La Marine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 509-535).
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LA
MARINE D’AUJOURD’HUI

II.
L’AMIRAL BRUAT ET LE GÉNÉRAL PÉLISSIER.


I.

Les Anglais n’avaient pas été sans influence sur la nomination du nouveau commandant en chef[1]. Il fallait donner un gage à la bonne entente ainsi rétablie. On reprit cette expédition de Kertch à laquelle nos alliés paraissaient attacher un vif intérêt, et dont l’avortement leur avait causé un extrême dépit. Le plus grand service que nous aient rendu les Anglais pendant la campagne de Crimée, — je ne parle pas des services politiques, — c’est d’avoir constamment éclairé notre route. Grâce aux renseignemens qu’ils se procuraient à tout prix, nous n’avons que rarement marché à l’aveugle. En partant pour Kertch, nous avions déjà des plans très exacts du détroit de Jénikalé et de la mer d’Azof. Le point de débarquement était fixé. La seule incertitude qui planât sur l’expédition provenait de l’ignorance où nous étions encore des dispositions des Russes et de l’effectif des troupes qu’ils comptaient nous opposer. Quelle résistance allaient rencontrer nos soldats ? Ne nous exposions-nous pas à créer un second centre d’opérations qu’il faudrait approvisionner de la mer et alimenter par de constans renforts ? C’étaient là des réflexions qu’il eût fallu faire avant le départ. Quand le moment de débarquer fut venu, il n’y avait plus qu’à s’étourdir, et on s’étourdit en effet. Les avisos reçurent les troupes qu’avaient transportées les vaisseaux ; les embarcations les prirent à leur tour et les jetèrent, au nombre de 3,000 hommes environ par voyage, sur la plage de la baie de Kamish[2].

Je n’oublierai jamais l’aspect riant de cette petite anse. On marchait à travers les sauges et les lavandes, dont le soleil de mai avait éveillé les parfums ; l’air était imprégné de senteurs aromatiques. Quel contraste avec cette atmosphère nauséabonde de Kamiesh, où l’on vivait au milieu des carcasses flottantes des bestiaux morts, où la brise de terre n’apportait du plateau d’Inkermann que l’exhalaison des cadavres ! De la plage de Kamish au sommet de la colline, le terrain s’élevait en pente douce. Une villa toute blanche, fraîche et proprette comme ces constructions auxquelles l’ouvrier vient de mettre la dernière main, couronnait la hauteur. Avec son air de jeunesse et ses bosquets naissans, elle était, à elle seule, toute la gaîté du paysage ; mais la guerre allait passer par là, et la pire de toutes les guerres, celle que font des armées coalisées. La charmante villa ne fut pas détruite, elle fut saccagée. Quand nous y pénétrâmes, nous n’y trouvâmes plus que des meubles brisés, des malles dont le contenu avait été répandu sur les parquets. Un blessé, vêtu de la longue capote grise des soldats russes, était accroupi dans un coin ; il avait été frappé à la poitrine d’un coup de baïonnette. Je le lis transporter à l’ambulance ; la pâleur de la mort était déjà sur son front. Le médecin voulut sonder la plaie. Le blessé écarta doucement la main qui allait lui infliger une souffrance inutile. Son regard, à la fois résigné et suppliant, se fit aisément comprendre. Il ne demandait à ses ennemis que la faveur de mourir en paix. Des monceaux de cadavres, des amas de blessés gémissant ou râlant sur le champ de bataille, peuvent laisser jusqu’à un certain point l’âme insensible. La pitié ne sait où se prendre au milieu de ces débris sans nom, et l’individualité humaine disparaît en quelque sorte dans cette fourmilière écrasée. Ce ne sont plus des hommes qu’on a sous les yeux ; c’est bien de la chair à canon. Rien ne vient réveiller dans ce spectacle horrible le sentiment de notre importance et de notre immortalité. Sous ce rapport, l’aspect des champs de bataille est malsain. Il en est autrement, si nous découvrons à l’improviste, sous quelque buisson, dans un pli de terrain, un cadavre raidi par la convulsion dernière. L’idée de la souffrance, de la lutte suprême, du deuil des amis et des païens, vous saisit à l’instant ; vous vous sentez ému d’une compassion soudaine. En face de cette mort isolée, vous comprenez tout le prix de la vie et instinctivement vous avez maudit la guerre. Les plaines ensanglantées de l’Alma et d’Inkermann ne m’ont pas causé l’émotion que j’en attendais. Je n’ai pu oublier encore le spectacle du soldat mourant de la baie de Kamish.

Les Turcs avaient les premiers escaladé la colline ; les Français et les Anglais ne tardèrent pas à les suivre. Ils trouvèrent le plateau dégarni ; les vedettes russes s’étaient empressées de battre en retraite. Une heure après, les batteries d’Ak-Bournou qui défendaient l’entrée du détroit sautaient en l’air. Les Russes ont la manie d’élever à grands frais des ouvrages formidables et de les détruire sans les défendre, souvent même avant qu’on ait songé à les attaquer. Les avisos alliés s’élancèrent dans la passe devenue libre et se portèrent vers Jénikalé. Pendant ce temps, le débarquement des troupes, des chevaux et de l’artillerie continuait ; il dura toute la nuit. Au point du jour, l’armée se mit en marche ; elle ne fit que traverser Kertch, évacué par l’ennemi. On s’attendait à rencontrer une vigoureuse résistance à Jénikalé ; une ligne de bâtimens embossés occupait toute la largeur du détroit, des ouvrages récens s’appuyaient à un vieux château qui leur servait de réduit. Cet appareil menaçant s’évanouit comme un fantôme. À l’approche de nos troupes, les batteries volèrent en éclats, les navires s’abîmèrent dans les flots. Les Russes étaient depuis longtemps sur la route de Kaffa. Nous n’eûmes à lutter que contre l’incendie. À la porte d’une poudrière, on trouva un Tartare ivre-mort, endormi la mèche à la main. Si cette brute eût accompli son œuvre, Jénikalé ne nous aurait livré que des décombres.

Nous ne devions pas nous arrêter à l’entrée de la mer d’Azof ; mais, pour y pénétrer, il fallait des navires d’un faible tirant d’eau. Les plus chétifs navires suffisaient heureusement pour répandre l’alarme jusqu’aux bouches du Don. Les villes de Berdiansk, de Marioupol et de Taganrog n’avaient pris aucune précaution pour repousser une attaque ; elles vivaient sur la foi des défenses que nous venions de forcer. Ces immenses greniers se trouvaient, par la chute d’Ak-Bournou et de Jénikalé, à notre merci. Des cosaques irréguliers accoururent pour se joindre aux milices ; ils arrivèrent au moment où nous nous retirions. La flottille anglo-française avait en quelques jours détruit des approvisionnemens qui auraient pu préserver l’Europe entière de la famine.

Cette expédition fut vivement menée. Elle devait être sans résultat. Si l’on eût du même coup occupé la flèche d’Arabat et détruit sur la Mer-Putride le pont de Tchongar, on eût intercepté deux des routes par lesquelles se ravitaillait Sébastopol. Par la route intérieure, les arabats y auraient encore amené des munitions et des vivres. Aucun empire n’a, au même degré que la Russie, la puissance da transport ; c’est un héritage des Huns et des Scythes. Après avoir eu le médiocre avantage d’exciter quelques clameurs contre l’imprévoyance du gouvernement russe, clameurs bientôt étouffées par la haine qu’inspirèrent nos ravages, nous nous trouvâmes embarrassés d’une occupation qui devenait sans but. Il fallut laisser à Jénikalé un corps de troupes et une station navale, élever des retranchemens, maintenir des communications difficiles et constantes avec Kamiesh. La question capitale n’avait pas avancé d’un jour. La marine venait, il est vrai, de montrer une fois de plus sa décision et son activité ; mais à la guerre, surtout dans une guerre aussi sérieuse que celle où nous étions engagés, les considérations d’amour-propre devraient être toujours secondaires : il n’y a que les grandes opérations concentrées qui réussissent. Les coups d’épingle irritent une puissante nation, ils ne la réduisent pas. Quel profit matériel pouvait-on attendre d’une campagne qui privait les armées alliées, au moment d’un effort décisif, de 12,000 hommes auxquels l’ennemi ne daigna pas même opposer un régiment ? Quel profit moral pouvait-on s’en promettre, quand un signal resté célèbre dénonçait en ces termes la conduite des alliés que nous avions imprudemment couverts de notre drapeau : « the Turks are plundering and murdering in Kertch ; les Turcs se livrent au pillage et au meurtre dans Kertch ? » L’agitation des esprits engendre souvent en campagne plus d’une combinaison qui s’impose, alors même que le chef intérieurement la désapprouve. Cette agitation, il ne faut pas s’y tromper, n’est qu’un des modes du découragement. De tous les murmures qui peuvent importuner et troubler le commandement, c’est assurément le plus funeste.

