La Marine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 300-333).
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LA
MARINE D’AUJOURD’HUI

PREMIÈRE PARTIE.
LA FLOTTE DE LA MER-NOIRE.

Le XVIIe siècle avait assisté à une entreprise merveilleuse, la création de la marine française ; cette marine avait osé naître et se développer en face des flottes déjà considérables de la Hollande et de l’Angleterre. Notre siècle devait être témoin d’une audace non moins grande : nous avons vu la Russie préparer en silence une lutte qui semblait impossible, et se proposer de surprendre l’Angleterre et la France en flagrant délit d’infériorité. L’entreprise de l’empereur Nicolas n’eut pas une meilleure issue que celle de Louis XIV. Si les Français cependant n’avaient eu à combattre que les Anglais à La Hougue, si les Russes en 1854 n’avaient eu à se mesurer qu’avec une des deux flottes alliées, on serait moins fondé peut-être à taxer de présomption la pensée lentement poursuivie des deux souverains. La flotte du grand roi n’avait contre elle que le nombre ; les quarante vaisseaux du tsar furent surtout réduits à l’impuissance par l’extension qu’avait prise depuis quelques années sur les deux rives de la Manche cette marine de l’avenir dont les préventions les plus opiniâtres n’avaient pu arrêter les progrès. Supposons un instant que l’art naval fût resté stationnaire, on reconnaîtra qu’il n’eût pas été si facile, même à l’Angleterre et à la France réunies, de tenir enfermés dans Cronstadt les vingt-cinq vaisseaux de la Baltique, dans Sébastopol les quinze vaisseaux de la Mer-Noire. La Russie a profité de la leçon. Nous ne la trouverons plus en arrière d’aucune idée nouvelle ; mais, chose singulière à dire, si elle s’est laissé attarder dans une circonstance aussi grave, si elle a montré un attachement presque aveugle à l’ancien ordre de choses, c’est que la fortune lui avait donné, — qu’on me passe le mot, — un empereur trop marin. L’empereur Nicolas avait voulu que la flotte russe, dans laquelle il mettait son espoir, se formât sous ses yeux. Il assistait à ses évolutions, prenait un intérêt particulier à ses exercices. Il s’était à ce jeu imbu de tous les préjugés des vieux officiers contre la marine à vapeur. Quand la guerre éclata, il reconnut, mais trop tard, la faute qu’il avait commise. L’histoire est remplie d’erreurs semblables : chaque progrès méconnu s’est vengé en changeant la face du monde.

Ce ne fut point cependant sans quelque émotion que les deux puissances coalisées s’aperçurent aux premiers symptômes de guerre de l’avance importante que la Russie avait su se ménager. L’Angleterre toutefois ne crut pas devoir en cette conjoncture recourir au suprême expédient de la presse ; elle se contenta d’activer par des primes plus élevées les engagemens volontaires. La France fit appel aux ressources de l’inscription maritime. Ces ressources dépassèrent toutes les espérances. On avait épuisé pour armer déjà deux escadres les dépôts établis dans nos cinq ports militaires. Les grandes pêches venaient de quitter les ports de commerce, emmenant au loin plus de 12,000 marins. Comment arriver à former les équipages de la troisième escadre promise à l’empereur, promise à l’Angleterre, qui comptait sur son concours ? La pêche côtière et le cabotage firent les frais du nouvel armement. On prescrivit la levée des marins qui avaient accompli une première et même une seconde période de service. En quelques jours, les équipages demandés furent au complet ; ils ne furent pas seulement au complet, ils furent admirables, entièrement composés d’hommes robustes, aguerris, et dès le premier jour prêts à faire campagne. Un embarquement de trois ans au moins sur les bâtimens de l’état les avait façonnés aux diverses fonctions qu’ils allaient être appelés à remplir. Toute médaille malheureusement a son revers. Pendant que les ports de guerre se réjouissaient, la consternation régnait dans les ports de commerce. Un long cri de deuil et de désespoir avait accueilli sur tout le littoral les ordres du ministre. C’étaient pour la plupart des pères de famille, des patrons de pêche que cette brusque levée venait de ravir à leurs travaux, et dont l’industrie se trouvait ainsi compromise. Le souvenir de cette année néfaste ne s’est pas encore effacé. Le succès obtenu a donc été payé bien cher, puisqu’il a pu attirer sur la grande institution qui venait de manifester sa puissance d’une façon si éclatante les seules critiques fondées qu’on lui ait jamais adressées. Le ministère de la marine, en cette occasion, qui n’était vraiment pas assez impérieuse pour motiver un tel déploiement de rigueur, avait péché d’abord par excès de confiance ; quand il se trouva pris au dépourvu, il pécha par excès de zèle.

L’administration de cette époque était très éprise des intérêts et de la gloire du département qui lui était confié. Son premier effort fut exagéré. Pour le justifier, il eût fallu que la patrie fût en danger. Notre amour-propre seul était en péril. Cet amour-propre, il faut bien le dire, eut une satisfaction qu’on n’aurait osé rêver si complète : trois escadres apparaissant à la fois sur les mers dans un si court délai ! la France primant l’Angleterre de vitesse, présente partout, dans l’Archipel, dans la Mer-Noire, dans la Baltique, et partout se montrant avec honneur ! Quel triomphe pour notre organisation ! quel argument pour ceux qui la défendent, mais aussi quel avertissement de n’en point abuser !

La campagne de Crimée a singulièrement grandi le rôle de la marine. Ce n’est pas seulement comme un puissant et vaillant auxiliaire que la marine est intervenue dans cette lutte : la flotte y a été pendant plus d’un an la base d’opérations de l’armée. C’est par ce pont jeté en travers de la Mer-Noire que viennent incessamment les munitions, les renforts, les vivres, tout, jusqu’au bois de chauffage. Pendant ce temps, une autre armée traverse en toute hâte les plaines boueuses, les steppes immenses. Elle arrive épuisée par les fatigues d’une longue marche ; elle apporte le typhus, elle trouve en arrivant la famine. En vain, la sainte Russie redouble ses sacrifices, et veut soutenir encore cette guerre à bras tendu. Il faut que Sébastopol succombe, car Sébastopol est trop loin de Moscou, et, tant qu’il y aura des flottes alliées, Marseille sera trop près de Kamiesh. Voilà ce que vaut aujourd’hui l’ascendant maritime ; voilà ce que peuvent pour la destinée des empires les flottes du XIXe siècle !

Deux escadres se sont partagé la tâche de seconder l’armée de Crimée dans ses opérations : l’escadre de la Méditerranée, commandée par le vice-amiral Hamelin, l’escadre de l’Océan, commandée par le vice-amiral Bruat. C’est sur le vaisseau le Montbello, autour duquel se groupait cette seconde escadre, que je suis entré dans la Mer-Noire au mois de juin 1854, que j’en suis sorti au mois de novembre 1855. Le Montebello était un ancien vaisseau à trois ponts dont la construction remontait au temps du premier empire. On l’avait récemment pourvu d’une machine à hélice de 120 chevaux qui pouvait, quand la mer était calme, lui imprimer une vitesse de (5 à 7 milles à l’heure. J’avais vivement insisté auprès de l’amiral pour qu’il arborât son pavillon sur ce vaisseau mixte. L’amiral avait cédé à mes instances, mais non, je dois le dire, sans quelque hésitation. Le Montebello avait la réputation d’être un mauvais voilier, et le rêve de la plupart des officiers de marine était encore à cette époque de ne demander à la vapeur qu’un secours éventuel. L’ancien vaisseau de ligne, doublé d’une frégate à roues qui put le remorquer au besoin, leur semblait préférable à ces navires hybrides dont la cale ne pouvait plus contenir que des approvisionnemens insuffisans, et qui, mal servis par leurs voiles, étaient souvent trahis par leur machine. N’avait-on pas vu le Napoléon lui-même, ce vaisseau qui faisait des pas de géant, qui traînait devant Abydos deux ou trois autres vaisseaux après lui, manquer de souffle et s’arrêter court au milieu des escadres qu’il venait d’éblouir par ses prouesses ? La marine à hélice, dans sa plus haute expression, semblait n’avoir d’haleine que pour deux ou trois jours de marche : la marine à voiles était moins prompte sans doute à franchir les distances, mais on la trouvait toujours prête à répondre au signal. Ce n’était pas la lampe dont il faut à chaque heure visiter le mécanisme et alimenter le récipient. Si la paix, qui durait depuis quarante ans, n’eût point été troublée, la vieille machine n’eût pas probablement accepté de si tôt sa déchéance. Les courans des Dardanelles et du Bosphore, qu’elle ne pouvait refouler sans un vent favorable, mirent à trop forte épreuve ses facultés restreintes. Toutes les objections qui s’obstinaient à plaider encore en sa faveur s’effacèrent devant le besoin impérieux de rapides transports et d’arrivées ponctuelles. Le nouvel instrument ne devait pas d’ailleurs avoir un bien long règne. Les vaisseaux à vapeur avaient relégué dans l’histoire les vaisseaux à voiles ; ils se virent à leur tour chassés de l’arène par un engin de date plus récente. Les murailles de fer succédèrent aux boulevards de bois. L’architecture navale en fut troublée jusque dans ses fondemens ; l’artillerie en resta longtemps déconcertée. Il lui fallut enfin céder à l’impulsion qui emportait tout en avant. La lutte s’établit entre le canon rayé et le vaisseau cuirassé. Cette lutte dure encore, et de l’issue que la science lui réserve dépend la constitution de la marine à venir.

Qui pourrait en effet saisir au passage l’expression essentiellement changeante et fugitive de l’art naval au XIXe siècle ? La marine d’aujourd’hui, ce n’est pas cependant le navire périssable dont le type se transforme sans cesse ; c’est bien plutôt le personnel qui monte aujourd’hui notre flotte. Laissons ce personnel changer à son gré ses vaisseaux. Nous le reconnaîtrons toujours à son admirable esprit d’ordre et de discipline. Ce sont là les dieux lares que la marine française emporte avec elle, sur mer ou dans les camps, partout où peut l’appeler le service du pays. La part active et glorieuse que nos officiers ont prise à la guerre de 1854 explique aisément le rôle qui leur a été dévolu en 1870. La campagne de Crimée a été pour eux la grande école ; nous pouvons en méditer encore avec fruit les leçons.

Le second empire n’a pas, à proprement parler, d’histoire maritime, mais il n’a pas non plus de fastes militaires dans lesquels la marine n’ait inscrit ses services. Quand, pour me distraire du présent, j’essaie de vivre avec mes souvenirs, quand il m’arrive, dans la solitude que le temps m’a faite, de feuilleter mon journal de bord, je m’aperçois que ce sont les mouvemens de nos armées, tout autant que ceux de nos flottes, qui en ont rempli les pages. La campagne de Crimée entre autres n’a eu pour théâtre que l’horizon qui pouvait être embrassé de la dunette de nos vaisseaux. Nous avons, de cet observatoire, suivi, jour par jour et pendant de longs mois, les prodiges de valeur et de patience, qui ont signalé notre armée à l’admiration du monde. Ce que j’ai vu, je vais le raconter.


I.

Tout un règne s’était écoulé pour notre marine dans l’attente d’une crise qui n’éclata jamais. Chaque année appelait nos flottes devant Besicka ; chaque année les renvoyait déçues à Toulon. Une génération entière d’officiers vieillit ainsi à l’entrée des Dardanelles. L’amiral Lalande était mort en 1845 sans avoir entrevu la terre promise. Ses élèves devaient être plus heureux. L’amiral Hamelin, le premier, franchit les portes de la Mer-Noire. Il était réservé à l’amiral Bruat de voir crouler les remparts de Sébastopol. Le vice-amiral Bruat avait été appelé, dans les derniers jours du mois d’octobre 1853, au commandement de l’escadre qui se rassemblait à Brest sous le nom d’escadre de l’Océan. Il m’écrivit sur-le-champ pour me proposer d’être son chef d’état-major. « Nous continuerons ensemble, me disait-il, les traditions de votre digne père et celles de l’amiral Lalande. » L’escadre de l’Océan se croyait destinée à opérer dans la Baltique. Elle reçut l’ordre d’entrer dans la Méditerranée. Les Russes venaient de franchir le Pruth, et menaçaient de se porter au-delà du Danube. On hâla noire départ pour Gallipoli. Une armée anglo-française se trouva bientôt rassemblée à l’entrée de la mer de Marmara.

