washington, que préoccupait l’ouverture du congrès, était en apparence si inconsistante qu’on accueillait les bruits les plus étranges.

Il était évident toutefois que les libéraux s’acharneraient à l’attaque de Matarnoros jusqu’à ce qu’ils fussent certains que la protection des Américains leur ferait défaut. Il y avait dans la ville, en numéraire et en marchandises, des sommes immenses, et ils se procuraient de l’argent en escomptant leurs espérances, sinon de pillage, au moins de possession. Il est vrai que ces perspectives surexcitaient la population commerçante, qui construisait et occupait des barricades, faisait des patrouilles et passait toute la nuit sous les armes. D’un autre côté, le maréchal faisait avancer ses colonnes. Celle du colonel d’Ornano se dirigeait sur Victoria, celle du général Jeanningros sur Montdava, afin d’opérer une diversion en faveur de Matamores. Malheureusement cette route de Victoria à Matamoros, extrêmement difficile, presque impraticable à cause des inondations, était de plus une espèce de désert sans ressources. Aussi le général Mejia était-il fort contrarié de la voir prendre aux troupes dans la crainte qu’elles n’arrivassent trop tard. Les libéraux précipitaient, du reste leurs attaques. Excessivement décontenancés pur la réussite complète du voyage de l’Antonia, ils avaient fait tentative sur tentative pour la prendre ou la détruire. La dernière tentative, le 11 novembre au soir, avait été la plus importante. Cinq embarcations et un chaland chargés de monde se laissèrent dériver sur l’Antonia, mais l’ennemi fut reçu à portée de pistolet par la mitraille et le feu des carabines. Les embarcations disparurent alors, soit qu’elles eussent été coulées, soit qu’elles se fussent abandonnées au courant. Le chaland s’échappa à l’aide d’un subterfuge. Il se fit passer pour un bâtiment américain en dérive par hasard.

Le 20 novembre, l’Allier arrivait avec trois cent soixante Autrichiens, vingt Mexicains, soixante chevaux ou mulets. Ces renforts étaient mis à terre à Bagdad, le même jour. Le lendemain, le général Mejia envoyait pour les prendre l’Antonia et deux autres petits bateaux à vapeur de même échantillon, l’Alamo et le Camargo, que la division armait, comme l’Antonia, d’une pièce de 12, d’une de 4 rayée et de quelques carabiniers ; ces trois bateaux partaient de Bagdad le 22 au matin pour Matamoros, où ils arrivaient le 23 sans obstacle. Ce renfort décida les libéraux à la retraite. Pourtant, en s’en allant, Escobedo chercha à surprendre Monterey ; mais le commandant La Hayrie, venu de Saltillo, et le général Jeanningros, de Montclava, sauvèrent la ville et poursuivirent le général mexicain.

La délivrance de Matamoros amena le rétablissement de la tranquillité à Tuspan et à Tampico, où les partis s’étaient agités et que les bandes ordinaires du Tamaulipas et de Papantla avaient menacés pendant les événemens du Nord. A Tampico, le commandant supérieur, le capitaine Carrère, avait maintenu la défense sur un bon pied. Successeur du lieutenant Voilée, qui avait indisposé la population par certains actes agressifs, il s’était étudié à ramener l’ordre, et, comme chaque officier avait son meilleur plan de conquête et de soumission pour le Mexique, il avait cherché par quelque déférence et quelques égards pour le général La Madrid, qui commandait à Tuspan, en lui laissant, par exemple, passer la revue des troupes de la contre-guérilla et de la garnison, le jour de la Saint-Maximilien, à rehausser, par l’amour-propre flatté, chez les Mexicains, le sentiment de leur valeur et de leur dignité personnelle. Il n’avait rehaussé que leur amour-propre. La Diligente avait dû séjourner à Tuspan, dans la rivière même. Le capitaine Revault avait su influencer discrètement la population et réorganiser la défense possible de la garnison. Il ne lui avait fallu que quelques carabiniers dans les cerros bien approvisionnés de vivres, d’eau et de munitions. Le préfet néanmoins avait été assassiné, et le capitaine de la Diligente, qui eût peut-être mieux fait d’envoyer par une occasion sûre le meurtrier au fort de Saint-Jean-d’Ulloa, l’avait laissé en prison, d’où il était probable que l’influence occulte, mais persistante, de M. Llovente le père le ferait échapper. Il est vrai que la Diligente, qui maintenant pouvait quitter Tuspan, n’aurait qu’à y revenir pour y ramener cette sûreté et cette fidélité douteuses qui étaient l’état normal des différens points du Mexique occupés par nous. Libre de quitter le Rio-Grande, le commandant Cloué se rendit alors au désir du maréchal, que les nouvelles d’un prochain débarquement de Santa-Anna, ou de ses partisans, à la côte de Sota-Vento, avaient inquiété. Il laissait en partant la Tisiphone devant Matamoros et adressait au commandant Collet les instructions les plus précises pour la conduite qu’il avait à tenir. Il devait procéder sans retard au désarmement des petits vapeurs l’Antonia, la Camargo et l’Alamo. Puisqu’il n’y avait plus urgence à leur séjour à terre, il fallait que les officiers et les équipages rejoignissent leurs bords. On pouvait fournir de la poudre, des cartouches et des boulets au général Mejia, mais aucune arme qui nous appartînt. Quant aux Américains, il fallait observer avec eux la plus grande réserve et ne point s’occuper des affaires intérieures puisqu’il y avait des autorités mexicaines, et surtout ne point servir à celles-ci ou au général Mejia d’intermédiaire officieux avec les chefs des troupes des États-Unis. Ces instructions étaient en un mot la circonspection la plus grande et la plus stricte prudence au point de vue politique et militaire.

L’année 1865 finissait. Pendant toute sa durée, notre fortune au Mexique avait oscillé entre des succès et des échecs, sauvegardée par momens par des conseils loyaux et des influences d’honnêteté et de bon sens qui ne pouvaient avoir malheureusement qu’une action limitée, arrêtée et compromise par les visées d’une ambition secrète que la plus brillante réussite eût seulement absoute. Nous avions en apparence maintenu notre situation, mais au fond elle croulait de toutes parts et allait être emportée par la force des choses. L’administration était inerte ou corrompue. La population moyenne, bien disposée pour l’empire, qui lui eût apporté l’ordre, mais craintive et découragée, n’offrait qu’un vain et passif appui ; les libéraux, fiers de n’avoir point succombé, s’enflaient des complaisances qu’on avait eues pour eux et des forces qu’ils avaient gagnées. L’Amérique hostile et menaçante avait toutes prêtes contre nous ses flottes de monitors et ses bandes licenciées d’aventuriers et de flibustiers, si elle n’était désarmée à Paris par un arrangement qui conciliât ses prétentions et les nôtres. L’heure était passée du règne possible de Maximilien, d’une élection, sinon d’une intrigue nationale élevant un souverain nouveau, de la non-intervention, à laquelle des déchiremens intérieurs avaient jusqu’alors contraint les États-Unis : il n’y avait plus à sonner que l’heure de notre retraite et de la dissolution de l’empire.


HENRI RIVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.