Si nous disséminions nos attaques, les Russes tombaient dans un autre travers ; ils ne résistaient sur aucun point. Au seul bruit d’une démonstration dirigée contre Anapa, ils avaient ruiné les fortifications de cette place, et n’avaient pas hésité à livrer toute la côte de Circassie aux Tcherkesses. Nous vîmes les principaux chefs de ces tribus guerrières lorsque, après avoir assuré l’occupation de Kertch, nous nous présentâmes devant Anapa ; c’est le plus bel échantillon de la race humaine que j’aie rencontré. Un corps souple et nerveux, des extrémités délicates, des traits accentués sans dureté, formaient un ensemble où la majesté le disputait à la force. On avait peine à comprendre que cette race d’un ordre si supérieur fût destinée à subir le joug étranger ; mais l’islamisme l’avait tenue en dehors des progrès de la civilisation, et elle devait fatalement succomber. Si elle n’avait pas subi cette influence délétère, si elle avait eu les initiateurs que Pierre le Grand attira en Russie, ce n’est pas son indépendance qu’elle eut conservée, c’est l’empire du monde qu’elle eût disputé aux races latines et aux races germaines.

L’aspect fier et martial des Tcherkesses d’Anapa pouvait éveiller nos sympathies ; il ne pouvait nous faire illusion : nous n’avions sous les yeux que les ruines d’une nationalité. Le drapeau russe ne devait pas tarder à reparaître sur les rives de la Mer-Noire, l’armée de Mouravief s’apprêtait à prendre en Asie une éclatante revanche des revers que nous préparions en Europe à l’armée du prince Gortchakof. Incapables de tenir la campagne contre des troupes qui leur étaient infiniment supérieures, les Turcs, auxquels était confiée la défense des provinces asiatiques, avaient été contraints de se renfermer dans Kars. Omer-Pacha ne nous prêtait devant Sébastopol qu’un concours humilié et par cela même stérile ; il réclamait à grands cris une situation plus digne de la haute réputation qu’il s’était acquise au début de la guerre. C’était en Asie qu’il voulait aller. Il représentait qu’il était insensé de jouer le rôle d’assiégeant en Crimée quand on laissait écraser, sans leur porter secours, des provinces entières qui ne demandaient qu’à rentrer sous l’autorité du sultan. Les Anglais, qui sont une puissance asiatique tout autant qu’une puissance européenne, prêtaient une oreille complaisante à ces observations. Nous les accueillîmes avec moins d’intérêt ; nous n’avions jamais eu, il faut le confesser, une foi bien vive dans les destinées de l’empire ottoman. La dernière de nos préoccupations était de lui restituer sa grandeur. On n’écouta donc Omer-Pacha que trop tard. Quand on rendit au sultan la fibre disposition de ses troupes, on ne fit que priver les armes ottomanes de l’honneur de contribuer à la prise de Sébastopol ; on ne sauva pas la ville de Kars. Omer-Pacha n’était pas assez fort pour marcher directement à l’ennemi ; il se perdit en manœuvres, et ne réussit même pas à détourner l’attention du général Mouravief. Cet échec, qui précéda de quelques mois à peine la conclusion de la paix, devait peu toucher la France. Il y avait longtemps que pour elle tout l’intérêt de la guerre était dans le résultat du grand siège. Grâce à l’énergique impulsion imprimée aux travaux par le général Pélissier, Sébastopol allait tomber avant Kars.


II.

Le nouveau commandant en chef de l’armée de Crimée n’avait pas perdu de temps. Investi du commandement le 19 mai 1855, il ne s’était pas contenté, dès le 23, de faire embarquer 12,000 hommes pour Kertch ; il avait prescrit le même jour un assaut général sur les embuscades qui menaçaient notre gauche. Notre départ de Kamiesh avait été éclairé par les lueurs d’un combat formidable ; plus de 1,000 hommes étaient restés sur le terrain. Le lendemain, retour offensif des Russes ; nouvel effort de notre part, le sang coule à flots. Nous nous sommes rapprochés d’une centaine de mètres de la ville. Entre Kertch et Kamiesh s’échange un premier bulletin de victoire. Le succès du 23 mai n’était cependant qu’un des épisodes de cette guerre de chicanes nocturnes que nous faisions depuis huit mois. Le général Pélissier méditait un coup plus audacieux. Le 8 juin, vers quatre heures du soir, l’armée sort de ses tranchées et marche sur le Mamelon-Vert. À cet assaut inattendu, l’ennemi se trouble ; son tir n’a pu arrêter nos colonnes. Une masse irrésistible envahit la hauteur. L’élan de nos troupes est tel qu’elles eussent en ce jour emporté Malakof, si l’on eût osé prévoir jusqu’où pourraient aller la surprise et la consternation des Russes. Quelques enfans perdus ont seuls, au mépris des ordres donnés, franchi l’enceinte que personne ne devait dépasser. Ils sont ramenés par les Russes. Une explosion soudaine ajoute à l’effroi qu’apportent avec eux ces fuyards. « L’ouvrage, s’écrie-t-on, est miné ! » Les vainqueurs n’essaient plus de garder leur conquête ; ils se précipitent en désordre vers nos tranchées. Les réserves heureusement sont prêtes, elles s’avancent, et sous une grêle de boulets et d’obus retournent contre l’ennemi les retranchemens du Mamelon-Vert. Nous avons eu cette position au prix de 2,500 hommes ; un cheminement méthodique nous aurait coûté davantage.

À ces deux attaques résolues et rapides, qui venaient de se succéder dans le court intervalle de quinze jours, les Russes durent s’apercevoir que notre système de guerre s’était profondément modifié. Notre faute à nous fut de ne pas comprendre que l’ennemi allait désormais se tenir sur ses gardes, que nous ne retrouverions pas deux fois l’avantage inhérent à un brusque changement d’allures. Les souvenirs de la guerre de la péninsule auraient pu nous rendre plus circonspects. Rarement nous y avions attaqué l’ennemi dans ses positions sans être repoussés ; mais parce que nous avions, après huit mois d’approches régulières, surpris les Russes par la plus imprévue des audaces, nous crûmes que nous allions désormais enlever tous les retranchemens à la baïonnette. Nous nous préparions une cruelle déception.

L’expédition de Kertch était rentrée à Kamiesh ; tout semblait nous sourire : encore un effort, et Sébastopol était à nous. Malakof devait être attaqué au point du jour. Le concours de la marine n’avait point été demandé ; cependant nos vaisseaux étaient prêts, et nous nous tenions attentifs. Dans la nuit du 17 au 18 juin, le canon ne cessa de gronder. À trois heures du matin, la fusillade se fit entendre ; elle prit bientôt des proportions énormes. Ce n’était plus un assaut, c’était une bataille. Peu à peu le feu se ralentit pour reprendre tout à coup dans différentes directions : à Malakof, au Grand-Redan, au ravin de l’Arsenal. À sept heures, il avait complètement cessé. Un billet du général en chef nous apprit le triste résultat que déjà nous pressentions. « Nous avons été repoussés, écrivait le général, mais nous reprendrons du poil de la bête. » Nos pertes en tués et blessés étaient considérables, 5,000 Français et 1,500 Anglais payèrent de leur sang cette journée. L’attaque avait eu lieu sans ensemble ; des fusées en devaient donner le signal, les colonnes s’élancèrent en voyant partir des bombes ou des fusées de guerre qu’elles prirent pour des fusées de signaux. Jamais nos troupes n’avaient été plus héroïques, leur échec les laissa découragées. Quand le soldat a la conscience d’avoir fait son devoir, il n’en reproche que plus amèrement l’insuccès au général. Le siège entrait pour la première fois dans une phase rétrograde ; ce fut précisément cette épreuve qui fit apparaître dans toute sa grandeur le caractère du nouveau commandant en chef.

Après l’assaut infructueux du 18 juin, les faiseurs de projets se donnèrent largement carrière. De tous côtés, on rêva campagnes, non que l’on sût au juste quelle campagne on pouvait faire, mais parce qu’on était las du terrible siège. Le général Pélissier demeura inébranlable ; son humeur bourrue contint les conseils, si elle n’empêcha pas les murmures. Retiré sous sa tente, comme un lion blessé au fond de son antre, il y ruminait sa vengeance ; son esprit ne dévia pas un instant de la direction qu’il lui avait donnée dès le début. Il était dans sa nature de s’acharner à une idée simple. Au mois de mai, il avait annoncé qu’il prendrait la tour Malakof ; au mois de juillet, c’était encore Malakof qu’il voulait prendre. Ce vieux chef, que l’échec irritait sans l’abattre, ne pouvait trouver qu’en lui-même la force de persévérer. Blâmé à Paris et à Londres, entouré de soldats mécontens, il lui fallait encore raffermir des alliés inquiets et cruellement frappés. L’amiral Lyons venait de perdre son fils, atteint d’un éclat d’obus devant Sébastopol ; lord Raglan se mourait du choléra. Pélissier restait seul debout pour faire face à tous ces malheurs. Lorsqu’on lui remettait le funèbre bulletin que, par un sinistre rapprochement, on avait surnommé « la gazette, du soir, » il le parcourait d’un œil sec et donnait avec sa netteté habituelle ses ordres pour le lendemain. Entre tués et blessés, nous perdions environ 80 hommes par jour, et le 12 juillet nous étions encore à 300 mètres de la tour Malakof. La pose d’un seul gabion coûtait parfois la vie à deux ou trois soldats. On s’étonne qu’on puisse obtenir de la nature humaine de pareils sacrifices ; tel est pourtant l’effet de la discipline dans une armée sur laquelle plane une volonté forte : l’instinct de conservation peut murmurer, il n’oserait entrer en révolte.

