Les Siècles morts/La Malédiction de Paphos

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 163-168).
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Quel nautonier hardi sur la mer écumeuse,
Comme Ulysse autrefois vers l’île de Circé,
Vers la sainte Paphos guidant sa nef pieuse,
A l’heure favorable entre au port délaissé ?

Quel pèlerin suprême à la rive interdite
Aborde et, sans frémir, revient, fidèle encor,
Dévotement suspendre à l’autel d’Aphrodite
Le rameau vert de myrte ou la branche aux fruits d’or ?

Hélas ! le voyageur qu’attend un peuple en fête
N’est point l’éphèbe ému ni l’anxieux amant
Qui saluaient de loin la Déesse et le faîte
Du temple ensoleillé sous le bleu firmament.


Celui qui, descendant de la noire galère,
La crosse épaisse au poing, apôtre et conquérant,
S’avance, ivre d’horreur, de haine et de colère,
Hélas ! s’est arrêté sur le seuil odorant.

Légat de Théodose, évêque de la ville,
Il vient purifier par le fer et le feu
Le diocèse obscène et la province vile
Où dans sa gloire abjecte Érôs est toujours Dieu.

Un cortège fiévreux de moines, d’exorcistes,
Hâves, par la ferveur et le jeûne amaigris,
Hurlant comme des loups sur de récentes pistes,
Suit les pas du vieillard vers les bosquets fleuris,

Vers les bosquets fleuris où, sous les branches souples,
Couronnés de jasmins et de pampres tressés,
Les beaux amants passaient et s’égaraient par couples,
Pâles, les yeux ardents et les bras enlacés.

Et du temple béant franchissant le portique,
L’évêque a vu blanchir sur l’autel radieux,
Dans l’éternel et pur éclat du marbre antique,
L’orgueil inviolé des humains et des Dieux :

L’Aphrodite fatale, éblouissante et nue,
Mère des longs désirs et des forfaits sanglants,
Qui verse au cœur de l’homme une ivresse inconnue
Et recèle la vie et la mort dans ses flancs.


Et voici que, dressé face à face avec elle,
Comme avant un combat s’insultent deux rivaux,
Le Pontife éperdu clame vers l’Immortelle
L’anathème du Christ et des siècles nouveaux :

— Rivage, flots brillants qu’a souillés la naissance
De la Prostituée aux sourires impurs,
Paphos, ô double ville, où la concupiscence
S’attache aux cœurs lépreux comme le lierre aux murs !

O jardins empestés de roses et d’arômes !
Bois qui prêtiez votre ombre aux délires secrets !
Voici que le Seigneur sur la sœur des Sodomes
Comme un archer farouche a fait voler ses traits !

Voici que, messager des vengeances célestes,
Je viens comme un faucheur raser le champ joyeux
Et rallumer le feu pour y brûler les restes
De l’immonde moisson qui mûrit sous les cieux.

Peuple, le temps n’est plus où les lyres profanes
Chantaient les jours heureux, l’amour et la beauté,
Tandis que haletaient les chœurs des courtisanes
Au bruit de l’aigre flûte et du sistre agité.

Paphos ! Paphos ! mépris éternel de la terre,
Tombeau voluptueux de la vertu des forts !
Paphos, qui, désertée, infâme et solitaire,
D’effluves souterrains troubles la paix des morts !


Toi qui n’entendras plus roucouler tes colombes
Ni le vent amoureux bercer tes citronniers,
Où des lits s’élevaient je creuserai des tombes,
Où flottaient des parfums j’ouvrirai des charniers.

Et ceux qui, sans relâche et consumés de fièvres,
A tes philtres aigus, à tes poisons subtils
Tendaient avidement d’insatiables lèvres,
Paphos, chère aux démons, Paphos, où seront-ils ?

Sur l’herbe vénéneuse étalant leurs chairs vertes,
Oubliés sans linceul, ils offriront enfin
Aux seuls baisers des vers leurs bouches découvertes
Et leurs cœurs en lambeaux aux vautours pleins de faim.

Et toi, qui, sur les bords charmés des mers de Grèce
Fantôme oriental par l’écume apporté,
Sur le monde ébloui qui te croyait déesse
Surgissais dans ta honte et dans ta nudité !

Joyeuse des péchés et propice aux débauches,
Aphrodite, aux cheveux souillés, aux larges seins,
Qui fais rougir les fronts immaculés et fauches
Comme des épis mûrs les Héros et les Saints,

Maîtresse de l’orgie et des plaisirs immondes.
Qui, t’embusquant le soir aux douteux carrefours,
Laisses flotter dans l’ombre et vaguer sur les mondes
Le rêve inassouvi des terrestres amours !


A la face du ciel vengé, vieille Aphrodite,
Par la Croix que j’élève aux lieux où tu tombas,
Par le Dieu que j’annonce, à jamais sois maudite !
Roule et sombre à jamais dans les gouffres d’en bas !

Que, lamentable et veuf de ses apothéoses,
Par le feu, par le temps et l’oubli dévoré,
Ton simulacre, épars sur le fumier des roses,
Jonche de ses éclats le rivage abhorré !

Car, par moi, le vieillard qui porte en ses mains rudes
Le remède, Paphos, l’île aux jardins déserts,
Verra s’épanouir la fleur des solitudes
Et la Croix du salut rayonner dans les airs.

Anathème ! Anathème ! Allez ! frappez ! c’est l’heure !
Excitez les brandons, mes fils ! semez le sel !
Que tout brûle, se rompe et s’engloutisse et meure
Aux pieds du Dieu jaloux et du Christ éternel ! —

Comme des chiens hurlants et brisant leurs attaches,
Les moines, à la voix qui les pressait ainsi,
S’élançaient. Au soleil vibrait l’éclair des haches,
La flamme jaillissait du portique obscurci ;

Et quand tout eut croulé, fûts, paroi consumée,
Bronzes et chapiteaux, dans le brasier fatal,
De sanglantes lueurs rose et comme animée,
La Déesse apparut sur son haut piédestal.


Souriante, bravant le désastre et la haine,
Aphrodite planait sur son temple gisant
Et livrait pour mourir sa chair marmoréenne
A l’étreinte du feu subtil et caressant.

Mais soudain le vieillard bondit vers la statue,
Brise les flancs divins que l’homme avait chéris,
Arrache de l’autel la Déesse abattue
Et dans le gouffre ardent jette les noirs débris.

Et, debout, au sommet de la ruine atroce,
Comme un guerrier vainqueur sur un rempart détruit,
Le tragique pasteur plantant sa lourde crosse,
Bénit Paphos conquise et morte dans la nuit.