Il y avait lieu de croire que les progrès des Russes ne nous laisseraient pas le temps d’aller défendre Constantinople ; on éprouvait même quelques craintes pour la sûreté des flottes mouillées dans le Bosphore. Il fallait assurer du moins leur retour et se créer en même temps une base d’opérations d’où l’on pût, à un jour donné, reprendre l’offensive. Pour répondre à ce double objet, un fossé de plusieurs mètres de profondeur coupa l’isthme de Gallipoli d’une mer à l’autre. La précaution parut sage aux Anglais, et, quand il s’agit de se rapprocher de Constantinople, je me souviens d’avoir vu leurs généraux indiquer du doigt sur la carte un autre isthme, plus voisin du Bosphore, à travers lequel ils traçaient déjà en pensée de nouvelles lignes de défense. L’ascendant moral n’était donc pas, au début, de notre côté ; il ne se déplaça que par suite des lenteurs du siège de Silistrie. Ce ne fut pas le moindre mérite de nos braves généraux d’Afrique d’avoir su promptement le ressaisir en dépit des exagérations qui s’obstinaient à grossir les forces et les ressources de l’armée russe. Cette armée, qu’on disait innombrable, demeurait arrêtée sur les bords du Danube. Elle se fondait dans les marais au milieu desquels on l’avait campée. Elle n’appuyait plus, comme en 1821, sa gauche à une flotte maîtresse de la Mer-Moire. Privée d’un pareil secours, elle était plus près de repasser le Pruth que de franchir les Balkans. Les alliés pouvaient évacuer sans crainte la presqu’île de Gallipoli ; ils résolurent de se porter en avant, et leurs troupes commencèrent à se concentrer à Varna. Une partie de ces troupes prit passage sur l’escadre de l’Océan. Au mois de juin 1856, nous défilions devant Constantinople et faisions notre entrée dans la Mer-Noire.

Nous amenions à l’amiral Hamelin six vaisseaux de ligne, dont trois vaisseaux à hélice, le Montebello, le Jean-Bart et le Napoléon. La flotte alliée n’avait possédé jusque-là que trois vaisseaux à vapeur : un vaisseau français, le Charlemagne, deux anglais, le Sans-Pareil et l’Agamemnon. Le pavillon des amiraux Hamelin et Dundas était arboré sur des vaisseaux à voiles, la Ville-de-Paris et le Britannia. La flotte que nous venions de rallier s’était déjà présentée devant Sébastopol. Elle avait reconnu les fortifications sous lesquelles la flotte russe s’obstinait à rester abritée, et l’on assure que la grave pensée d’une expédition en Crimée naquit du projet d’un coup de main qui eût mis au pouvoir de nos troupes la partie de ces défenses qu’on jugeait la plus accessible. L’idée insensiblement avait fait des progrès ; tout à coup elle prit des proportions inattendues. Inquiets de l’attitude de l’Autriche, les Russes avaient levé le siège de Silistrie. Les armées alliées n’avaient plus d’objectif. Un an d’efforts et de préparatifs leur aurait à peine suffi pour se mettre en état de poursuivre l’ennemi, décidé à reculer. Attendre ainsi l’hiver dans les cantonnemens de Varna, c’était ruiner le moral des troupes, les exposer à se dissoudre sous la double influence du climat et de l’oisiveté. Quelle opération cependant pouvait-on tenter avant l’hiver, si ce n’est une opération où la flotte tiendrait lieu de tout autre moyen de transport ? On avait le désert devant soi, ce désert, il est vrai, par lequel étaient venues les grandes invasions des barbares ; mais on n’avait pas les chariots qui servaient autrefois aux migrations des peuples. Il n’y avait donc que deux partis à prendre : traiter à Varna, ou porter la guerre en Crimée. Je m’étonne aujourd’hui que nous n’ayons pas tous reconnu dès le principe à quel point cette alternative était inévitable.

Diverses circonstances peuvent expliquer des hésitations dont les plus fermes esprits eurent leur part. Porter les forces alliées sur la rive asiatique de la Mer-Noire, c’était isoler l’Autriche et l’arrêter sur la pente de l’alliance qu’elle semblait disposée à conclure. C’était aussi jusqu’à un certain point cesser de couvrir Constantinople. D’un autre côté, à quoi serviraient les échecs infligés aux Russes, les réductions de territoire qu’on leur imposerait, si l’on devait laisser la capitale de l’empire ottoman sous la menace perpétuelle de Sébastopol ? Les Anglais discernaient très clairement la nécessité d’en finir avec ce guetteur incommode. La seule chose qui les embarrassait, c’était de trouver le moyen de le supprimer. On ne possédait aucune notion précise sur la Crimée : c’était toujours la farouche Tauride inabordable aux étrangers. Le voyage de Pallas, déjà vieux de près d’un siècle, était encore le meilleur document que l’on pût consulter. Fort exact dans ses descriptions, ce voyageur ne laissait pas cependant pressentir bien nettement ce que devenaient en été les divers cours d’eau qui descendent des montagnes. La Belbek, la Katcha, l’Alma, la Bulganac, étaient-elles au mois d’août des rivières ou des torrens desséchés ? Avant de songer à débarquer, comme on en avait le projet, entre Eupatoria et Sébastopol, il était indispensable d’éclaircir cette question. La flotte à la rigueur pouvait nourrir l’armée, elle ne pouvait pas l’abreuver. Dix-sept vaisseaux partirent de la baie de Baltchick, sous les ordres de l’amiral Bruat et de l’amiral Dundas, pour aller opérer une reconnaissance dont le résultat devait décider la poursuite ou l’abandon de l’expédition. Bad bottom, no water, stupid soldiers ! « mauvais fond, pas d’eau, les soldats sont stupides ! » tel fut le signal laconique par lequel, sous les murs mêmes de Sébastopol, un humoriste anglais exprimait l’impression que cette exploration lui avait laissée ; mais cette boutade n’était pas une opinion sérieuse. Le fond était excellent ; l’Alma, quoiqu’on fût au cœur de l’été, coulait encore à pleins bords, et les soldats qui voulaient aller en Crimée avaient raison.

Le retour des escadres à Baltchick permit de discuter de plus près le plan du débarquement. Pour choisir le point où s’opérerait la descente, il y avait trois considérations capitales qu’on ne devait jamais perdre de vue : l’armée ne pouvait marcher, puisqu’elle manquait de moyens de transport ; il lui fallait camper près d’un cours d’eau, elle était tenue de rester pour vivre en communication constante avec la flotte. C’était désigner d’avance la zone limitée où elle prendrait terre. Cette zone s’étendait de l’embouchure de l’Alma à l’embouchure de la Belbek. Le maréchal de Saint-Arnaud eût préféré la presqu’île Chersonèse. Il trouvait là, pour se mettre au besoin sur la défensive, une forte position qui le tentait. On connaît la structure de la péninsule où débarqua jadis saint Wladimir. La presqu’île Chersonèse est bornée, du côté du nord, par un soudain déchirement du sol qui la sépare de la Crimée proprement dite. Cet enfoncement forme la rade de Sébastopol. Une série de ravins coupe en outre la presqu’île dans une direction perpendiculaire à celle qu’affecte le grand bras de mer où sont mouillés les vaisseaux. Chaque ravin, en aboutissant au rivage, devient une anse. Il y a ainsi neuf ravins et neuf anses distincts sur un espace de 9 milles environ d’étendue. De ces neuf bassins, la défense en avait enveloppé quatre ; elle avait négligé les cinq autres. Les baies de Peshana et de Kerson ne creusaient dans le rivage qu’une courbe presque insensible ; mais celles de Kazatch, de Kamiesh et de Streletzka y marquaient des découpures profondes tout aussi bien que les darses de la quarantaine, de l’artillerie, de l’amirauté et du carénage, comprises dans la vaste enceinte de la rade. Ces bassins extérieurs étaient malheureusement ouverts aux vents du nord, les vents les plus violens qui soufflent sur la Mer-Noire ; on ne pensait pas qu’on y pût trouver un mouillage. On comprendra facilement notre erreur : les Russes eux-mêmes l’avaient partagée. Aucune précaution n’avait été prise pour interdire aux vaisseaux ennemis l’accès de ces ports méconnus. L’expérience et la nécessité pouvaient seules redresser les jugemens à cet égard. La marine d’ailleurs eût-elle changé d’avis, eût-elle adopté pour y débarquer l’armée la presqu’île Chersonèse, que le général en chef, éclairé par la réflexion, aurait refusé d’y descendre. On lui avait fait observer que pas un filet d’eau n’arrosait ce plateau aride. Il semblait donc impossible d’y asseoir un camp, à plus forte raison de s’y établir pour faire un siège. Après s’être longtemps consulté, il fut enfin décidé qu’on débarquerait à l’embouchure de la Katcha. Le Times se chargea de l’annoncer à l’Europe.

La Providence semble quelquefois se plaire à tromper les espérances les plus judicieuses. En revanche, elle fait souvent tourner nos plus grandes imprudences à notre profit. L’indiscrétion du Times servit à convaincre les Russes que nous n’avions pas le dessein d’aller en Crimée, que ce projet, si hautement avoué jusque dans ses moindres détails, n’était qu’une feinte habile, et qu’au lieu de dégarnir la Bessarabie, c’était dans cette province qu’il fallait nous attendre et se renforcer. Malgré toutes ses instances, le prince Mentchikof dut rester en Crimée avec 23,000 hommes d’infanterie, 1,200 sabres et 36 pièces de campagne. Ce ne fut qu’au dernier moment qu’on lui envoya quelques bataillons détachés de l’armée du Caucase.

Il faut s’être trouvé à Varna au mois d’août 1854, avoir assisté aux péripéties des conseils qui se tinrent à cette époque, pour bien comprendre l’énergie de la détermination qui jeta notre armée sur la terre lointaine où elle ne pouvait espérer de salut que dans la victoire. Il faut surtout se rappeler au milieu de quelles circonstances cette grave résolution fut prise. En arrivant sur la rade de Baltchick, nous y avions appris la reconnaissance désastreuse de la Dobrutscha. Le choléra était dans l’armée. Quelques jours après, il s’abattait sur la flotte ; jamais épidémie ne fut plus foudroyante. On eût dit que l’air qui nous entourait avait cessé d’être respirable. Les escadres se hâtèrent de quitter la rade pestilentielle ; la plupart des vaisseaux cherchèrent au large une atmosphère plus pure. Nous préférâmes aller déposer nos nombreux malades sous des tentes que nous dressâmes dans la plaine de Varna. À bord de quelques navires, le choléra avait passé à l’état chronique, chaque jour il désignait et emportait deux ou trois victimes. Sur le Montebello, il balaya d’un coup d’aile tout ce qu’il avait marqué pour la destruction : deux cents hommes sur onze cents périrent en quatre jours ; nous pûmes alors reprendre en quelque sorte haleine, et nous nous comptâmes, étonnés de nous retrouver encore si nombreux. L’admirable sérénité de notre chef, sa gaîté communicative, eurent bientôt ramené la confiance parmi nous.