Les Russes devaient ignorer ce qui se passait dans notre camp, ou l’effort désespéré qu’ils préparaient leur était commandé par une situation pire encore que la nôtre. Aucune sortie ne leur avait réussi ; ils commettaient la faute d’en tenter une nouvelle. C’était s’exposer à nous fournir l’occasion d’un succès, et il ne fallait qu’un succès pour relover le moral de nos troupes. Il est probable que l’ennemi se crut hors d’état de tenir plus longtemps contre un feu qui le cernait enfin de toutes parts ; 60 batteries de siège à la gauche, 44 à la droite, atteignaient partout ses réserves, et ne laissaient pas dans la ville un point d’impunité.

Quand il s’agit de secret et de ruse, nous ne luttons pas à armes égales avec les races asiatiques. Inkermann avait éclaté sur nous à l’improviste ; une surprise analogue s’apprêtait contre les lignes de la Tchernaïa. Nous étions dans une sécurité complète. Le général en chef avait passé toute une nuit et toute une journée hors du camp. Après s’être fait débarquer sur la côte de Yalta, il avait regagné son quartier-général par le col de Forous et la vallée de Baïdar. Tout était calme ; nos piquets de cavalerie campaient sous les arbres, et n’avaient pas eu une seule fois à seller leurs chevaux. À l’extrême droite de nos lignes, les Piémontais, récemment arrivés, avaient ébauché à la hâte quelques retranchemens. Cette précaution attira les regards du général en chef et obtint son approbation. La journée du 15 août suivit de près le voyage de Yalta. Les Russes attendaient cette date pour nous attaquer ; ils savaient qu’à une journée de fête succéderait un relâchement de vigilance, en même temps qu’un sommeil plus profond.

Leurs colonnes se formèrent dans l’ombre et s’avancèrent en silence. « Rien de nouveau, » tel fut le rapport de la dernière ronde à quatre heures du matin. En ce moment, la fusillade éclata. Le général de Failly courut au pont de Traktir. « Tenez bon, dit-il au faible détachement qui gardait ce passage ; tenez bon, et faites-vous tuer, s’il le faut, jusqu’au dernier. » Pendant ce temps, les troupes renversaient leurs tentes et prenaient les armes ; mais déjà sur vingt points à la fois les Russes, munis de ponts volans, franchissaient la rivière. Si jamais bataille dut être gagnée, ce fut celle que l’ennemi engageait dans de telles conditions. Malheureusement pour les généraux russes, qui se prodiguaient, les troupes marchèrent sans élan. Les vieux soldats qui avaient combattu à l’Alma et à Inkermann étaient devenus rares ; c’était avec des recrues que la Russie continuait la guerre. Le jour, en se levant, éclaira une affaire décidée à notre avantage. L’artillerie arrivait, La cavalerie se massait dans la plaine. L’ennemi fut bientôt repoussé sur toute la ligne ; il couvrit les monts Fédioukine et le pont de Traktir de cadavres. Ses pertes furent évaluées à 6,000 hommes ; 2,200 prisonniers restèrent entre nos mains. Nous n’avions eu que 8 bataillons engagés et 700 hommes hors de combat.

Après une pareille preuve de notre ascendant, les Russes ne pouvaient plus songer qu’à évacuer la place. Ils firent leurs préparatifs de retraite, et n’essayèrent même pas de nous les dissimuler. Un pont de radeaux composés de forts madriers unit les deux rives du port. Ce pont, nos boulets ne pouvaient encore l’atteindre. Il fallait néanmoins se hâter de s’en servir, car, tout en cheminant vers Malakof, nous poussions des batteries du côté de la rade. La garnison de Sébastopol devait craindre de voir se fermer d’un moment à l’autre la seule porte de sortie qui lui restât ouverte. Aussi attendait-elle avec impatience l’arrivée des ordres demandés à Saint-Pétersbourg ; chaque instant de retard empirait sa situation. On voyait tout le jour des bataillons accroupis près du fort Saint-Paul, seul point où n’allassent pas tomber nos obus. La ville n’était plus qu’un immense charnier, la côte opposée un vaste cimetière. On évalue à 30,000 le nombre des Russes qui périrent dans l’espace de trois semaines. De notre côté, nous avions 200 hommes atteints par jour. Il fallait une solution prompte à ce massacre. Nous aurions sans doute facilement écrasé, sous les nouveaux mortiers dont l’envoi nous était annoncé de Toulon, ce qui restait de Sébastopol ; mais il eut fallu, en attendant, reporter notre attaque en arrière, car nos travaux avancés coûtaient cher à garder. Ou préféra tenter un grand coup, et bientôt le cri : à l’assaut ! fut le cri général.

J’ai assisté à quelques-uns des conseils qui se tinrent à cette occasion. Je ne perdrai jamais le souvenir du calme, de la mesure, qu’y apportait le général en chef. Bien des gens prétendaient que l’échec du 18 juin devait être attribué à un plan vicieux. Nos alliés demandaient que l’assaut ne fût plus un assaut partiel, mais devînt une attaque générale. Leur céder sur ce point, c’était rendre l’échec irréparable. On prit un moyen terme. Le général concéda la série des assauts successifs. On savait cependant par une expérience récente que tout assaut qui n’est pas une surprise est un assaut manqué. Comment espérait-on surprendre l’ennemi au Grand-Redan, quand on ne voulait l’y attaquer qu’après avoir pris Malakof ? Comment ne pas le trouver sur ses gardes au Bastion-Central, lorsqu’il fallait attendre, pour lancer sur ce point nos colonnes, que le drapeau anglais flottât au Grand-Redan ? Ce plan périlleux étant donné, les meilleures dispositions furent prises pour le faire réussir. Nous avions remarqué que les Russes, accablés par un feu violent, cherchaient à s’y soustraire en se retirant dans les abris blindés dont ils avaient muni leurs batteries. On affecta une certaine régularité dans le tir, de façon à leur inspirer, au moment fixé pour l’assaut, une fausse sécurité. Ainsi le feu, très vif au point du jour, s’accélérait à neuf heures et demie pour atteindre son maximum d’intensité à dix heures. En ce moment, arrêt brusque et silence absolu jusqu’à midi. Dès que midi sonnait, reprise sur toute la ligne. C’est alors que les Russes, se mettant à couvert, nous laissaient dépenser, sans presque nous répondre, notre poudre et nos projectiles. Il fallait saisir l’instant où on les saurait réfugiés dans leurs casemates pour sauter brusquement dans Malakof.

Depuis le 5 septembre, on ne ménageait plus nos munitions. L’immense accumulation de travail que représentait l’approvisionnement de nos batteries s’en allait en éclats et en fumée. Il fallait que cette reprise de feu fût décisive. On eût mis près d’un mois à remplir de nouveau les poudrières vides et les parcs à projectiles épuisés. Tout présageait d’ailleurs un résultat prochain. Les vaisseaux que l’ennemi n’avait pas coulés étaient atteints jusqu’au milieu du port ; nos bombes y allumèrent l’incendie, ces grandes flammes éclairèrent la nuit du 6 au 7 septembre. Un ciel bas et sombre, où couraient les nuages venant du sud-ouest, ajoutait son horreur à celle des reflets sinistres. Le 7 au matin, le vent passa au nord, et devint très violent. L’amiral était au camp. Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint vers le soir à rejoindre le Montebello Le général Pélissier lui avait communiqué ses projets, sans réclamer toutefois sa coopération. L’assaut devait avoir lieu le lendemain 8 septembre à midi précis.

Le 8 septembre, le vent n’avait pas molli. L’amiral Lyons nous consulta par le télégraphe. « Que pensez-vous du temps ? » L’amiral Bruat répondit : « Je pense qu’il n’y a aucun avantage à mettre des vaisseaux en mouvement par un temps pareil. » La réplique ne se fit pas attendre : — Men enraged (les hommes sont enragés). Cette réplique était dure. Avant de la transmettre à l’amiral, je voulus n’en croire que mes yeux, et je demandai qu’on m’apportât le livre des signaux. Je reconnus sur-le-champ la méprise qui, par la plus étrange des coïncidences, prêtait à nos alliés un langage fanfaron auquel, je dois le dire, ils ne nous avaient pas habitués. Pour communiquer avec les Anglais, nous avions adopté leur code télégraphique. Près de livrer un assaut décisif, nous n’avions pas voulu nous exposer à avoir les Russes pour confidens. Nous avions en conséquence changé la veille au soir la valeur numéraire affectée à chaque pavillon. Cette combinaison nouvelle avait échappé à l’attention de l’officier qui venait de prendre le service. Si on laissait aux pavillons dont se composait le signal leur valeur primitive, on obtenait la singulière réponse qui m’avait offusqué. Les chiffres rectifiés présentaient un sens plus raisonnable : I quite agree (je suis tout à fait de votre avis). Il ne pouvait y avoir en effet deux avis différens en cette circonstance ; les vaisseaux avaient assez à faire de tenir sur leurs ancres.

Le général en chef fut prévenu, vers huit heures du matin, de l’inaction à laquelle nous serions vraisemblablement condamnés. Il n’éleva aucune objection ; nous n’entrions pour rien dans ses calculs. La fortune nous servait d’ailleurs admirablement par ce contre-temps que nous maudissions. Les tourbillons de poussière que le vent soulevait masquèrent les mouvemens des troupes, et permirent de les masser inaperçues dans les tranchées. La flotte, retenue au mouillage, n’annonça pas, par d’indiscrets panaches de fumée, qu’elle se disposait à entrer en action. Les Russes, qui épiaient quelque indice, n’en découvrirent aucun de nature à leur faire soupçonner nos desseins. Le dernier jour de Sébastopol était venu.