L’orage qui avait fondu sur les flottes s’était à peine dissipé que déjà les préparatifs de l’expédition reprenaient leur cours. J’aimerais à raconter avec quelle entente et quelle activité ces préparatifs si importans ont été conduits ; mais je veux éviter de me perdre dans de trop minutieux détails. Ce serait d’ailleurs la tâche du chef d’état-major de l’escadre de la Méditerranée plutôt que la mienne. L’honneur d’avoir débarqué l’armée du maréchal Saint-Arnaud en Crimée appartient tout entier à l’amiral dont le pavillon flottait à bord de la Ville-de-Paris. L’amiral Hamelin commandait en chef les deux escadres qui formèrent l’armée navale de la Mer-Noire. Le commandement en chef crée seul la responsabilité. Jusqu’au mois de décembre 1854, nous n’avons été que des subordonnés dévoués. Notre rôle indépendant commence avec les mauvais jours. À l’escadre de la Méditerranée le débarquement triomphant d’Old-Fort ! À l’escadre de l’Océan les longues épreuves de Kamiesh.


II.

Le sort en était jeté. Nos vaisseaux avaient reçu quatre divisions d’infanterie, les vaisseaux anglais cinq divisions et un millier de chevaux, l’escadre turque deux brigades, sur le concours desquelles on comptait médiocrement. La cavalerie française, faute de navires qui la pussent transporter, avait été renvoyée à Andrinople. Le 9 septembre, les flottes alliées appareillaient de la rade de Baltchick. Jusqu’au dernier moment, on avait douté que nos chefs voulussent persister dans cette aventure. À Varna même, on s’imaginait encore que la destination avouée était Sébastopol, la destination réelle Odessa. Les bruits les plus alarmans se propageaient avec une persistance incroyable. On assurait qu’on ne trouverait pas moins de 140,000 Russes en Crimée. Il fallait un grand sang-froid pour résister à toutes ces rumeurs. Les généraux cependant n’hésitaient plus que sur le choix du lieu où ils iraient aborder. Pendant que les flottes erraient dans la Mer-Noire, arrêtées par des vents contraires, cette importante question, qu’on avait crue tranchée, venait d’être remise inopinément à l’étude. En débarquant sur les bords de la Katcha, on aurait, disait-on, à opérer une descente de vive force, et l’on ne tarderait pas à être abandonné de la flotte. On en revenait ainsi par un long détour à parler de Kaffa, combinaison qui s’était déjà produite, mais qu’une grave objection avait fait écarter. Kaffa est en effet à 200 kilomètres de la place qu’on voulait conquérir. On ne pouvait, sur la côte de Crimée, trouver une rade plus sûre, un point de débarquement plus facile ; seulement, après avoir choisi Kaffa pour base d’opérations, arriverait-on jamais sous les murs de Sébastopol ? Pour bien des esprits, la chose était au moins douteuse.

La flotte continuait à se rapprocher du cap Tarkan, son premier rendez-vous ; un immense convoi l’avait ralliée en pleine mer, et l’on ne savait pas encore où cette masse confuse irait jeter l’ancre. On délibérait avec anxiété. Le général en chef, qui se trouvait en proie aux plus vives souffrances, n’assista pas au conseil. Une nouvelle reconnaissance fut faite avec son aveu, et de guerre lasse on finit par s’arrêter à un compromis. L’armée consentit à marcher sans transports, à bivaquer sans eau. La marine lui promit un débarquement qui ne serait pas sérieusement inquiété. Entre Eupatoria et l’embouchure de l’Alma, à quatre journées de marche de Sébastopol, le rivage d’Old-Fort offrait une plage découverte, flanquée par deux lagunes. Cette plage, que la flotte pouvait balayer de son artillerie, était merveilleusement propice à la descente. On s’y précipita, oubliant les inquiétudes les plus exagérées comme les plus légitimes, enivré de l’enthousiasme du moment. Ceux qui prétendent qu’à la guerre il ne faut jamais rien donner au hasard, qui veulent des succès assurés et se montrent impitoyables envers la défaite, feront bien de méditer la campagne de Crimée.

Un officier russe, le lieutenant Stetenkoe, observait, par ordre du prince Mentchikof, la partie de la côte vers laquelle s’étaient dirigées nos flottes. Il vit nos premiers bataillons se ranger sur la plage et y former bientôt un vaste front de bandière. Ce fut le seul ennemi témoin de notre débarquement. L’invasion de la Crimée s’était accomplie sans coup férir. Le prince Mentchikof ne montra nulle émotion en apprenant cette nouvelle. Depuis longtemps, il s’y attendait. Il avait pressenti et annoncé que les alliés trouveraient toute autre opération impraticable, qu’ils n’iraient point en Bessarabie, qu’ils n’iraient pas davantage à Kaffa, et que ce serait entre Eupatoria et Sébastopol que la première action s’engagerait. Si jamais les lettres que le prince écrivit à cette époque sont destinées à voir le jour, on sera surpris qu’un langage aussi ferme et aussi sensé n’ait pas produit à Saint-Pétersbourg plus d’impression.

Le premier soin de nos troupes, dès qu’elles eurent formé les faisceaux, fut de creuser des puits dans le sable. On n’y recueillit qu’une eau saumâtre. Les soldats s’en contentèrent ; les chevaux se montrèrent d’abord plus difficiles. Les préparatifs du départ se traînèrent pendant trois jours. L’armée leva enfin le camp, et la flotte la suivit en côtoyant de près le rivage. Dans l’après-midi, on fit halte sur les bords de la Bulganak. Jusque-là, on n’avait point aperçu de troupes russes ; mais on vit alors apparaître dans la plaine de longues files d’escadrons dont les casques brillans reluisaient au soleil. Cette cavalerie s’approcha de nos lignes. Quelques canons furent mis en batterie pour la recevoir. Les escadrons russes se replièrent ; ils avaient reconnu nos forces. De part et d’autre, on se préparait pour le lendemain à la bataille.

Le prince Mentchikof n’avait pas voulu nous attendre dans Sébastopol. Il avait la prétention de nous en barrer la route. Son armée s’était grossie de quelques régimens envoyés en toute hâte à son aide ; il y avait joint les troupes de marine qui formaient la garnison des vaisseaux, et avait occupé les hauteurs au pied desquelles se déroule le cours sinueux de l’Alma. Malgré les renforts qu’elle avait reçues, l’armée russe restait encore inférieure en nombre aux armées alliées ; mais le prince avait une confiance absolue dans la forte position qu’il avait choisie. Il appartenait aux alliés de prendre l’offensive. Ils devaient attaquer à sept heures du matin : ce ne fut qu’à midi et demi que nos premiers soldats commencèrent à gravir la falaise. Ils avaient traversé à gué la rivière et montaient lentement, les uns suivant à la file un sentier, les autres répandus à droite et à gauche, se faisant un chemin des aspérités de la roche. Au sommet de la falaise s’étend un vaste plateau à peine accidenté par quelques mouvemens de terrain. Une lueur étrange a brillé tout à coup au-dessus de cette plaine déserte. C’est la pointe des baïonnettes qui scintille. Nos soldats ignorent le danger qui les menace. L’ennemi est sur leurs têtes sans qu’ils puissent soupçonner sa présence. La ligne d’acier peu à peu grandit et devient plus distincte.

À bord de nos bâtimens, une incroyable angoisse a serré tous les cœurs. Plus de doute ! ce sont des bataillons en marche. Voilà les casquettes blanches de l’armée du Caucase. L’ennemi s’est enfin montré à découvert ; il se penche sur l’escarpement. Nos tirailleurs se rejettent en arrière. — C’est une déroute ! — s’écrie-t-on de toutes parts. — Non, ce n’est pas une déroute : c’est le commencement de la victoire. Nos vieux soldats d’Afrique sont faits à ces surprises. Chacun d’eux, en reculant, a choisi son poste. Le moindre rocher les abrite, le plus léger pli de terrain leur sert à s’embusquer ; ils répondent sans s’émouvoir au tir plongeant des Russes. Un chasseur à pied sort d’une anfractuosité à mi-côte, il épaule son fusil, penche sa tête sur la crosse, et vise longtemps avant de faire feu. Quelle précaire existence tient-il ainsi suspendue au bout de sa carabine ? Le coup part, un cheval noir galope sans cavalier à travers la plaine. — Cette fois ce sont les longues capotes grises privées de leur chef qui reculent ; nos soldats s’élancent, la crête du plateau est en leur pouvoir.

Les alluvions de l’Alma ont jeté à l’embouchure du fleuve comme un pont étroit entre les deux rives. Des soldats passent l’un après l’autre sur cette barre ; leur défilé menace de se prolonger jusqu’à la nuit. Au loin, dans l’intérieur, un village est en flammes. Les cosaques, qui viennent d’y mettre le feu, s’enfuient de toute la vitesse de leurs chevaux. Derrière eux, l’incendie dévore les meules de blé. Partout le pétillement de la fusillade est marqué par de minces colonnes de fumée. La bataille se dessine, elle tend à tourner les Russes par leur gauche ; mais où sont donc les Anglais ? Il est trois heures de l’après-midi, et les Anglais ne paraissent pas encore. Les voici, les voici enfin ! Leurs bataillons, alignés comme à la parade, marchent sur une batterie qui fait de larges trouées dans leurs rangs. Au centre ondoie et brille un vaste drapeau de soie. La batterie charge et tire ; les Anglais ne cessent pas d’avancer. Tout à coup les avant-trains des canons russes s’approchent ; la batterie, rapidement attelée, remonte au galop la colline. Hurrah pour nos alliés ! Quel obstacle imprévu les arrête ? D’où vient que ces masses victorieuses, près de franchir le retranchement évacué, tourbillonnent ? Les habits rouges sont chargés à la baïonnette. Pas un coup de feu ; c’est une lutte acharnée, une lutte corps à corps qui s’engage. Les Anglais dispersés se répandent dans la plaine. Les réserves par bonheur sont à portée. Formés en seconde ligne, les highlanders et les guards ouvrent leurs rangs pour laisser passer les fuyards. À leur tour, ils s’avancent ; c’est un nouveau mur qui marche. Tout l’effort de l’ennemi vient se briser contre ce front intrépide. La victoire cependant hésite encore ; nos soldats la décident. Maîtres du plateau, ils descendent en foule dans la vallée. Ce mouvement est pour les Russes le signal de la retraite. La bataille s’éloigne, et nous voyons s’éteindre les dernières lueurs du canon.

Tel a été pour la flotte le spectacle de cette grande journée. Les Anglais, qui seuls avaient de la cavalerie, devaient tourner la droite des Russes et les rejeter vers la mer, où nos bâtimens se tenaient prêts à les accabler. Divers incidens conduisirent à un résultat inverse. Ce furent les Anglais qui abordèrent les Russes de front, et nous qui, tournant le flanc gauche de l’ennemi, le rejetâmes sur la route de Symphéropol. La stratégie est un grand art ; mais les plans dressés sous la tente se modifient singulièrement sur le terrain. Les vaincus ne furent pas poursuivis. Leurs pertes avaient été considérables ; les nôtres n’avaient pas laissé d’être sensibles. Cependant la 4e division tout entière, une brigade de la première et le contingent turc étaient intacts. Ces troupes avaient pris peu de part au combat. On les eût probablement lancées sur l’ennemi, si la nuit n’était survenue. Il fallut tout un jour pour reformer les bataillons décimés, pour enterrer les morts, pour transporter les blessés sur les navires qui devaient les déposer à Constantinople. On dit que les blessés d’une armée victorieuse guérissent vite ; quand on a vu l’air radieux des blessés de l’Alma, on le croit sans peine. La flamme du patriotisme illuminait jusqu’aux traits des mourans. J’ai assisté au lendemain d’autres victoires, je n’ai jamais retrouvé un pareil enthousiasme. L’Alma, c’était notre première revanche depuis Waterloo : le cœur de la France en fut soulagé.