Le feu avait été très vif et très soutenu pendant toute la matinée. Vers onze heures et demie, il y eut un instant de relâche. Bientôt la canonnade se fit de nouveau entendre. Midi sonna ; tout sembla s’apaiser. C’était le moment où nos colonnes devaient s’élancer hors de la tranchée. Le plateau de Malakof se couronna soudain des feux de la fusillade ; le drapeau tricolore apparut planté sur le parapet. À ce signal, les Anglais marchent sur le Grand-Redan. Vers deux heures, les tranchées de la gauche semblent s’entr’ ouvrir ; il en sort un flot d’assaillans. À l’encontre de ce flot roule un nuage de fumée parti du Bastion-Central. Nos soldats ont passé à travers la mitraille. Arrivés sur le bord du glacis, les uns se couchent à terre, les autres se jettent résolument au fond du fossé. Pendant qu’ils s’y entassent, les Russes, montés sur les merlons des batteries, les fusillent à bout portant. Un horrible incident nous arrache à ce spectacle ; une mine a fait explosion. Au milieu de la terre noire qui retombe, on distingue des formes indécises dans lesquelles l’œil épouvanté croit reconnaître des cadavres mutilés et des membres épars. C’en est fait, les Français n’entreront pas dans le Bastion-Central. Au Grand-Redan, les Anglais aussi ont été repoussés. Échec partout, excepté à Malakof.

À Malakof même, vers quatre heures du soir, le drapeau tricolore disparaît ; des coups de canon partent de cet ouvrage. Les Russes l’ont-ils donc repris sur nos troupes ? ce canon poursuit-il nos soldats dans leur retraite ? Quelle nuit d’insomnie nous passâmes ! À six heures du matin, une détonation formidable nous appela sur le pont : le Bastion-Central venait de sauter. D’autres détonations suivirent. Le vent s’était calmé. L’amiral monta sur un aviso à vapeur et se rapprocha des murs de Sébastopol. Des pantalons rouges occupaient les batteries de la Quarantaine. Nous poussâmes un cri de victoire, et lorsqu’au quartier-général on hésitait encore à proclamer ce triomphe, nous l’annonçâmes par le télégraphe sous-marin à Paris.

Les Russes, pendant la nuit, avaient évacué la ville. Ils avaient coulé leurs vaisseaux et rompu le pont qui unissait les deux rives du port. Sur la rive septentrionale se rassemblaient les débris de leurs bataillons décimés. Les forts du nord restaient entre leurs mains ; mais nulle part le canon ne se faisait entendre. Ce silence avait quelque chose d’étrange pour des oreilles habituées au grondement continu des bombes et des obus. On eût dit que la cité guerrière et le camp qui l’assiégeait depuis onze mois, tombant de lassitude, s’étaient endormis. Dans la journée, chacun put compter ses pertes. Les nôtres s’élevaient à près de 6,000 hommes et 5 généraux ; les Anglais avaient eu 2,200 hommes, dont 159 officiers, hors de combat. Ils avaient laissé 1, 800 morts sur le terrain ; 3,000 blessés russes, expirans pour la plupart, gisaient dans Sébastopol. Ce fut la dernière hécatombe. Depuis le commencement du siège, le feu de l’ennemi nous avait tué 24,000 hommes, 40,000 avaient été grièvement blessés.

J’ai connu les officiers russes qui commandaient dans Malakof ; j’ai appris de leur bouche les fautes qu’ils avaient commises, et qui, suivant eux, nous avaient valu la victoire. L’amiral Nachimof était, avec le général Todleben, l’âme de la défense. Il fut tué par la balle d’un chasseur à pied ; lorsqu’il fut frappé, les marins jetèrent leurs armes et désespérèrent du salut de Sébastopol. Quelques jours plus tard, le général Todleben recevait lui-même une grave blessure. À partir de ce moment, on se défendit sans confiance ; des précautions reconnues nécessaires furent négligées. À quoi bon les prendre, puisqu’on allait se retirer sur l’autre rive ? L’ouvrage de Malakof, coupé de nombreuses traverses et presque fermé à la gorge, devait être battu à l’intérieur. On ajourna au lendemain l’exécution des dispositions prescrites, et le lendemain nos soldats surprenaient les Russes, tapis sous leurs blindages. Le capitaine de frégate Karpof, revenant d’une ronde, fut saisi au collet par deux zouaves. Le dédale des masses couvrantes que l’ennemi avait élevées pour arrêter les éclats des bombes nous fournit contre un retour offensif des retranchemens auxquels nous n’eûmes rien à ajouter. Ln vain les bataillons vainqueurs au Grand-Redan affluèrent de toutes parts vers le bastion que nous avions conquis ; nous n’eûmes à défendre qu’une gorge étroite, et nous repoussâmes avec un millier de soldats les assauts furieux qui nous furent donnés. Si la lutte se prolongea si longtemps à Malakof, c’est que partout ailleurs elle avait cessé.

Cette lutte, entretenue par de constans renforts, fut vive et sanglante. Les qualités militaires des deux nations s’y montrèrent dans tout leur éclat. Qui n’a entendu répéter le mot héroïque du général de Mac-Mahon ? On lui annonçait que le bastion était miné et allait sauter. « Faites dire aux troupes de soutien, répondit-il, de venir se loger dans l’entonnoir. » Tous nos soldats ne sont pas de cette force ; leur qualité dominante n’en est pas moins, comme celle du chef qui les commandait le 8 septembre, le mépris instinctif du danger, et dans l’excitation du combat l’inspiration soudaine, presque toujours chevaleresque et sublime. Quant à l’ennemi que nous avions à combattre, un seul trait suffira pour le faire juger. Le prince Gortchakof s’était porté de sa personne à la darse de l’amirauté. C’était le moment où le général Kroulef essayait de forcer la gorge de Malakof. Les bataillons, compactes, en colonnes serrées, gravissaient, se poussant l’un l’autre, les flancs de la colline. Un irrésistible mouvement de reflux les ramenait sans cesse en arrière. La vague humaine reprenait alors son élan ; elle venait encore une fois déferler impuissante au pied des gabions. De grands vides se faisaient dans cette foule ; de nouveaux bataillons arrivaient pour les combler. Pendant qu’il observait les progrès du combat, la prince eut la fantaisie d’allumer un cigare. Un marin qui se trouvait près de lui battit sur-le-champ le briquet. Le prince Gortchakof tendit au matelot une pièce d’or ; celui-ci repoussa doucement la main de son général. « À quoi, dit-il, me servirait cet or ? Ne sais-je pas que tout à l’heure je vais mourir ? — Prends toujours, répliqua le prince ; si tu es tué, ton camarade ne le sera peut-être pas. Il trouvera dans ta poche le moyen d’acheter un cierge, et il fera brûler ce cierge à ton intention devant les saintes images. » Celui qui prononçait ces paroles connaissait bien le soldat russe. La race slave est douce et résignée, il lui manque peut-être l’impétuosité offensive qu’on remarque chez nos troupes ; mais il est deux sentimens auxquels ses chefs peuvent toujours faire appel, certains de lui faire affronter ainsi les plus grands périls. Ces sentimens sont empreints de la même ferveur religieuse : l’un se nomme le devoir envers l’empereur, l’autre l’espoir d’une meilleure vie.

Quand le général Pélissier put contempler, du haut de Malakof, le monceau de ruines que l’ennemi nous avait laissé, son étonnement fut extrême. Il n’avait jamais mesuré dans son imagination l’étendue qu’à cette heure son regard embrassait. « Nous avons, dit-il à son état-major, attaqué l’immensité. » La disposition du terrain nous avait en effet dissimulé jusqu’alors les divers plans qui se succédaient de ravin en ravin. Le dernier plan devait naturellement nous sembler beaucoup plus rapproché qu’il ne l’était en réalité. Le général Todleben avait reporté la défense assez loin pour qu’une armée tout entière pût s’établir et résider dans la place. Nous nous étions longtemps heurtés au périmètre de cette vaste enceinte sans discerner au juste par quel endroit nous pourrions l’entamer. Une voix inconnue prononça enfin le mot magique. Le premier qui cria « Malakof ! » nous donna la clé de Sébastopol. Maîtres de cette hauteur, nous prenions toutes les positions des Russes à revers.

Il est difficile de savoir aujourd’hui à qui revient le mérite d’une inspiration qui fut bientôt la clameur de la foule. Discerner le nœud stratégique d’une campagne, dresser des plans habiles, ce n’est pas sans doute le lot d’un esprit vulgaire. On a vu le général Bonaparte, obscur encore et retenu loin du théâtre de la guerre, arracher l’armée d’Italie à une défensive stérile. La victoire de Loano, remportée par Scherer, fut en partie son ouvrage ; mais le meilleur plan ne peut réussir quand l’exécution manque de vigueur. Ce que vaut l’exécution dans les opérations militaires, la campagne de Crimée nous l’a montré à diverses reprises. Les Russes auraient dû triompher à l’Alma, à Inkermann, à Traktir ; les tacticiens de Saint-Pétersbourg avaient quelque droit d’y compter. Ce qu’ils n’avaient pas fait entrer dans leurs calculs, c’était l’élan irrésistible du soldat français, la solidité inébranlable de l’infanterie anglaise. Ils jugèrent mal la valeur relative des troupes placées sur l’échiquier. C’est ainsi qu’ils usèrent près de 600,000 hommes qui ne revirent jamais le drapeau. L’empereur Napoléon avait commis la même erreur dans la campagne de Saxe. Le général Pélissier dut au contraire la victoire à une appréciation exacte des élémens de succès qu’il avait entre les mains. Il ne se perdit pas dans des combinaisons subtiles ; il alla droit au fait, brutalement quelquefois, sérieusement toujours. Le sérieux et la sincérité étaient la marque de ce grand caractère. Il n’y avait rien en lui du héros de roman : c’était une volonté. Quand elle se manifeste avec ce degré d’énergie, la volonté peut, aussi bien que le génie, gagner des batailles. Le ciel du reste, d’un bout de la campagne à l’autre, ne cessa de nous susciter l’homme dont nous avions besoin ; il combattait alors avec nous. Pour nous conduire en Crimée, il nous donna l’esprit d’aventure, l’héroïque insouciance du premier commandant en chef ; pour nous y faire subsister pendant l’hiver, la sympathique sollicitude, la belle abnégation de son successeur ; pour mener à bonne fin le siège entrepris, la ténacité de ce taciturne, qui eût mérité de garder pour devise la seule réponse qu’il opposait à toutes les critiques : « je prendrai la tour Malakof. »


III.

Sébastopol pris, la flotte russe détruite, les alliés songèrent à trouver un emploi pour l’immense force navale qu’ils avaient réunie dans la Mer-Noire. Cinq opérations furent proposées : l’occupation du détroit de Ghenitshek et la destruction du pont de Tschongar, — l’occupation de Kaffa et d’Arabat, — l’attaque des batteries dont les Russes avaient conservé la possession sur la rive septentrionale du port, — le bombardement d’Odessa, — l’enlèvement du fort de Kinburn à l’embouchure du Dnieper. Aucun de ces projets ne supporta un examen sérieux, si l’on en excepte le projet concernant le fort de Kinburn. « C’est la seule entreprise, écrivait l’amiral Bruat, qui se puisse et se doive tenter en ce moment. Il ne s’agit pas seulement de détruire les fortifications qui gardent les bouches du Bug et du Dnieper ; il faut s’y loger, couper la presqu’île de Tendra et bloquer par ce moyen Nikolaïef, comme nous bloquons déjà la mer d’Azof. Nous aurons ainsi une base d’opérations pour la campagne prochaine, ou un gage important, si nous voulons traiter de la paix. »

La réponse du ministre se fit attendre. Elle nous fut enfin transmise par le télégraphe : « défense de l’empereur d’agir contre Odessa ; ordre d’enlever et d’occuper le fort de Kinburn. » Quand ce message laconique parvint à Kamiesh, le vice-amiral Bruat venait d’être promu à la dignité d’amiral. Sa santé, toujours chancelante, avait décliné rapidement depuis l’expédition de Kertch. La saison était avancée. Le retard qu’on avait mis à nous répondre ouvrait largement la porte aux objections. L’amiral n’en fit cependant aucune. Il fut le seul qui ne s’aperçut pas qu’on donnait une bien grave responsabilité à encourir à un homme dont la tâche pouvait être considérée comme remplie et dont la fortune était faite. L’amiral Lyons eût préféré agir contre Odessa ; l’amirauté britannique l’y autorisait. Il n’hésita pas à faire le sacrifice de ses idées personnelles pour prêter tout son concours à l’opération qui avait eu l’approbation du gouvernement français. C’était un loyal allié. S’il y a eu parfois des dissentimens et des susceptibilités entre les deux armées, il n’y en a jamais eu entre les deux flottes.

Nous avions à notre disposition des moyens maritimes considérables, sans compter un engin nouveau que les lenteurs du siège de Sébastopol avaient fait imaginer et dont nous allions faire l’essai devant Kinburn ; je veux parler des navires bardés de fer qui venaient d’être construits à Cherbourg, à Rochefort, à Brest et à Toulon. Ces constructions nouvelles contenaient en germe toute une révolution. Les révolutions s’enchaînent ; celle-ci naquit des progrès réalisés par l’artillerie moderne. Quand on est exaspéré par la défaite, on se préoccupe peu de combattre à armes courtoises. La république avait voulu introduire dans les combats de mer le tir à boulets rouges. Le vainqueur d’Austerlitz demandait qu’on attaquât les murailles de bois avec des obus. L’obusier maritime fut trouvé, mais sous la restauration ; il produisit des ravages plus effrayans encore que ceux qu’on en attendait : des brèches énormes et quelquefois l’incendie. La défense s’alarma. L’obusier du colonel Paixhans fit songer au navire cuirassé ; des essais eurent lieu en 1842 au port de Lorient, sur la proposition et sous la direction d’un officier français, le capitaine de frégate Labrousse. Des feuilles de tôle, superposées et appliquées sur une muraille de bois, brisèrent les projectiles creux, arrêtèrent souvent les projectiles pleins. Malgré l’espoir très fondé que donnait le succès de ces expériences, les esprits négatifs, toujours en majorité dans les conseils, obtinrent un arrêt de non-lieu. En 1852, on répondait encore aux instances du commandant de la frégate-école des matelots canonniers « qu’il fallait renoncer à défendre par un revêtement métallique les murailles des vaisseaux. » Ce revêtement, disait-on, serait projeté en mitraille à l’intérieur, et constituerait un surcroît de danger plutôt qu’une protection. Deux années plus tard, quand on vit Sébastopol tenir en échec les armées navales de la France et de l’Angleterre, on se souvint des batteries flottantes employées en 1782 au siège de Gibraltar. Pour accroître l’efficacité de l’action maritime, on voulut encore une fois bâtir, s’il était possible, des navires invulnérables. Les essais de Lorient furent repris à Vincennes. Une volonté calme et ferme y présidait ; elle sut profiter de tout le chemin qu’avait fait en dix ans la métallurgie. Aux feuilles de tôle on substitua des plaques de fer forgé dont on accrut peu à peu l’épaisseur. Ces plaques ne résistèrent pas seulement au tir des obus ; elles supportèrent sans se rompre le choc des boulets massifs du canon de 50. Le problème que toutes les nations maritimes s’étaient posé, la France l’avait résolu. Il n’y avait plus qu’à commander dans les ports des batteries flottantes. Pressée d’en faire construire à notre exemple, l’amirauté britannique ne se rendit que par condescendance à ce conseil. Elle procéda si mollement à la confection d’un matériel dont l’idée lui semblait peu pratique, que nos batteries furent les premières à braver l’océan et à se montrer dans la Mer-Noire. La Tonnante jetait l’ancre le 12 septembre devant Sébastopol ; la Lave et la Dévastation mouillaient sur cette rade le 26. On ne pouvait souhaiter un renfort plus opportun pour l’expédition de Kinburn.

Outre ces trois batteries flottantes, la flotte alliée, prête à partir pour l’embouchure du Dnieper, ne comptait pas moins de quatre-vingts navires de guerre : dix vaisseaux à hélice, dix-sept frégates à roues, onze bombardes, des corvettes, des avisos, des canonnières. Une flotte de transport la suivait, emportant 8,000 hommes qu’avaient fournis les deux armées. Le commandement supérieur de ces troupes était confié au général Bazaine. L’armement, on le voit, était formidable. Quant à la place menacée, elle était peu digne de si grands préparatifs ; Kinburn n’était qu’une forteresse sans glacis, sans ouvrages avancés, dont l’enceinte se composait de monticules de sable retenus par une maçonnerie de peu d’épaisseur. Un régiment formait la garnison ; 80 pièces de 24, avec une vingtaine d’obusiers, garnissaient les remparts. Cet ouvrage, élevé en face d’Ochakof pour défendre le confluent du Bug et du Dnieper, l’accès de Kerson et de Nikolaïef, avait bien pu défier les attaques des flottes ottomanes, il n’était pas construit pour affronter les effets de notre artillerie. La marine cuirassée allait donc avoir des débuts faciles.

Les difficultés de l’expédition étaient ailleurs que dans les obstacles matériels ; elles étaient dans les incidens imprévus. Les coups de vent d’automne pouvaient rendre le débarquement impraticable, ou laisser les troupes débarquées sans l’appui de la flotte, pendant que le corps des grenadiers russes arriverait à marches forcées de Pérékop. Les prédictions sinistres n’avaient pas manqué à l’expédition de Crimée, elles ne manquèrent pas davantage à l’expédition de Kinburn. L’état de l’atmosphère pendant les premiers jours qui suivirent le départ sembla donner raison aux lugubres prophètes. De gros vents d’ouest régnèrent dans la Mer-Noire ; les flottes furent obligées de s’arrêter sur la rade d’Odessa. Le temps contraire se lassa heureusement plus vite que notre patience. Grâce aux précautions prises, nous arrivâmes jusqu’au fond du golfe sans un seul échouage. Dans la nuit, les chaloupes canonnières balisèrent l’entrée du fleuve. Le lendemain matin, les troupes furent mises à terre ; vingt-quatre heures après l’apparition des flottes devant Kinburn, l’investissement de la place était complet. Le 17 octobre 1855, le soleil se leva radieux ; le vent, qui jusqu’alors avait régné du large, soufflait enfin de terre. Les amiraux firent le signal de se préparer à combattre. Il y avait un an, jour pour jour, que les escadres alliées s’étaient embossées devant Sébastopol. L’objectif cette fois était loin d’être aussi redoutable ; tout fut calculé cependant pour triompher de la résistance la plus sérieuse. Vers dix heures du matin, les batteries flottantes mouillèrent à 1,200 mètres environ des remparts ; leurs premières bordées firent voler en éclats la maçonnerie. La brèche commença bientôt à se dessiner. Les projectiles russes au contraire se brisèrent sur une armure qui parut en garder à peine l’empreinte. Les bombardes et les canonnières secondaient par un feu violent cette première attaque. Un vaste incendie, allumé par nos bombes, menaçait de gagner la poudrière. Le moment était venu pour les dix vaisseaux de ligne de prendre part au combat ; ils s’avancèrent de front. Arrivés à 1,800 mètres du fort, ils n’avaient plus qu’un pied d’eau sous la quille ; ils mouillèrent alors une ancre à jet de l’arrière, une grosse ancre de l’avant. Quelques minutes après, rangés beaupré sur poupe, ils présentaient à l’ennemi les gueules de 500 bouches à feu. Une division composée du vaisseau anglais l’Hannibal et de frégates à roues franchissait en même temps la passe d’Ochakof. C’en était trop pour une garnison déjà démoralisée ; elle courut se réfugier dans les fossés creusés le long du fleuve ; une explosion formidable pouvait l’y anéantir, si on laissait les flammes continuer leurs ravages ; la générosité de l’amiral Bruat s’émut du danger que courait un ennemi qui avait renoncé à se défendre. Il fit arborer à bord du Montebello le pavillon de parlementaire ; les aides-de-camp des deux amiraux alliés portèrent au général Kokonowitch, qui commandait la place, un projet de capitulation.