La route de Sébastopol était ouverte. Les flottes continuèrent d’escorter l’armée, et jetèrent l’ancre devant l’embouchure de la Katcha. Un aviso alla reconnaître l’entrée du port. Il revint annoncer que les Russes avaient coulé dans la passe cinq vaisseaux de ligne et deux frégates. Cette opération avait eu lieu avec une telle précipitation, qu’on n’avait pris le temps de retirer des vaisseaux coulés ni les canons, ni les munitions, ni les vivres. La plupart des bouches à feu qui armaient les forts du nord avaient également été jetées à la mer. Le prince Mentchikof campait avec les débris de ses troupes dans la plaine de Balaklava, et les Russes semblaient vouloir se borner à défendre la rive méridionale du port, sur laquelle s’élèvent les établissemens de la marine. L’autre rive est protégée par la citadelle de Sievernaïa. Cette citadelle est un ouvrage bastionné capable de recevoir 10,000 hommes ; mais la fortification n’avait pas été entretenue, et l’escarpe tombait en ruine. Le prince croyait que les alliés emporteraient cet ouvrage avec l’élan qui venait de déconcerter son plan de défense à l’Alma. Quant à l’action des flottes, il en exagérait aussi la portée. De toutes les places du monde, Sébastopol était peut-être celle qui possédait les moyens les plus formidables pour repousser une attaque maritime. L’armement des ports et de la rade comprenait 439 canons. J’ai entendu un illustre maréchal faire à ce propos une remarque bien juste : si l’on osait tout ce qu’on croit l’ennemi capable de tenter, si l’on mettait dans ses propres projets la moitié seulement de la témérité qu’on prête à ses adversaires, l’histoire ne serait remplie que de traits d’audace ; mais les fortifications prennent une tout autre face, suivant qu’on les considère du dedans ou du dehors. Pour se permettre de brusquer les choses, il eût fallu être dans le secret des découragemens du prince Mentchikof.

Dans les armées alliées, on avait toujours pensé qu’un siège régulier était inévitable. On était parti de Varna avec le dessein bien arrêté d’ouvrir la tranchée devant la citadelle. Près de mettre ce plan à exécution, nous nous aperçûmes que les pièces de gros calibre qui garnissaient les ouvrages avancés envoyaient leurs boulets au-delà des bords de la Belbek ; on ne pouvait songer à établir ses magasins sous le canon de l’ennemi. Il fallait donc mettre la rivière entre le camp et les travaux d’approche. Cette disposition offrait de graves inconvéniens. Ne valait-il pas mieux transporter soudainement l’attaque sur la rive où l’on n’était pas attendu ? Grosse question à résoudre, et qu’il fallait résoudre dans un moment où le commandement allait changer de mains.

Le maréchal de Saint-Arnaud ne vivait plus depuis deux mois que par l’effort d’une volonté énergique. Des crises terribles avaient plus d’une fois répandu l’alarme dans le camp. Même après le départ de Varna, il était douteux que le maréchal pût toucher la terre de Crimée. La victoire sembla l’avoir affranchi de la nécessité de vivre. Pareil au prophète, il laissa retomber ses bras dès que l’ennemi fut en fuite, et cessa une lutte que d’atroces souffrances avaient mise au-dessus des forces humaines. Le vainqueur de l’Alma léguait à son successeur une tâche difficile. Le triomphe dont il emportait l’honneur dans sa tombe n’avait rien conclu. Il restait avant de se rembarquer à prendre Sébastopol, et Sébastopol, ayant eu le loisir de compter ses ennemis, ne désespérait plus de les repousser.


III.

Le général Canrobert avait remplacé le maréchal de Saint-Arnaud. L’esprit de décision qui nous avait si hardiment lancés dans cette campagne ne cessa pas d’inspirer les résolutions du commandement. L’armée reçut de la flotte quatre jours de vivres et prit, à travers les montagnes, le chemin de la presqu’île Chersonèse. À cette nouvelle, le prince Mentchikof quitta brusquement la plaine de Balaklava pour se porter sur Symphéropol et Batchi-Seraï. Il restait ainsi en communication avec les provinces de l’empire. S’il ne pouvait sauver Sébastopol, il sauverait au moins la Crimée. Il y eut un moment de surprise dans la flotte quand on n’aperçut plus les tentes de notre armée, et une cruelle période d’angoisse lorsqu’il fallut passer quatre longs jours sans nouvelles. Les premiers éclaireurs parurent enfin dans la plaine de Balaklava. Les alliés descendaient des hauteurs de Mackensie ; les Russes remontaient vers Symphéropol. Les deux armées avaient échangé leurs positions. C’était la nôtre qui occupait la presqu’île Chersonèse ; c’étaient les troupes du prince Mentchikof qui allaient camper sur les bords de la Belbek. Ce croisement s’était fait sans combat. Il n’y avait eu qu’une rencontre fortuite dans les bois entre les deux arrière-gardes. Si l’on se reporte aux délibérations qui avaient précédé le départ de l’expédition, on sera étonné de voir avec quelle facilité les objections les plus fondées en apparence s’étaient évanouies devant des nécessités impérieuses. Après avoir déclaré qu’on ne pouvait marcher, dépourvu qu’on était de tout moyen de transport, on avait pris terre à plusieurs jours de marche de Sébastopol ; avant d’avoir trouvé à vivre sur le pays, on s’était séparé de la flotte ; sans certitude d’y rencontrer de l’eau, on venait de se jeter dans la presqu’île où l’on n’avait point osé débarquer. La campagne de Crimée pourrait s’appeler la campagne des résolutions imprévues ; mais tout réussit à ceux que le ciel seconde.

Par suite du changement de front qu’avaient opéré les alliés, les Anglais auraient dû cette fois s’appuyer à la mer, laissant nos troupes continuer à former l’aile droite. Un autre arrangement prévalut. L’amiral Lyons, avec un détachement de la flotte anglaise, avait occupé le port de Balaklava, sur le revers méridional de la presqu’île, nous laissant la baie de Kamiesh pour y établir nos magasins. Cette combinaison entraînait la formation de la ligne en ordre renversé. Les troupes dont Kamiesh était la base d’opérations n’auraient pu conserver la droite sans que leurs communications se croisassent avec celles de l’armée qui devait tirer ses approvisionnemens de Balaklava. Les Anglais croyaient avoir fait dans cette anse étroite et profonde, dont le premier aspect rappelle un peu celui de Mahon, une acquisition merveilleuse. Ils s’y étaient installés avec une sorte d’avidité jalouse, comme s’ils avaient craint qu’on leur disputât leur conquête. La fortune se donna encore en cette occurrence le malin plaisir de déjouer les calculs de la prudence humaine. Le port de Balaklava fut bientôt encombré par les bâtimens qui s’y accumulèrent. Les vivres et les munitions qu’on débarquait sans cesse restèrent abandonnés sur les quais sans pouvoir gravir les rampes abruptes par lesquelles il eût fallu les amener au camp. Le mouillage extérieur, battu par les vents du sud, mit en constant péril les navires forcés de s’y arrêter. Balaklava trompa de tout point les espérances qu’on en avait conçues. Dans Kamiesh au contraire, nous parvînmes à loger une flotte et jusqu’à sept vaisseaux de ligne. Les vents de nord-ouest entraient bien dans la baie, comme on s’y était attendu, mais ils souillaient rarement et soulevaient peu de mer. Une pente très douce reliait le fond du port au sommet du plateau. On n’eut point de peine à en faire une route carrossable. Enfin, dernier et précieux avantage, malgré la violence des tempêtes qui mirent à si forte épreuve la solidité de nos chaînes, les vaisseaux mouillés devant Kamiesh ne furent jamais sérieusement en danger. Ce mouillage qu’on redoutait, parce qu’il y fallait jeter l’ancre par des fonds de 40 brasses, se trouva être en somme le meilleur mouillage de la côte.

Pendant que le prince Mentchikof se préoccupait avant tout de ne pas laisser cerner son armée, qui se chargeait donc de nous arrêter devant Sébastopol ? C’étaient 15,000 marins qui dans Sébastopol défendaient leurs propres foyers. La flotte russe de la Mer-Noire, constituée jadis par la main vigoureuse de l’amiral Lazaref, n’était pas seulement une flotte comme celle de la Baltique. C’était aussi une colonie maritime, transportée à l’extrémité de l’empire pour tenir Constantinople en échec. Les peuples dont la situation est assise, qui n’ont plus de but national à poursuivre, se feront difficilement une idée de l’enthousiasme religieux et patriotique qui animait ce camp de croisés. Chaque fois que l’ordre arrivait de Saint-Pétersbourg de disposer la flotte pour un prochain départ, les équipages croyaient le moment venu d’aller célébrer la messe dans Sainte-Sophie. De semblables aspirations simplifient beaucoup la tâche du chef, mais ici les chefs étaient aussi enthousiastes que les matelots. L’officier qui avait succédé à l’amiral Lazaref était le vice-amiral Nakimof, soldat presque sexagénaire. Les doges de Venise contractaient autrefois de solennelles fiançailles avec l’Adriatique. Nakimof avait marqué dans Sébastopol la place de sa sépulture. Il n’admettait pas qu’il pût survivre à la ville sainte qu’il avait la mission de défendre.

À côté du commandant de la flotte, il faut citer l’aide-de-camp général de l’empereur, le vice-amiral Kornilof, dont le pavillon flottait à bord de la frégate à vapeur le Wladimir. Chef d’état-major maritime du prince qui, en sa qualité de gouverneur-général de la Crimée, commandait en chef les forces de terre et de mer, Kornilof représentait dans la flotte de la Mer-Noire l’esprit de la jeune marine. Il était ambitieux et avait sujet de l’être, car à l’âge de quarante-cinq ans il était arrivé à ce grade élevé auquel un mérité reconnu de tous lui donnait des droits incontestables. Les décisions de quelque importance étaient en général inspirées par lui. Homme de métier, Nakimof fuyait les responsabilités politiques. Quand on connut à Sébastopol la bataille de l’Alma, l’émotion fut extrême au camp des marins. Quelques capitaines voulaient sortir du port et aller se jeter tête baissée au milieu de la flotte alliée. Kornilof soutint qu’il fallait exécuter à la lettre les ordres de l’empereur, détruire au besoin les vaisseaux et donner aux équipages la garde des remparts. Le prince Mentchikof approuva l’avis de son chef d’état-major.

Je me suis promis de n’entrer dans aucune controverse ; je ne puis cependant passer sous silence une opinion généralement répandue. On a dit que, si les alliés avaient essayé de pénétrer dans Sébastopol le jour même où ils débouchèrent sur le plateau de Balaklava, ils n’auraient rencontré que peu de résistance. Les Russes ont les premiers contribué à accréditer ce bruit ; mais peu de résistance suffit pour arrêter quelques bataillons qui viennent, sans réserves, se heurter à des batteries. La vérité est qu’à la guerre on peut quelquefois tout oser, parce que l’ennemi, frappé de terreur, s’empresse de détruire de ses propres mains les obstacles qu’on n’eût pas réussi à franchir. Telles paraissent avoir été les dispositions des Russes. Qui les soupçonnait le 23 septembre ? Qui donna le conseil de tenter sur-le-champ l’assaut ? Qui refusa de souscrire aux lenteurs d’un siège ? Le premier devoir d’un peuple, s’il veut vaincre, est de se montrer juste envers ses généraux. On n’infuse pas autrement l’esprit de discipline dans la troupe. L’assaut immédiat eût donné beaucoup au hasard, le siège au contraire ne compromettait rien ; la place, suivant les règles, devait tomber, disait-on, à la quarantième garde. Ce fut, — je crois ce fait bien acquis à l’histoire, — avec l’assentiment tacite de toute l’armée et de toute la flotte que l’on assit le camp devant Sébastopol, que l’on s’occupa de mettre à terre le parc de siège et que bientôt après on ouvrit la tranchée, — cette tranchée destinée à avoir un jour quarante kilomètres de développement et à être armée de huit cents bouches à feu.