Les conditions offertes étaient telles que devait les attendre une situation vraiment désespérée ; la place serait rendue dans l’état où elle se trouvait, avec son matériel intact ; les 1,500 hommes qui en formaient la garnison se constitueraient prisonniers. La seule concession qu’on put faire à leur courage, c’était de les laisser sortir de la forteresse avec les honneurs de la guerre. Ces propositions n’obtinrent point de prime abord l’assentiment du conseil de défense assemblé par le général Kokonovitch. Un vif débat s’engagea, et nous fûmes un instant exposés à nous voir contraints de raser une place que nous avions tout intérêt à ménager. Les défenseurs de Kinburn ne se croyaient pas dégagés de leurs obligations militaires « tant qu’ils n’auraient pas subi un assaut au corps de place. » Ce n’était pas pour cela que nous avions amené à l’embouchure du Dnieper nos bombardes et nos batteries flottantes ; Kinburn nous fut enfin livré, et nous nous empressâmes d’y éteindre l’incendie.

La prise de ce fort n’était pas un bien grand fait de guerre, mais elle était un grand fait historique, car elle marquait l’avènement d’une marine nouvelle. L’amiral Lyons, dont l’esprit était prompt et ouvert à tous les progrès, n’hésita pas à se prononcer. Il constata le peu d’effet qu’avaient eu les boulets ennemis sur les carapaces de la Lave, de la Dévastation et de la Tonnante. Devant ces ébauches informes, il pressentit un type plus perfectionné qui ne tarderait pas à prendre possession des mers. « Voilà, dit-il, les bâtimens que désormais il faut construire. » Combien peu de jeunes officiers se montraient alors aussi résolus que ce glorieux vétéran !

La possession de Kinburn aurait dû nous conduire jusqu’à Nikolaïef. Les Russes avaient fait sauter les fortifications d’Ochakof, comme s’ils eussent voulu écarter de leurs propres mains les obstacles qui pouvaient gêner notre route. On eut un instant l’idée de remonter le Bug. Si nous avions mis cette pensée à exécution, notre triomphe aurait eu bien autrement de portée et d’éclat. Il paraît qu’à Nikolaïef l’émotion était grande et qu’on n’y préparait pas une défense bien opiniâtre. Nous reculâmes devant la crainte d’engager une nouvelle opération dans une saison où le moindre délai pouvait devenir funeste. L’hiver arrivait à grands pas, et l’hiver de Nikolaïef est encore plus terrible que celui de Sébastopol. La garnison et les bâtimens que nous laissâmes à l’entrée du Dnieper en allaient faire l’épreuve. L’occupation de Kinburn pendant l’hiver de 1856 est un des épisodes les plus curieux de la campagne de Crimée. Elle mit nos marins en présence de tous les périls d’une campagne polaire. Prolongée avec une remarquable constance jusqu’à la conclusion de la paix, elle eût pu avoir de très graves conséquences pour la Russie, s’il fût entré dans les plans des alliés d’exclure définitivement cette puissance des bords de la Mer-Noire ; mais les projets des alliés n’allaient pas jusque-là. La guerre touchait à son terme.


IV.

Après avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour assurer la conservation de leur conquête, les escadres avaient fait route pour Kamiesh. Les armées alliées s’étaient solidement établies dans la presqu’île Chersonèse, les Russes restaient en possession de la rive septentrionale du port ; l’hiver devait amener une trêve forcée entre les belligérans. L’ordre arriva de Paris de renvoyer en France la garde impériale. Ces magnifiques régimens furent reçus à bord des bâtimens qui revenaient de Kinburn ; l’amiral Bruat, relevé de son laborieux commandement, se chargea de les ramener à Toulon. Quel retour triomphal nous présageait ce départ salué des acclamations des deux flottes ! S’il convient d’être modeste dans la fortune, c’est surtout quand cette fortune est faite du deuil et des larmes des autres. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et la joie des soldats est peut-être, de toutes les joies humaines, la plus insouciante dans son égoïsme. Je suis presque tenté aujourd’hui de me reprocher cette exaltation bruyante, cette gaîté sans remords qui, du jour où nous quittâmes Kamiesh, s’emparèrent du Montebello.

Nous nous arrêtâmes à Constantinople pour y renouveler notre approvisionnement de charbon. Notre séjour dans le Bosphore ne fut qu’une succession de fêtes. Le sultan fit à l’amiral l’accueil auquel avait droit un des chefs qui avaient le plus contribué à le raffermir sur son trône. Les ministres enchérirent encore sur la réception du souverain ; ils savaient que l’amiral Bruat avait souvent consolé Omer-Pacha et le commandant de la flotte ottomane des dédains par lesquels on leur faisait si chèrement payer notre alliance ; ils tenaient à lui prouver que ces procédés délicats ne les avaient pas laissés insensibles. Leurs hommages et leurs attentions allèrent droit au cœur de notre excellent amiral ; les grandeurs n’avaient pas altéré sa simplicité. Dans le haut rang où ses services l’avaient fait parvenir, il était resté le plus aimable et le moins pompeux des chefs. Il commençait cependant à comprendre le rôle important qu’allait lui assigner l’éclat de cette campagne. La vivacité et la solidité de son jugement le rendaient propre à toutes les situations. La santé seule pouvait lui faire défaut, mais il semblait que le bonheur dont son âme se montrait inondée dût prolonger sa vie et lui refaire en quelque sorte une constitution. Nous rêvions pour lui de longs jours. Son énergie nous trompait ; il était de ces soldats qui meurent debout et pour ainsi dire sous les armes.

L’escadre avait quitté Constantinople ; elle avait doublé le cap Matapan. Quelques jours encore, et nous étions au port. La mort se dressa sur notre passage. Le 18 novembre, vers six heures du soir, l’amiral, qui n’avait cessé de diriger lui-même les mouvemens de ses vaisseaux, fut trouvé défaillant et presque évanoui dans sa chambre. Ses traits décomposés excitèrent nos alarmes. Ses joues étaient caves, et ce terrible signe du fléau qui avait fait tant de victimes dans l’armée de Crimée, la cyanose cholérique, marquait déjà d’un large cercle bleuâtre les yeux enfoncés dans leur orbite. La nuit ne fut qu’une lutte douloureuse et sans espoir avec la mort. Cette âme indomptable ne pouvait se résoudre à quitter ce corps de fer. Dans la matinée qui suivit, l’abattement succéda aux douleurs et aux angoisses. Il y eut comme une amélioration subite dans l’état du malade, mais l’œil exercé des médecins ne s’y trompa point. On fit appeler l’aumônier, et les dernières prières furent récitées en présence de tous les officiers de l’état-major général, agenouillés auprès du lit du mourant.

L’amiral, depuis que le mal avait fait, vers quatre heures du matin, de rapides progrès, n’avait pas proféré une parole. Jusque-là rien n’avait trahi chez lui l’inquiétude. S’il interrompait parfois ses gémissemens, c’était pour s’informer de la situation de l’escadre, de l’état du temps, des précautions prises. L’amertume du terrible passage paraissait lui avoir été épargnée. Nous pouvions croire qu’il avait perdu le sentiment avant d’avoir eu conscience du danger qu’il courait ; mais, au moment où le prêtre prononçait les paroles suprêmes, son regard presque éteint sembla se ranimer. Il le promena lentement autour de lui. On eût dit qu’il cherchait je ne sais quel objet et qu’il s’inquiétait de ne pas le retrouver. Ses yeux rencontrèrent enfin un portrait en pied qui était appendu à une des cloisons de la galerie. Ce portrait était celui d’une femme qui n’avait pas seulement embelli l’existence à laquelle le sort l’avait associée, mais qui, jeune encore, parée de toutes les vertus et de toutes les grâces, avait su montrer à cette existence, aujourd’hui si noblement remplie, autrefois si prompte à se prodiguer, la voie qu’elle devait suivre et le but où elle devait tendre. Dès qu’ils eurent retrouvé cette chère image, les yeux de l’amiral ne s’en détournèrent plus. Bientôt les lèvres déjà glacées s’entr’ouvrirent, la tête, qui s’était légèrement soulevée, retomba inerte. Nous n’avions plus devant nous que des dépouilles insensibles, honorées encore de nos larmes.