On n’a pas creusé beaucoup de tranchées en face de pièces de 68 portant à plus de cinq kilomètres ; on n’a pas souvent fait le siège d’un arsenal pouvant mettre ses immenses ressources à la disposition de quinze mille canonniers. Le prince Mentchikof était rentré dans Sébastopol, et nous n’étions plus les seuls à remuer de la terre. Travaux d’assiégés ! disait-on ; mais ces travaux grandissaient à vue d’œil. La place se couvrait d’une enceinte dont aucune de nos batteries ne ricochait les faces. Les marins qui n’avaient, comme moi, étudié l’art des sièges que dans les livres commençaient à ne plus comprendre ce qui se passait sous leurs yeux. « Ce sera, leur répondait-on, un immense duel d’artillerie. » Pour ce duel, il fallait au moins l’égalité des armes. Le parc de siège que nous avions apporté de Varna ne pouvait tenir tête aux pièces de gros calibre que nous opposaient les Russes. L’armée dut demander des canons plus puissans à la flotte. Le 3 octobre, l’escadre française débarqua 19 pièces et 1,100 hommes. Au bout d’un an, des appels successifs avaient porté ce contingent à 128 bouches à feu et à 2,434 hommes. L’escadre anglaise forma de son côté une brigade navale destinée à servir les premiers canons à boulets ogivaux dont il ait été fait usage. Cette batterie prit le nom des pièces dont on l’avait armée ; ce fut la fameuse batterie de Lancastre. Comme des cavaliers qui ont mis pied à terre, les marins de la flotte assiégée et ceux de la flotte assiégeante se trouvèrent pendant onze mois face à face. L’œil constamment fixé sur la même embrasure, ils étonnèrent les deux armées par la précision de leur tir, non moins que par la constance de leur courage.

Nos travaux avaient été plus d’une fois rasés. On les avait repris avec persévérance. Le moment d’ouvrir le feu approchait. Pendant que le gros des escadres alliées restait mouillé à l’embouchure de la Katcha, l’amiral Bruat, détaché devant Kamiesh, exécutait les reconnaissances qui lui avaient été prescrites, et faisait baliser les approches de la rade. La marine et l’armée espéraient pouvoir foudroyer de concert les défenses de Sébastopol. Le 17 octobre, nous fûmes éveillés par un feu terrible. Les batteries de siège avaient, dès les premiers rayons du jour, dégorgé leurs embrasures. Muettes jusque-là, elles essayaient pour la première fois leur puissance. Les batteries russes ripostaient avec énergie, la terre en tremblait, et l’ébranlement du sol semblait se prolonger jusqu’à bord. Vers dix heures, tout à coup le feu cesse ; nous n’avions rien prévu de semblable. Le canon de l’armée se taisait au moment où celui de la flotte allait parler.

Déjà en effet accourait du mouillage de la Katcha l’escadre de l’amiral Hamelin. Une brume épaisse l’avait jusqu’alors dérobée à nos yeux. Nous nous hâtons. Les vaisseaux à voiles et les frégates à vapeur s’accouplent ; les vaisseaux à hélice appareillent. La corvette le Pluton éclaire la route ; le Charlemagne et le Montebello arrivent les premiers sous le canon des forts. Des boulets ont fait jaillir l’eau près de nous. Une forte secousse ébranle le vaisseau. C’est un obus qui vient de traverser la dunette sous les pieds mêmes de l’amiral. D’autres obus sifflent dans la mâture ou frappent à la flottaison. Des boulets rouges ont mis trois fois le feu à bord. Debout sur les parapets, les canonniers russes rechargent leurs pièces. Nous jetons l’ancre enfin, et nous travaillons à nous embosser. Les escadres alliées se développent lentement sur deux rangs endentés. Quatorze vaisseaux français, dix vaisseaux anglais et deux vaisseaux turcs forment autour des fortifications de Sébastopol un double croissant qui s’étend des batteries de la Quarantaine aux batteries du Télégraphe. On se bat au milieu d’une fumée intense. L’Agamemnon, que monte l’amiral Lyons, a pénétré dans un des replis du récif qui défend, mieux encore que les feux croisés des deux rives, l’entrée de la rade de Sébastopol. Il mouille à 760 mètres du fort Constantin. Le Sans-Pareil et le London ont suivi l’Agamemnon. Cette division se trouve assaillie par des feux plongeans ; elle appelle bientôt de nouveaux vaisseaux à son aide. Le Rodney le premier répond à ce signal ; malheureusement il va donner sur l’extrémité du récif. L’Albion, le Queen, le Bellerophon, se sont approchés à leur tour. Vigoureusement attaqué par les vaisseaux anglais et par quelques-uns des vaisseaux de notre aile gauche, le fort Constantin chancelle sous ses trois étages de batteries. Les hauteurs du Télégraphe n’en font pas moins pleuvoir sur le détachement que commande l’amiral Lyons une grêle de projectiles. La moitié de la flotte anglaise ne peut plus avoir qu’une pensée : sortir du mauvais pas où l’audace de son chef l’a conduite. Des frégates se dévouent et enlèvent le Rodney du banc sur lequel, au début de l’action, ce vaisseau s’est échoué. Aucun trophée ne restera entre les mains de l’ennemi, mais oe n’est pas de ce côté que le feu des Russes sera éteint.

Le Charlemagne, le Montebello, le Friedland, la Ville-de-Paris, le Valmy, le Henri IV, le Napoléon, ont attaqué les forts du sud. Ils sont appuyés par l’Alger, le Jean-Bart, le Marengo, la Ville-de-Marseille, le Suffren, le Bayard, le Jupiter, qui tirent dans les créneaux de la première ligne. Les hauts-fonds dont la ligne d’embossage a dû suivre le contour ont obligé notre escadre à jeter l’ancre à 1,800 mètres environ des batteries de la Quarantaine. Malgré la distance, qui enlève à notre tir une partie de son efficacité, la défense sur la rive méridionale paraît à peu près réduite. Vers quatre heures, le feu reprend avec une vivacité nouvelle ; les bastions mêmes de la place se joignent aux batteries du bord de mer. Les bombes, les obus pleuvent autour de nous. L’ennemi heureusement ne peut apercevoir que la pointe de nos mâts, qui surgissent comme des balises au-dessus d’un océan de fumée ; ses coups portent trop haut. Le nuage protecteur qui nous environne ne lui permet pas de les rectifier ; si ce nuage se dissipait, si les Russes abaissaient de quelques degrés leur tir, notre position deviendrait critique. Les boulets ne cessent de siffler au-dessus de nos têtes, bien peu s’enfoncent dans les flancs de nos navires. Sous le canon des Russes dès midi et demi, embossés vers une heure, nous n’avons pas eu à bord du Montebello trente minutes de combat sérieux.

Les vapeurs opaques étendues autour des deux flottes ont aussi envahi le ciel. Le soleil apparaît à travers ce brouillard comme un globe de sang. Nous le voyons descendre lentement vers l’horizon et annoncer la fin prochaine du jour ; nous n’attendons que ce moment pour nous éloigner. Les vaisseaux anglais, plus maltraités que les nôtres, ont déjà commencé leur mouvement de retraite. L’impunité relative dont nous avons joui et un meilleur succès ne nous abusent pas sur le résultat de nos efforts. Lorsque nous nous serons retirés, l’ennemi n’aura qu’à relever ou à remplacer ses pièces démontées, ses terrassemens seront intacts ; l’enjeu n’est pas égal : nous engageons dans la partie un capital de 50 ou 60 millions, les Russes en seront quittes pour quelques pelletées de terre.

La journée du 17 octobre fut peut-être une faute, mais elle fut, si je puis m’exprimer ainsi, une faute nécessaire. À la guerre, on ne peut s’empêcher d’en commettre beaucoup de ce genre. Il fallait prouver à l’armée que nous ne voulions pas assister en simples spectateurs à ses combats, que nous étions prêts au contraire à courir, pour la seconder, tous les risques, à prendre notre part de tous les sacrifices ; mais notre intervention prématurée eut un inconvénient grave : elle détruisit la puissance morale dont les flottes étaient investies. Si l’on eût attendu, pour les envoyer sous les murs de Sébastopol, que nos batteries de siège eussent pris sur celles de l’ennemi un ascendant marqué, il est probable que la seule approche de tant de vaisseaux eût frappé nos adversaires de terreur. Un bombardement général eût alors singulièrement facilité la tâche des colonnes d’assaut. Après l’attaque infructueuse du 17 octobre, on ne pouvait plus compter sur l’effet d’une démonstration dont le prestige s’en était allé en fumée. Les vaisseaux peuvent traverser les passes les plus formidablement défendues, si on ne les arrête par des obstacles sous-marins ; ils peuvent détruire les murailles de pierre, faire évacuer les batteries gazonnées, lorsque ces ouvrages sont à peu près de niveau avec leurs canons : ils sont impuissans contre des feux qui les dominent. Leur triomphe en tout cas restera stérile tant que des troupes de débarquement ne se tiendront pas prêtes à envahir les batteries réduites au silence. La flotte alliée eût épuisé toutes ses munitions sans faire avancer d’un pas la reddition de Sébastopol. On lui avait demandé une diversion, et la diversion avait été faite ; malheureusement nous étions dans une saison où les beaux jours sont rares, et il fallait un beau jour pour s’embosser devant Sébastopol. On avait donc brusqué l’attaque ; personne n’était prêt, l’effort qui devait tout emporter avait été décousu, successif, au lieu d’être simultané. C’eût été à recommencer, si l’on eût pu recommencer avant que l’armée se fût mise en état de reprendre l’offensive.


IV.

L’armée avait trouvé un adversaire beaucoup mieux préparé qu’elle ne le supposait. Le duel d’artillerie n’avait pas tourné à son avantage, et les parapets qu’elle avait élevés n’avaient pu, avec leur épaisseur strictement réglementaire, arrêter des projectiles inusités jusqu’alors dans à guerre de siège ; des magasins à poudre s’étaient effondrés et avaient fait explosion ; les plates-formes des batteries s’étaient affaissées sous le poids de nos grosses pièces de marine ; enfin le feu des Russes avait dépassé toute attente. Les vaisseaux étaient arrivés fort à propos pour occuper l’ennemi et donner aux nôtres le temps de se remettre d’une si chaude alerte. Sur aucun point cependant, nos canonniers ne manquèrent de fermeté, il fallut leur réitérer plusieurs fois l’ordre de cesser le feu. Les Russes ne se montrèrent pas moins intrépides ; s’ils fléchirent un instant, ce ne fut qu’au bastion central, où les éclats de la maçonnerie rendaient la batterie réellement intenable. L’amiral Kornilof fut tué dans ce bastion en voulant ramener les artilleurs à leurs pièces.

Après le combat du 17 octobre, il se fit comme une pause dans le siège. Chacun réparait en silence les dégâts infligés à ses batteries, et en construisait de nouvelles. Les vaisseaux de l’amiral Hamelin, ceux de l’amiral Dundas et de l’amiral Lyons étaient retournés à la Katcha. Nous avions repris notre poste devant Kamiesh. La situation s’était beaucoup assombrie. Il ne faut pas oublier que la flotte n’avait pu promettre de rester en communication avec l’armée. lorsque viendrait l’hiver. L’expédition n’avait même été résolue que sur la déclaration d’un consul anglais qui avait résidé de longues années à Kertch, et qui s’était fait garant d’un temps maniable sur les côtes de Crimée jusqu’aux derniers jours d’octobre. On était donc très impatient d’en finir ; mais on pouvait à peine prévoir comment on en finirait. Les Russes, pleins d’ardeur, renaissant à l’espoir, appelaient des provinces les plus éloignées leurs réserves. Ils mettaient la bêche aux mains des condamnés, et faisaient sortir de terre une place de premier ordre, armée de canons tels que jamais ville de guerre n’en avait vu montés sur ses remparts. De fréquentes sorties conduites par des officiers intrépides, le plus souvent par des officiers de marine, commençaient à nous faire perdre l’ascendant que nous avait valu la bataille de l’Alma. L’ennemi devenait de jour en jour plus entreprenant.