La nouvelle de la perte immense que venaient de faire la marine et la France fut transmise à l’escadre par signal. Elle porta la consternation à bord de tous les bâtimens. L’amiral était adoré des officiers et des équipages. Il avait ces qualités brillantes qui séduisent les masses : la bravoure héroïque et l’affabilité ; mais ce qui ajoutait encore à l’impression générale, c’était cet effroi dont on ne pouvait se défendre en songeant qu’un bonheur, bâti pierre à pierre, s’écroulait au moment même où rien ne lui manquait. La fortune semblait n’avoir comblé cet illustre favori que pour rendre plus amère la déception qu’elle lui préparait. Quelle leçon pour ceux qui seraient tentés de mettre leur espoir dans les trompeuses promesses de ce monde, et qui n’attendraient leur récompense que d’un si mauvais maître ! Il est cependant, même en ce monde, un prix qui peut encore séduire les âmes élevées. L’homme passe ; son souvenir reste. Ce souci de l’opinion que l’on peut laisser après soi m’a toujours paru une des preuves les plus incontestables de l’immatérialité de notre être. Il est la grande préoccupation et le tout-puissant mobile des héros. L’amiral Bruat l’avait au suprême degré. Que ne puis-je, en rappelant ici ses services, consacrer à jamais sa mémoire !

Les épisodes de sa vie maritime avaient formé un singulier contraste avec la langueur de nos carrières paisibles. Les aventures, par une fatalité bizarre, semblaient, dans les campagnes les moins aventureuses, se donner rendez-vous sous ses pas. Ses débuts mêmes ne furent pas ordinaires. Arrivant en 1812 de Colmar, sa ville natale, à bord du vaisseau-école le Tourville, naïf et joufflu comme un petit paysan alsacien, il avait étonné ses camarades par son audace plus encore que par son agilité. Dès le premier jour, on le vit grimper à la pomme du grand mât, se suspendre par les pieds sous la hune ou courir au bout de la corne pour y faire, les bras étendus, la renommée. Ruyter, au clocher de Flessingue, ne bravait pas avec plus d’indifférence le vertige. Il était à peine sorti de l’École navale qu’on le citait déjà parmi les bons officiers. NuI ne connaissait mieux que lui les passes de l’Iroise ou du Raz, et n’était plus capable d’y conduire un navire sans pilote.

Ce fut au combat de Navarin qu’il reçut le baptême du feu. Officier de manœuvre du Breslau, il devint, après la campagne de Morée, le capitaine du Silène. Le naufrage de ce brick est resté une des légendes de nos gaillards d’avant. L’équipage était tombé entre les mains des Kabyles. De nombreuses victimes trouvèrent la mort sur la plage ; d’autres furent massacrées dans les montagnes. Le capitaine du Silène fut au nombre des naufragés que les Arabes épargnèrent ; on le conduisit sur les bords de l’Arach. Les officiers du dey attendaient sur l’autre rive les précieux otages que leur envoyait la fortune ; mais l’Arach, grossi par les pluies, ne pouvait se passer à gué. Le capitaine Bruat franchit le torrent à la nage. C’est ainsi qu’il sauva, au péril de ses jours, la vie de ses compagnons. Sans les instances des Turcs, dont il parvint à secouer l’apathie, les Kabyles auraient apporté à Alger plus de têtes coupées qu’ils n’y auraient amené de captifs. Dans la capitale de la régence, on offrait au commandant du brick une prison moins dure que la geôle commune ; il voulut partager des misères dont il savait qu’il allégerait le poids. Après une captivité qui faillit plus d’une fois devenir périlleuse, les portes du cachot où étaient entassés nos marins s’ouvrirent brusquement. Les premières colonnes de l’armée française avaient pénétré dans Alger ; le lieutenant Lamoricière venait délivrer les naufragés du cap Bengut.

L’officier échappé au naufrage y laisse généralement une partie de son audace. Le capitaine du Silène se montra plus audacieux encore quand on lui eut donné le commandement du Palinure ; il conduisit ce brick de 20 canons dans le Levant, et ce fut là que, pendant l’automne de 1830, je le rencontrai. Je n’étais alors qu’un aspirant, mais tous les aspirans connaissaient ce lieutenant de vaisseau qui semblait plus jeune qu’eux. Déjà cependant Bruat avait su prendre rang parmi les officiers d’avenir qu’un jugement précoce rendait propres aux missions délicates. Le capitaine de vaisseau Lalande commandait la station ; il mit sans inquiétude le capitaine du Palinure aux prises avec l’habileté redoutable du ministre russe, avec la solennité cauteleuse du président Capo d’Istria. Le Levant, où l’amiral de Rigny avait si victorieusement assis notre influence, était devenu, sous l’inspiration de ce chef éminent, une véritable école de diplomatie pour nos officiers. Le coup d’essai du jeune marin de Colmar fut un coup de maître. Il tint tête à un Russe et à un Phanariote.

Le Palinure, le Grenadier, le Ducouëdic, étaient trois bricks semblables. Le lieutenant Bruat, promu au grade de capitaine de frégate, les commanda successivement, et ne les commanda pas sans faire parler d’eux. Un jour le Grenadier donnait dans la baie de Marmorice, couché sur le flanc et rasant les rochers de si près que le remous de la vague menaçait d’embarquer à bord. Plus tard le Ducouëdic laissait son grand mât tout entier, huniers et perroquets bordés, dans le canal de Myconi. Au retour de cette même campagne, voulant par une nuit obscure montrer à l’Iphigénie qui marchait dans ses eaux le chemin d’une passe étroite, le capitaine Bruat faisait monter son bâtiment sur une pointe de roches, mais, après douze heures de travail, il l’en faisait descendre par un de ces prodiges d’industrie qui lui étaient familiers. Aucune de ces scènes ne déconcertait son sang-froid ; toutes stimulaient son imagination féconde en expédiens. Pourtant, lorsqu’il passa d’un brick sur un vaisseau, il parut comprendre que de pareilles masses ne s’arrachent pas facilement au fond qui les a saisies. L’échouage du Ducouëdic fut son dernier échouage.

Le commandant Bruat était en 1840 le capitaine de pavillon de l’amiral Lalande. Bien que depuis longtemps il eût cessé d’être un écolier, il gagna néanmoins quelque chose à cette école. Je l’ai entendu se féliciter souvent d’avoir appris sur le vaisseau l’Iéna comment on préparait une escadre à la guerre. Nommé quelques années plus tard, après le commandement de l’Iéna et du Triton, gouverneur de Taïti, il eut du même coup à négocier, à coloniser, à combattre. Il avait à peine pris terre, qu’un souffle belliqueux passa comme un orage sur cette île à laquelle il apportait le protectorat de la France. Il marcha sur les retranchemens ennemis à la tête de ses colonnes et montra que l’art de la guerre s’apprend moins qu’il ne se devine. Les retraites du commandant Bruat sont restées à Taïti plus célèbres encore que ses triomphes. Entraînant dans l’attaque, il était surtout admirable quand il fallait conjurer une déroute. Les troupes à sa voix reprenaient confiance. Il les arrêtait sous le feu, et, les portant avec calme en arrière, leur faisait occuper des hauteurs successives, de manière à céder le terrain pas à pas. Les insulaires, qui le voyaient s’exposer chaque jour impunément à leurs coups, le croyaient protégé par un sortilège. Il s’indignait naïvement d’une croyance qu’il trouvait injurieuse ; c’était pourtant un talisman que ce mâle courage qui lui servait à son insu de bouclier. La main de l’ennemi est moins assurée quand il lui faut ajuster un brave. Les trois années de gouvernement du commandant Bruat ont laissé dans l’Océanie d’impérissables souvenirs. C’est le temps de la conquête, la grande époque qui revit dans toutes les chansons, qui inspire et défraie tous les discours. Quand il n’y eut plus à combattre, le gouverneur, promu au grade de contre-amiral, put songer à quitter Taïti. Il en partit le jour où la reine Pomaré y rentrait soumise et repentante.

Diplomate dans le Levant, général dans l’Océanie, l’amiral Bruat devait trouver l’occasion de montrer encore de plus rares aptitudes. Il arrivait en France au moment où venait d’éclater à Paris la révolution de février. Le gouvernement de la république s’empressa de l’envoyer à Toulon pour y rétablir l’ordre. Des incendies dévastent les Antilles agitées par la récente émancipation des noirs ; de Toulon à peine calmé, on le fait partir pour les Antilles. On ne consultait que son zèle ; on oubliait trop l’état de sa santé. C’est ainsi qu’on vint à bout de cette constitution si robuste, que lui-même d’ailleurs n’avait jamais ménagée. Au retour des Antilles, il semblait qu’il eût suffisamment payé sa dette, et qu’il pouvait enfin songer au repos. Vice-amiral, grand-officier de la Légion d’honneur, membre du conseil d’amirauté, il n’avait plus, à l’âge de cinquante-huit ans, qu’à vivre honoré et tranquille. Le bonheur s’était depuis longtemps assis à son foyer ; rien ne le contraignait, ne l’engageait même à courir de nouveaux hasards. Il ne sut pas résister au besoin d’activité qui le dévorait ; il demanda un commandement, et on le prit au mot. On était trop heureux, dans la situation politique de l’Europe, de trouver de pareilles mains pour leur confier une escadre.