Le 24 octobre, de nombreux bataillons russes débouchèrent à l’improviste dans la plaine de Balaklava, et enlevèrent deux batteries de position confiées imprudemment à la garde du contingent tunisien. Nous occupions dans la presqu’île Chersonèse des lignes très fortes, mais d’un développement trop grand pour l’effectif des armées alliées. La cavalerie anglaise voulut reprendre les pièces que l’ennemi emmenait ; elle fournit sans succès une charge très vigoureuse, et revint après avoir subi de grandes pertes. Les Russes restèrent maîtres du champ de bataille ; nous les vîmes avec une profonde tristesse relever les blessés tombés entre les deux lignes. Les Anglais, humiliés, montrèrent pour la première fois à cette occasion une certaine aigreur. Quand la fortune hésite, la bonne intelligence devient difficile à maintenir dans les armées combinées. Des coups de vent violens régnaient déjà sur la Mer-Noire, le ciel était triste, le sol boueux, les nuits froides ; tout prenait autour de nous un aspect de mauvais augure.

Le 5 novembre, une brume épaisse était étendue sur Kamiesh. Une vive fusillade se fit entendre à terre. Vers midi, le brouillard se dissipa. Nos soldats se montraient épars dans la plaine ; des bataillons russes restaient massés au pied des remparts. À trois heures, de longues lignes de baïonnettes brillèrent au milieu des taillis qui couvraient alors le plateau d’Inkermann. De petits nuages de fumée s’élevaient de toutes parts, semblables à des bulles de savon, et s’évanouissaient dans l’air en formant des spirales et des couronnes. Nous avions de nouveau sous les yeux, mais cette fois sans nous en douter, le spectacle d’une grande bataille. Le lendemain matin, nous courions dès le point du jour au camp de l’extrême gauche. Des batteries y avaient été attaquées et tournées à la faveur du brouillard. On ne savait rien de précis sur ce qui s’était passé à la droite, la gauche croyait avoir eu à supporter le principal effort. Au quartier-général, nous trouvâmes d’autres impressions. La sortie des Russes contre les ouvrages de gauche n’avait été qu’une diversion ; c’était à quatre lieues de Kamiesh, sur le plateau même d’Inkermann, que s’était jouée la grosse partie : là s’étaient choquées des masses considérables. Pendant une partie de la journée, l’existence des armées alliées y avait été en péril. Les postes avancés des Anglais avaient été surpris avant l’aube. Les Anglais se gardent mal, et mettent je ne sais quel puéril orgueil à ne point se garder. Les boulets russes avaient atteint les soldats dans les tentes, les chevaux au piquet : il avait fallu toute la solidité de nos alliés pour qu’il ne s’ensuivît pas une panique. Sans s’émouvoir, ils avaient pris les armes, mais ils s’étaient trouvés en face de colonnes profondes. Engagées dans un ravin trop étroit, ces colonnes heureusement ne parvenaient pas à se déployer ; elles renouvelaient sans cesse leurs rangs devant un ennemi que la lutte épuisait. Quatre-vingts pièces d’artillerie mises en batterie dès le début du combat soutenaient ces masses d’assaillans. Nos alliés devaient succomber. Accablés sous le nombre, ils ne pouvaient défendre plus longtemps l’accès du plateau. Les Russes, trouvant enfin pour se déployer le champ libre, allaient tout inonder, quand soudain, au milieu du fracas de la mousqueterie, le clairon des zouaves se fit entendre. Ces vaillans soldats arrivaient au pas de course. Avec eux accouraient les tirailleurs algériens, bondissant comme des panthères à travers les taillis, et s’annonçant de loin par leurs cris sauvages. Ces premiers bataillons se jetèrent au milieu de la mêlée sans attendre les troupes qui les suivaient ; ils suffirent pour changer la face des choses. Les Russes avaient espéré nous retenir par une fausse attaque ; si le coup d’œil de nos généraux eût hésité, s’il n’eût clairement et promptement discerné où était le péril véritable, les Anglais étaient perdus, et nous étions probablement perdus avec eux. L’ennemi avait eu sujet de compter sur la victoire, il ne pouvait se résigner à y renoncer. Du fond de la vallée, les régimens russes continuaient de monter à l’assaut. Les pentes du ravin se couvraient de monceaux de cadavres. L’artillerie ennemie se décida la première à plier ; l’infanterie, n’étant plus soutenue, recula d’abord en bon ordre, mais elle ne put conserver longtemps cette fière attitude. Les bataillons russes arrivèrent dans un affreux pèle-mêle sur les bords de la Chernaya ; la retraite était devenue une déroute.

Il y a des victoires qui, semblables à la victoire ailée des statuaires et des poètes, ne laissent point sous leurs pas de carnage. Il en est d’autres où le succès s’achète par de vastes hécatombes ; Inkermann évoquait le fantôme d’Eylau. Nous avions parcouru le champ de bataille de l’Alma : les morts y étaient clair-semés, pas un blessé n’était resté sur le terrain. À Inkermann, vingt-quatre heures après la fin du combat, on n’avait pu dégager encore les mourans des amas de victimes sous lesquels ils râlaient étouffés. Une batterie qui surplombait la plaine avait été un des points les plus vivement disputés ; les vainqueurs la nommèrent « la batterie de l’abattoir. » Les Russes y avaient été tués par milliers ; mais ils n’avaient pas péri sans vengeance. L’armée anglaise surtout avait fait des pertes énormes ; elle sembla comme anéantie par son triomphe. À partir d’Inkermann, presque tout le poids de la lutte retomba sur nous. Blessée dans son orgueil, arrêtée soudain dans son élan, la Russie avait proclamé la guerre sainte. Nous avions vu les nouveaux bataillons russes, introduits à notre insu dans Sébastopol, en sortir bénis par les popes et se ruer, ivres de foi religieuse et d’enthousiasme, sur l’envahisseur ; peu s’en était fallu qu’ils ne nous rejetassent à la mer. Le danger auquel nous venions d’échapper frappa tous les esprits ; chacun comprit instinctivement que le temps des coups de main était passé. Afin de poursuivre avec une sécurité suffisante les opérations du siège, il fallait avant tout s’affermir sur la défensive, grossir son effectif, couvrir le camp par des retranchemens, en un mot se mettre à l’abri de tentatives semblables à celle qu’on venait de repousser. Ce fut la seconde période de la campagne.

Cette période sera l’éternel honneur de la marine française. Il ne s’agissait plus seulement d’entretenir la petite armée que nous avions débarquée en Crimée ; il fallait faire affluer dans cette presqu’île, par un courant continu, les hommes, les chevaux, les munitions, les vivres. En quelques mois, toute notre flotte fut sur pied. Les navires à vapeur nous manquaient encore ; nos vaisseaux à voiles, montés par des équipages qu’on avait réduits de moitié, s’élancèrent vers Kamiesh en accomplissant des tours de force qui ne laissèrent peut-être indifférent que notre pays. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; ils admirèrent cette audace et cette activité. Jamais notre marine ne s’était montrée à eux avec tant d’avantage. Le sentiment du danger public avait doublé nos forces, et notre corps d’officiers, choisi, peu nombreux, rompu au métier par une constante pratique, était peut-être le premier corps d’officiers qui fût alors au monde : à coup sûr, il était le plus exercé. On ne se souvient plus de l’effroi qu’inspirait la Mer-Noire aux anciens navigateurs ; nous l’avons si souvent traversée, dans tous les sens et dans toutes les saisons, que nous avons fait oublier son renom sinistre. Avant l’expédition de Crimée, les compagnies d’assurances la tenaient pour une des mers les plus dangereuses du globe. On n’eût jamais admis que des vaisseaux à voiles la pussent impunément sillonner en hiver ; on se fût surtout refusé à croire que des escadres songeassent à rester mouillées sur les côtes de Crimée au-delà du mois d’octobre. Le salut de l’armée nous en faisait cependant une loi. Si les flottes s’éloignaient, l’hiver aurait bientôt vengé la défaite d’Inkermann. Tel était l’espoir des Russes, habitués à compter sur leur climat.

Chaque expédition maritime a eu sa tempête. L’expédition d’Alger a failli sombrer dans la baie de Sidi-Ferruch ; mais qu’était ce coup de vent d’été auprès de l’ouragan qui se déchaîna sur les flottes alliées le 14 novembre 1854 ? Vers huit heures du matin, le vent s’éleva du sud ; il fraîchit graduellement en tournant à l’ouest. La mer à midi était énorme. Les navires de commerce passaient à la dérive le long du Montebello, qui tenait ferme sur ses ancres. Le rivage se couvrait derrière nous de cadavres et de débris. Au mouillage de la Katcha, les navires de guerre eux-mêmes étaient en péril ; les uns se voyaient contraints de couper leur mâture pour éviter d’aller à la côte, d’autres s’abordaient, plusieurs perdaient leur gouvernail : c’était un pêle-mêle affreux, un enchevêtrement incroyable. À la même heure, le Henri IV, le Pluton et un vaisseau turc étaient jetés sur la plage d’Eupatoria. La tourmente heureusement fut courte, elle passa comme un tourbillon sur la flotte, la laissant en partie désemparée.

Peut-être eût-ce été pour les Russes le moment de faire sortir leurs vaisseaux du port, ils nous eussent trouvés dans une singulière confusion ; mais pour mettre leur flotte dehors il leur eût fallu la réarmer. Rappeler les équipages à bord des bâtimens, c’était anéantir la défense de la place ; Sébastopol n’eût plus eu de remparts le jour où les matelots auraient manqué pour y servir les pièces. L’ennemi resta fidèle au plan qu’il avait adopté. L’attrait d’une tentative hardie et pleine d’éclat pouvait le séduire ; il préféra réparer les brèches que le coup de vent avait faites à son estacade. Quatre vaisseaux et trois frégates furent employés à créer un second barrage intérieur. Le sacrifice de la flotte était depuis longtemps arrêté en principe, on voulait que ce sacrifice sauvât au moins l’arsenal. Il est vrai qu’on allait ainsi simplifier singulièrement le blocus. Nous n’avions plus que six vaisseaux russes à surveiller ; nous prîmes le parti de renvoyer en France tous nos vaisseaux à voiles, et nous ne gardâmes sur la côte de Crimée que des vaisseaux à hélice. L’amiral Hamelin arbora son pavillon sur une frégate à vapeur ; l’amiral Bruat fit entrer le Montebello dans le port de Kamiesh. Quand le Montebello eut suffisamment éprouvé ce mouillage, d’autres vaisseaux vinrent y prendre place à ses côtés. Les Anglais se réfugièrent dans la baie de Kazatch, baie voisine, plus ouverte, mais presque aussi sûre. Deux services distincts occupèrent alors la marine : un détachement d’élite monta la garde devant Sébastopol, le reste des flottes se dévoua sans réserve à la tâche laborieuse d’approvisionner l’armée.


V.

Le vice-amiral Hamelin avait été promu au grade d’amiral, juste récompense d’un grand service rendu avec le plus loyal dévoûment. Il y a double mérite à contribuer si bien au succès d’une opération quand on n’a cessé de la déconseiller et d’en montrer avec insistance les périls. La dignité d’amiral ne se prêtait pas à un rôle secondaire, et le rôle principal devait appartenir désormais à l’armée. Le 24 décembre, l’amiral Hamelin remit le commandement en chef au vice-amiral Bruat, et le lendemain matin il partait pour Constantinople. Le vice-amiral Dundas venait d’être également remplacé par le contre-amiral Lyons. Les gouvernemens déçus dans des espérances trop promptes fondent toujours un certain espoir sur l’emploi d’hommes nouveaux ; mais l’instabilité du commandement est un pauvre remède, bien que ce remède plaise généralement à la foule. La situation dont nous héritions n’était pas de celles dont on sort par un trait de génie ; elle demandait beaucoup de persévérance.

Les tranchées étaient inondées, et la construction des nouvelles batteries avançait lentement. Les travaux de l’ennemi nous commandaient cependant de nous hâter. Les Russes, quand nous ne marchions pas sur eux, marchaient sur nous. Plusieurs de leurs ouvrages prenaient déjà les nôtres en écharpe. Les transfuges nous parlaient, il est vrai, du découragement qui régnait dans la place. À les en croire, la ville ne résisterait pas à un assaut. Les soldats étaient mal nourris, mécontens, harassés de fatigue. Les marins, mieux soignés par leurs officiers, souffraient surtout du feu violent auquel on les tenait constamment exposés. On citait des équipages de 1,000 hommes qui se trouvaient déjà réduits à 250. On ne voit à la guerre que ses propres misères ; combien de fois s’est-on retiré devant un ennemi qui se disposait à céder ! Les déserteurs exagéraient sans doute les facilités que rencontrerait un assaut ; ils ne nous trompaient pas quand ils nous entretenaient de la détresse qui régnait dans Sébastopol. Si une des deux armées devait user l’autre, c’était à coup sûr l’armée qui restait maîtresse absolue de la mer. Les ressources qui affluaient à son camp par ce chemin facile lui donnaient une puissance de résistance et de renouvellement bien supérieure à celle de l’armée ennemie. Nos pertes cependant étaient considérables. Dans le seul mois de novembre, on avait évacué sur les hôpitaux de Varna et de Constantinople 5,000 blessés ou malades ; mais c’était déjà beaucoup de pouvoir les évacuer. Les ambulances russes se remplissaient aussi vite que les nôtres, elles ne se vidaient pas aussi aisément. Souffrir patiemment dans l’espoir que l’ennemi souffrirait davantage, tel était le caractère que tendait à prendre cette lugubre campagne dépourvue de l’émotion des combinaisons stratégiques : lutte toute nouvelle pour des soldats qu’on avait jusqu’alors cités pour leur élan bien plus que pour leur résignation ! L’épreuve était dure, elle fut victorieusement soutenue ; elle le fut d’une façon si complète qu’il fallut bien admettre que, sous l’influence de nos grandes institutions militaires, le tempérament de notre armée s’était en quelque sorte modifié. On ne pouvait se refuser désormais à inscrire à côté de la furie française cette vertu non moins rare, la patience française. C’est de cette époque que date la sympathie qui n’a cessé de nous unir à l’armée. Nous aimâmes le soldat pour les souffrances que nous le voyions si héroïquement endurer ; il nous aima parce que nous compatissions à ses maux.

Chez nos alliés, la fusion morale des deux armes ne s’opéra pas si aisément. Le marin anglais conserve presque involontairement vis-à-vis des soldats de la reine une morgue qui touche de bien près au mépris. Il les assiste, il est vrai, dans leur détresse, mais la fourmi ne viendrait pas autrement au secours de la cigale. Que de fois j’ai entendu reprocher à ces pauvres diables, the most helpless fellows, disait-on, de se laisser mourir de froid et de faim par insouciance ! Ils mouraient en effet par centaines, victimes des privations, victimes d’un climat rigoureux, et les quais de Balaklava étaient encombrés d’objets de campement et de vivres. Ces braves Teutons, brusquement sevrés des douceurs de la caserne, ressemblaient à des enfans qui ne sauraient se passer de leur nourrice. Nos malheurs ont aigri nos jugemens. On a beau jeu aujourd’hui pour célébrer les prétendues vertus des armées étrangères ; mais, j’en atteste les souvenirs de tous les officiers qui ont fait la campagne de Crimée, si l’on pouvait nous tenir ce langage à Varna, qui fût osé vanter d’autres troupes que les nôtres quand nous étions sur les plateaux de la Chersonèse ? Aux yeux de nos alliés, aux yeux de nos ennemis, nous apparûmes alors, suivant une heureuse expression que j’ai retenue, bien moins comme des soldats que comme « les véritables dieux de la guerre. »

Il fallut s’adresser aux Turcs pour faire approvisionner le camp anglais. Le Turc devint la bête de somme de nos alliés. L’Anglais était riche ;. il n’eût pas compris qu’on hésitât à le servir quand il se montrait si bien disposé à payer. Ajoutons que le prix de cette assistance était la seule solde perçue par le contingent ottoman. Le fidèle Osmanli cependant ne murmurait pas. « Le sultan, disait-il, nous paierait, s’il avait de l’argent. » Le soldat turc a de grandes vertus militaires. Le jour où on lui donnerait pour le commander des officiers instruits et sensibles au point d’honneur, il pourrait étonner encore le monde. Ce qui manque à l’armée ottomane, ce ne sont pas les soldats, ce ne sont pas même les généraux ; c’est l’officier subalterne. La classe moyenne est inconnue dans l’organisation militaire de la Turquie, parce qu’elle n’existe pas dans la société turque. Une réforme sociale pourrait seule donner à l’armée du sultan des officiers qui méritassent plus de confiance.

Malgré le vice si grave inhérent à sa constitution, cette armée n’en avait pas moins arrêté les masses russes qui croyaient arriver sans obstacle jusqu’à Constantinople. Elle les avait arrêtées pendant que l’Europe surprise délibérait encore. Sa présence sur les bords du Danube avait suffi pour couvrir la route de la capitale ; on crut pouvoir lui donner une autre destination le jour où les Autrichiens vinrent occuper les principautés. Le gouvernement de la Porte fit alors passer de nouveaux bataillons en Crimée, et ce fut Omer-Pacha, tout resplendissant de l’éclat de sa dernière campagne, qui reçut l’ordre de venir se mettre à leur tête. Les soldats que nous avions emmenés de Varna se trouvèrent ainsi soustraits au rôle humiliant qui leur avait été réservé. Ils suivirent à Eupatoria le seul chef qui paraisse en Turquie s’être préoccupé du bien-être de ses troupes, et qui, grâce à cette sollicitude, les a toujours trouvées fidèles à l’heure du danger.

Les armées alliées avaient cruellement souffert en décembre ; elles n’avaient pu prévoir ce qu’elles souffriraient en janvier. En décembre, il n’était point encore tombé de neige. Le 4 janvier de l’année 1855, la première couche blanche couvrit la terre. Les grandes tentes, les sabots, les peaux de mouton, toutes ces précautions tardives sur lesquelles on comptait pour passer l’hiver, manquaient encore. Le bois de chauffage fit aussi défaut, les ceps de vigne, les taillis de chênes avaient été consumés. On avait fouillé le sol pour en arracher les racines, dépecé les navires que la tempête jetait sur le rivage. On n’avait respecté que les croix plantées sur les tombes. Des détachemens erraient sur la plage, attendant que le flot y apportât quelque débris. On ne pouvait songer à allumer des feux pour se garantir du froid, car on n’en pouvait pas même entretenir pour cuire les alimens. J’ai vu un canot de guerre s’échouer à l’entrée de Kamiesh ; dix minutes après son échouage, il n’en restait plus une planche : une nuée de soldats s’était abattue sur cette épave et l’avait déchirée. Tout ce qui s’en allait du bord à la dérive avait le même sort. Quand on racontait ces larcins au général en chef, non pas certes pour s’en plaindre, mais pour essayer de faire naître un sourire sur des lèvres qui ne souriaient plus depuis longtemps, on n’obtenait que cette réponse, dans laquelle se révélaient toutes les angoisses du commandement : « les pauvres gens ! comme ils doivent souffrir ! » Ceux qui souffraient surtout, c’étaient les soldats qui, de garde dans les tranchées, assaillis chaque nuit par les sorties des Russes, attendaient l’ennemi les pieds dans la boue, et n’osaient pas même quitter sous la tente leurs chaussures endurcies par le froid. Ceux-là tous les matins arrivaient sur des fourgons ou sur des cacolets à Kamiesh ; c’était « le convoi des pieds gelés. » On les expédiait par milliers à Constantinople. La douleur, la crainte, s’ils survivaient, de rester estropiés, leur arrachaient des larmes. Je ne crois pas que jamais spectacle plus lamentable ait été offert à notre compassion. On ne pouvait d’ailleurs écarter cette idée sombre : où s’arrêteraient les ravages du froid ? Ce qui tue un homme peut tuer une armée, quand toute l’armée est soumise aux mêmes intempéries.

Le 8 janvier, il y eut dégel, mais le 13 la neige recommençait à tomber. Le vent l’accumula dans les tranchées. Ce ne fut que le 18 que l’on put reprendre les travaux, car les travaux se poursuivaient sous la pluie, sous la neige, en dépit de la gelée. 207 pièces étaient déjà eu batterie, et l’on creusait la troisième parallèle. 3,500 hommes gardaient les tranchées ; 1,200 se tenaient en réserve. Ce n’était là qu’une portion du siège divisé en deux attaques. Nous nous étions chargés de l’attaque de gauche, l’attaque de droite avait été confiée aux Anglais, et le hasard leur avait donné la clé de la situation. On s’était acharné jusqu’alors à s’approcher du mur crénelé qui reliait, en guise de courtine, deux des bastions primitifs de la place. On avait cru qu’en renversant un pan de cette muraille on pénétrerait sans peine dans Sébastopol ; mais la défense avait, de son côté, mis le temps à profit. En avant du mur crénelé, elle avait jeté ses embuscades ; en arrière, elle avait étagé batteries sur batteries. Ce terrain qu’on s’obstinait à conquérir pouce à pouce, que chaque nuit arrosait d’un sang généreux, ne conduisait plus qu’à une barrière infranchissable. On finit par comprendre que l’issue du siège était ailleurs. Le mamelon que couronnait la tour Malakof attirait depuis quelque temps tous les regards ; maître de ce point dominant, on devait être maître de la ville. Les Anglais n’avaient plus un effectif en rapport avec l’importance de la tâche qu’ils avaient assumée. Ils nous cédèrent cette attaque décisive, et les Russes virent bientôt avec étonnement trois mille travailleurs pousser la tranchée vers l’importante position qui n’avait encore été canonnée que de loin.

Si l’on eût pu sortir de la presqu’île Chersonèse autrement que par la victoire, le moment eût été mal choisi par l’armée française pour accepter ce surcroît de besogne. Le bois avait d’abord manqué ; maintenant c’était le fourrage, les attelages disparaissaient à vue d’œil. La marine heureusement sauva tout. Aucune mission ne lui parut indigne de son dévoûment. On vit, par cet hiver rigoureux, des vaisseaux qui portaient autrefois cent canons, d’autres qui avaient encore en tête de mât un pavillon de contre-amiral, arriver devant Kamiesh chargés de balles de foin. La neige tombait toujours, mais les vaisseaux apportaient le moyen de s’en préserver. Ce n’était plus pour le soldat que les frimas étaient à craindre ; c’était pour le marin, qui partait de tout temps, traversait à toute heure les détroits, se hâtait sans être arrêté par la nuit ni par la tempête. Tous les navires ne sortirent pas intacts de ces épreuves. La frégate la Sémillante disparut dans les bouches de Bonifacio, sans qu’un seul des hommes qui la montaient survécût pour venir raconter ce désastre. La marine avait le juste sentiment de ses responsabilités, la plus grande était de secourir l’armée qui mourait devant Sébastopol.

Vers la fin du mois de février, il y avait environ 85,000 Français en Crimée, 16,000 Anglais et 25,000 Turcs. L’armée russe comptait à peu près 100,000 hommes. Les forces étaient si également balancées que les opérations du siège devaient nécessairement traîner en longueur. Ce n’était plus, à proprement parler, un siège, c’était une succession de combats soutenus la pioche à la main. Deux camps retranchés se trouvaient en présence ; ils poussaient leurs têtes de sape et leurs mines souterraines l’une vers l’autre. Le principal effort des assiégeans s’était transporté de la gauche à la droite ; les assiégés avaient couru en force de ce côté. Pour aller jusqu’à Malakof, il fallait maintenant passer par le Mamelon-Vert. L’ennemi avait fait de cette colline un de ses ouvrages avancés. Il y avait amené du canon, et gênait considérablement nos approches. Nous devions creuser nos parallèles dans un tuf que la bêche réussissait à peine à entamer, et qui ne couronnait nos parapets que de pierres presque aussi dangereuses que les projectiles. Le terrain qui entravait nos travaux rendait bien aussi ceux de l’ennemi plus pénibles ; mais l’ennemi avait de moindres courbes à décrire, puisqu’il se trouvait à l’intérieur du cercle dans lequel nous tendions à l’envelopper. La nature du sol lui offrait d’ailleurs une compensation. Au lieu de talus inclinés qu’auraient pu gravir aisément nos colonnes, chaque ouvrage nous opposait une escarpe naturelle. Les Russes, en approfondissant leurs tranchées, avaient taillé cette escarpe droite et raide dans le roc.