J’ai connu bien des amiraux : quelques-uns, et des plus illustres, m’ont honoré de leur amitié ; mais c’est aux leçons de l’amiral Lalande et de l’amiral Bruat que je dois le peu que j’ai appris. Je me suis toujours fait gloire d’appartenir à leur école. Entre ces deux hommes de mer, j’hésiterais peut-être s’il me fallait désigner un modèle à nos officiers. J’ai souvent entendu mon père hésiter ainsi entre Bruix et Latouche-Tréville. Je crois pouvoir dire cependant que l’amiral Bruat ne saurait servir de modèle à personne. Tout en lui était jet imprévu, inspiration soudaine. Il serait difficile de suivre sa méthode, car jamais homme ne fut moins méthodique. Il vivait dans le bruit et dans l’agitation, tout heureux du tumulte que la pétulance de ses pensées créait autour de lui ; mais il était de ces chefs dont on a si bien dit : « le danger leur éclaircit les idées. » C’est lorsque tout le monde commençait à perdre la tête qu’on le voyait tout à coup retrouver la sienne. Il donnait alors ses ordres avec un sang-froid merveilleux et une habileté peu commune : aussi aimait-il ces périlleux triomphes et prenait-il je ne sais quel malin plaisir à en rechercher l’occasion.

Facile jusqu’à l’excès dans ses relations de service, il savait pourtant se faire obéir ; il fallait même qu’on lui obéît joyeusement : un front soucieux l’eût importuné. Il avait besoin d’être compris à demi-mot ; jamais son humeur n’eût pu s’accommoder de cette soumission exigeante et sournoise qu’on pourrait appeler « l’hypocrisie de la discipline. » Fin et pénétrant sous les dehors d’une extrême bonhomie, il discernait bien vite les dévoûmens sincères. Il se prodiguait pour les récompenser. C’était peu cependant d’avoir acquis des droits à son affection, si l’on n’en avait à son estime. L’intérêt du service a constamment dirigé tous ses choix ; inflexible sur les questions de devoir et d’honneur, il gardait son indulgence pour les offenses qui lui étaient personnelles. Celles-là, on peut dire qu’il avait peine à se les rappeler. Sans souci des horions, il n’avait jamais eu, quand il était jeune, de querelles ; son âge mûr ne connut pas de rancunes. L’amertume est une faiblesse qui fut toujours étrangère à son cœur.

« Cet homme était taillé à l’antique. » Telles furent les paroles que la rumeur publique attribua au souverain informé du grand deuil qui venait d’affliger la marine. Que ce jugement soit vrai ou supposé, on peut dire, sans crainte d’être démenti, qu’il est juste. L’amiral Bruat était un croyant dans un siècle et à un âge où les croyans sont rares. Il aimait la patrie comme un officier de 92, la gloire comme un général de 1806. Ces deux passions inspirèrent tous ses actes et réchauffèrent souvent de leur poésie. Il était railleur ; il n’était pas sceptique. Sa gaîté intrépide n’avait en haine que l’ostentation ; elle s’élevait sans effort jusqu’à l’enthousiasme. S’il eût pu pressentir les honneurs que la patriotique Alsace rendrait un jour à sa mémoire, son âme, qui dut se détacher avec tant de regret de la terre, en aurait été consolée. Le bronze a consacré ses traits ; sa statue s’élève sur une des places de la ville qui lui a donné le jour, à quelques pas de la statue du général Rapp. On a remarqué, non sans raison, que cette prodigalité de bronze et de marbre est un des signes des époques de décadence. Plus les grands hommes deviennent rares, plus on se montre facile à en décerner le titre. Je n’hésiterai pas néanmoins à me porter garant des droits de l’amiral Bruat à l’immortalité. Si le ciel eût prolongé sa vie, nous l’aurions vu mettre au service du pays en danger des facultés dont la gravité des circonstances eût encore accru l’énergie. Le fils du vieux patriote de Colmar et d’Altkirch n’aurait pas voulu laisser sa ville natale aux mains de l’étranger. Si ses efforts étaient demeurés impuissans, il n’eut certainement pas survécu à une pareille douleur.


V.

Mon ancienneté m’appelait à prendre le commandement de l’escadre, veuve de son illustre chef. Je la conduisis à Toulon. En arrivant au port, j’y trouvai mon brevet de contre-amiral. C’était encore une joie que la fortune avait ravie à celui qui mettait sa plus grande jouissance dans le succès des officiers qui le secondaient. J’avais été initié à toutes les pensées de l’amiral Bruat ; je dus à cette confiance l’honneur de siéger dans le conseil de guerre qui s’assembla aux Tuileries, sous la présidence de l’empereur. Ce conseil, dans lequel les chefs des armées et des flottes alliées figuraient en personne ou avaient leurs représentans, devait arrêter le plan des opérations de la nouvelle campagne. Il se partagea en deux sections. À l’une furent dévolues les affaires de la Mer-Noire, à l’autre celles de la Baltique. Dans la Mer-Noire, 224, 000 hommes, maîtres d’une des rives du port de Sébastopol, n’avaient pu passer encore sur la rive opposée. Dans la Baltique, on n’entrevoyait d’entreprise sérieuse et possible que la conquête de la Finlande. En somme, les objections dominaient et montraient la poursuite de la guerre sous un jour peu favorable. N’était-ce pas le résultat que s’était secrètement proposé l’empereur, peu désireux d’accabler la Russie ? Pendant qu’il nous amusait de ces débats, il avait entamé des négociations dont le ministre de Saxe, M. de Seebach, s’était fait l’intermédiaire. Un ultimatum avait été posé. L’Angleterre pensait que la Russie n’y souscrirait pas. Tout à coup nous apprîmes que la cour de Saint-Pétersbourg adhérait sans réserve à nos propositions. Les Anglais ne réussirent pas à cacher leur désappointement. La paix les venait surprendre au moment où leur amour-propre espérait une revanche. Ils avaient soigneusement reconstitué leur armée, transformé leurs vaisseaux, et accru leur flottille. Ils se croyaient prêts ; nous les condamnions à rester sur l’échec du Grand-Redan. La résignation était difficile ; l’Angleterre cependant se résigna. Elle ne pouvait méconnaître que la France était lasse de cette guerre, dans laquelle nous n’avions jamais apporté de passion ; mais, tout en se résignant, nos alliés nous gardèrent rancune de ce qu’ils appelaient « notre mobilité. » Ils nous reprochèrent de ne savoir pousser aucune affaire à fond, de nous contenter d’avantages illusoires et de laisser redoutable encore un ennemi qui n’oublierait pas aisément les blessures que nous lui avions infligées. Un instant, ils songèrent à nouer d’autres, alliances. L’Autriche semblait disposée à les seconder. La flotte anglaise rentra dans la Mer-Noire, prête à donner la main à l’armée autrichienne ; mais la Russie sut adroitement désarmer ces exigences en concédant de bonne grâce les satisfactions nouvelles qu’on lui demandait. La paix fut enfin conclue aux applaudissemens unanimes de la France.

Au mois de mars 1856, le second empire venait d’atteindre un de ces points culminans où il est difficile de se maintenir ; peut-être cependant eût-il plus aisément échappé aux périls qui le menaçaient, si nous eussions été moins prompts à perdre la mémoire de ceux dont nous avait si complaisamment sauvés la fortune. Les hasards de la guerre ne sont pas un vain mot ; l’héroïsme du soldat et l’élan populaire ne suffisent pas pour les conjurer. Les gros bataillons eux-mêmes ne font pas le sol inviolable ; du moins faut-il, quand on le peut, mettre les gros bataillons de son côté. Nous nous étions engagés dans l’expédition de Crimée avec une méfiance exagérée de nos forces ; vainqueurs, nous tombâmes dans un excès contraire. Heureux ceux qui peuvent se dire : « Nous sommes restés innocens de cette ivresse ! » Il nous avait fallu plusieurs mois pour constituer en Crimée une armée de 80,000 hommes. Les premiers bataillons envoyés à Gallipoli avaient été formés d’emprunts faits à de nombreux régimens dont ils avaient pour ainsi dire épuisé la sève ; l’armée française en cette occasion, comme aux jours de la campagne de 1820 en Espagne, comme à l’époque de la révolution de juillet, n’avait nullement répondu, sous le rapport de l’effectif immédiatement disponible, à l’attente du pays, on peut même dire aux espérances de l’administration. Il y avait donc dans l’organisation de notre état militaire quelque vice caché que des yeux exercés pouvaient seuls découvrir, et auquel il était indispensable d’apporter un prompt remède. La paix, en nous donnant le temps de nous recueillir, devait favoriser ces urgentes réformes ; nous n’avions pas d’intérêt plus pressant ; tous les autres avantages de la situation étaient vains, si devant les richesses accumulées on n’élevait un boulevard que jamais l’étranger ne pourrait franchir. Pour en arriver là, il y avait bien des idées chimériques à rectifier, bien des préventions injustes à vaincre ; cependant c’était à ce prix qu’une impitoyable fatalité avait déjà mis à notre insu la sécurité du pays. En dépit des rêveries qui ont su trouver un si funeste crédit parmi nous, l’histoire des nations sera longtemps encore l’histoire de leurs armées.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la première partie dans la Revue du 15 juillet.
  2. Il ne faut pas confondre la baie de Kamish, située à l’entrée du détroit de Kertch, avec le port de Kamiesh, que nous occupions à l’extrémité de la presqu’île Chersonèse.