Le mois de mars était venu. Nous pouvions nous considérer comme quittes envers l’hiver ; la situation n’en était pas moins critique. Les Russes étaient parvenus à faire passer l’offensive de leur côté ; ils ne cessaient d’assaillir nos travaux, encore à l’état d’ébauches. Les masses qu’ils employaient dans ces sorties en faisaient de véritables batailles. Le découragement nous gagnait peu à peu. Nos bataillons d’élite, dont on était tenté d’abuser, parce qu’ils réussissaient là où de moins vaillantes troupes auraient échoué, se fondaient avec une rapidité désespérante. Quand on leur montrait ces beaux vaisseaux à l’ancre devant Kamiesh, qui devaient les ramener triomphans dans la patrie, les plus braves soldats haussaient les épaules. « Des vaisseaux ! disaient-ils, allons donc ! des chaloupes suffiront. » Dans la nuit du 23 mars, nos tranchées furent envahies ; celles des Anglais furent un instant abandonnées par leurs défenseurs. Nous nous trouvâmes pris à revers. Le terrain nous resta toutefois ; mais à quel prix ! Près de 800 hommes étaient étendus sur le champ de bataille. On avait lutté corps à corps à coups de baïonnette, à coups de crosse, à coups de pierres, dans l’obscurité profonde, distinguant à peine ses amis de ses ennemis, pendant que le canon russe tirait à l’aveugle et empêchait l’assaillant de reculer. Le lendemain, il fallut un armistice pour enterrer les morts. Cette boucherie marqua heureusement le point culminant de la résistance. À dater de ce moment, les voies de la mer se trouvant aplanies, celles de terre étant dégradées par le dégel, nous prîmes tout à coup sûr l’ennemi une avance considérable. Les renforts nous arrivèrent en foule ; l’armée russe ne se recruta plus avec la même énergie. Les Anglais, le 29 mars, avaient reporté leur effectif à 22,000 hommes ; l’armée française comptait 102,000 rationnaires.

Les soldats, si on laissait aller les choses à leur guise, traiteraient peut-être plus vite que les cabinets. Il y a dans la guerre des phases qui finissent par lasser les plus rudes courages. Lorsqu’on apprit au camp la mort de l’empereur Nicolas, le bruit d’une paix prochaine y trouva facilement créance. Le soldat français est sans fiel ; sa haine, essence légère, s’évapore au premier souffle. Si l’on peut lui adresser un reproche, c’est précisément de faire de la guerre un jeu et de n’y point apporter une passion assez forte. Il sera toujours prêt à se battre pour une question d’amour-propre ; on ne saurait le passionner pour une question d’équilibre. Dites-lui : « Il y va de l’honneur de l’infanterie française ! » il se jette en avant, comme un coursier nerveux, il a senti l’éperon ; mais n’essayez pas de lui faire longtemps comprendre que pour la sécurité de l’Europe Constantinople doit appartenir aux Turcs. Il ne trouvera pas dans cette convenance politique une raison suffisante d’éterniser la lutte.

Bien des causes, il faut le dire, contribuaient en Crimée au marasme général. De nouveaux bataillons y arrivaient sans cesse. Ils apportaient au milieu de troupes découragées le joyeux enthousiasme de l’entrée en campagne ; mais le choléra, presque éteint depuis notre départ de Varna, semblait se réveiller à ce bruit inaccoutumé. Il prélevait sa dîme sur nos renforts. Il y avait comme un acclimatement nécessaire pour tous les corps qui débarquaient à Kamiesh. Lorsqu’on était acclimaté, lorsqu’on avait payé sa dette au fléau et sa part au canon, on se trouvait ramené par une pente insensible au niveau des premiers occupans : on désirait la paix, on la désirait pour jouir des honneurs obtenus et du doux souvenir des dangers bravés ; on la désirait surtout parce qu’on n’entrevoyait pas la fin du siège. Quelques âmes fortement trempées réagissaient seules contre cette tendance. Chez certains officiers, le sentiment religieux avait pris une teinte résignée et mystique ; le découragement ne pouvait les atteindre. D’autres puisaient leur énergie dans une sorte de fermentation guerrière. Militaires par tempérament, ils ne songeaient qu’au bonheur d’avoir échangé pour ces glorieux périls le service monotone des garnisons. Quelques-uns, — je les pourrais citer, — relisaient Plutarque ou Virgile. Ils se sentaient instinctivement sur le terrain où germent les grands hommes, les leçons du collège leur revenaient en mémoire, et leur héroïsme se maintenait presque sans effort dans les régions épiques. Tout ce qu’il peut y avoir de noble dans le cœur humain s’exaltait ainsi en face de la mort toujours présente, et cependant le sentiment général eût pu se traduire par ces mots que je trouve inscrits dans un journal du siège à la date du 5 avril : « bruit de paix ; — attente et maladie partout. »

Des conférences diplomatiques s’étaient ouvertes à Vienne. Pour en hâter le résultat, l’ordre arriva de rouvrir le feu et de presser les opérations avec une nouvelle vigueur. Do’nt dream upon the peace, écrivait-on aux généraux anglais. « Ne songez qu’à prendre Sébastopol, » mandait-on aux nôtres. La Russie n’était pas assez humiliée pour qu’on pût lui demander l’abdication de ses espérances ; notre suprématie militaire n’était pas assez affirmée pour que nous pussions nous montrer concilians. Les puissances occidentales ne voulaient pas que tant de sang eût été versé en pure perte, et qu’un arrangement prématuré laissât en question l’existence de l’empire ottoman. Cette ténacité était sage. Il ne faut pas s’engager légèrement dans une guerre ; mais il ne faut pas non plus, au premier incident, brusquer la paix sans trop regarder aux conditions. Les paix hâtivement conclues ne sont que des trêves pendant lesquelles les intérêts égoïstes se consultent et les alliances les plus nécessaires se dissolvent. Cette question des alliances, la politique française l’a généralement négligée ou tenue pour secondaire ; l’Angleterre n’y a jamais été indifférente. L’activité de sa diplomatie nous a presque autant servis pendant la campagne de Crimée que l’intrépidité de ses troupes. Nous lui avons dû l’isolement de la Russie, bien que cette puissance possédât la sympathie secrète de la Prusse et celle à peine dissimulée des États-Unis ; nous lui avons dû également la fidélité de l’Autriche et le concours inespéré du Piémont.

Nul, à coup sûr, ne s’était attendu à voir le Piémont se mêler de cette querelle. Les Piémontais y intervinrent, il est vrai, à titre d’auxiliaires plutôt que de belligérans, comme auraient pu le faire les bandes suisses au moyen âge. Nous avions pour réparer nos pertes une source intarissable. Les Anglais ne savaient plus comment recruter leur armée. Débarqués 28,000 à Old-Fort, ils avaient reçu depuis le mois d’octobre 10,000 hommes. Sur ces 38,000 soldats, 10,000 avaient disparu. Le gouvernement de la reine aurait volontiers renouvelé contre la Russie la vieille guerre des subsides ; il ne pouvait improviser une armée nationale. Après avoir appelé à eux tous les contingens que l’empire turc avait pu leur fournir, nos alliés pressèrent le gouvernement sarde d’envoyer un corps d’armée en Crimée ; 10,000 hommes, commandés par le général de La Marmora, s’embarquèrent à Gènes pour Constantinople. L’annonce de ce départ nous parvint en même temps que les ordres qui nous prescrivaient un effort énergique.

Quatre cents bouches à feu, approvisionnées à 700 coups par pièce, s’apprêtaient à tonner. C’est un grand jour que celui de l’ouverture du feu. Tout dépend des premiers momens. Celui des deux adversaires qui prend l’avantage le conserve presque infailliblement. Il tient l’ennemi sous son canon, l’empêche de réparer les parapets et les embrasures dégradés, le châtie dès qu’il fait mine de reprendre l’offensive. Le 9 avril, par une matinée pluvieuse, l’armistice tacite qui depuis deux mois laissait nos batteries silencieuses fut soudainement rompu. La ligne qui coupait en travers la presqu’île se couvrit d’un bout à l’autre de fumée. Un feu roulant gronda sur quatre lieues d’étendue. À midi, notre supériorité était établie ; c’était une victoire. Quels en seraient les fruits ? Allait-on cette fois jeter nos colonnes hors de la tranchée et enlever à l’escalade les remparts de Sébastopol ? Il n’y avait que les nouveaux débarqués qui pouvaient nourrir de pareilles illusions. Les ouvriers de la première heure appréciaient mieux la portée du succès obtenu. Les sapeurs, arrêtés dans leurs travaux, pouvaient désormais les poursuivre ; voilà ce que nous avions gagné. À la distance où nous étions encore de la place, toute attaque de vive force était impossible. Il fallait cheminer patiemment, régler notre tir et ménager nos munitions de façon à pouvoir toujours soutenir nos travailleurs. Dans ce combat d’artillerie, il ne s’agissait en définitive que d’une chose, savoir à qui resterait le dernier mot. Il resterait non pas au plus impétueux, non pas au plus vaillant, mais à celui qui approvisionnerait le mieux ses batteries, en réparerait le plus vite les dégâts et maintiendrait son feu le plus longtemps.

Cette solution prosaïque fut un désenchantement amer pour bien des esprits. Un siège cependant a ses lois, ses nécessités, qu’on ne peut impunément méconnaître. Mieux vaut les envisager d’un œil ferme que se lancer à l’aventure dans des combinaisons qui ne font que retarder ou troubler l’opération principale. Ce qui distinguait le siège de Sébastopol de tous les autres, c’est que l’ouverture de la tranchée n’avait pas été précédée d’un investissement. On n’avait pas devant soi une place entourée de toutes parts, dont on pût supputer les ressources, et qu’on fût certain d’avoir par épuisement, si on ne l’enlevait par un coup d’audace. L’idée d’investir Sébastopol commença donc à se faire jour. On ébaucha des plans de campagne qui trouvèrent grande faveur chez le soldat, mais qui, de l’avis des juges les plus compétens, n’avaient aucune chance de réussite. Nos alliés, de leur côté, proposèrent d’affamer la place en coupant par des expéditions maritimes la plupart des avenues qui y conduisaient des vivres. On céda sans conviction à leurs vœux.

Le 3 mai, 12,000 hommes partirent pour Kertch, embarqués sur les deux escadres. Le 6, ils revinrent à Kamiesh ; un contre-ordre les avait arrêtés en route. L’idée de faire campagne, de déboucher par Yalta sur les derrières des Russes, avait pris le dessus. Au lieu de se disséminer, on voulait se concentrer. En réalité, on ne savait plus ce qu’on voulait, car trop de volontés devaient concourir au même but pour qu’il fût possible de les maintenir d’accord. Les expéditions combinées traversent inévitablement ces périodes d’hésitations, jusqu’au jour où quelque esprit absolu vient les faire cesser. Cet esprit absolu se trouva. Il s’enferma dans un projet unique, et aucune objection, aucun murmure, aucun ordre, ne parvinrent à l’en faire sortir. Quand, le 19 mai 1855, le général Canrobert se démit, avec une noblesse bien rare dans l’histoire, de ce commandement en chef qu’il avait glorieusement exercé, le siège de Sébastopol entra dans une phase nouvelle. Nous avons vu, onze ans plus tard, le général Grant, campé devant Richmond, écrire à ses amis qu’il réduirait les armées du sud « en les pulvérisant. » Le général américain n’avait fait que profiter de nos leçons. Il définit alors d’un seul mot le système de guerre qu’avait inauguré le général Pélissier. Ce caractère opiniâtre, en succédant au général Canrobert, compta ses soldats et ses ennemis ; il ne compta plus ses pertes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.